Penser la guerre. Stratégie et opinions publiques : de la valeur de l’intérêt
Dans l’ouvrage collectif dirigé par Stéphane Taillat, Joseph Henrotin et Olivier Schmitt, Guerre et stratégie, la politologue Ilinca Mathieu présente une synthèse éclairante des conceptions dominantes des spécialistes et praticiens, politiques ou militaires, au sujet des rapports entre action stratégique et opinion publique (1).
Elle dégage deux grandes tendances en désaccord sur la question centrale de savoir si, pour être efficacement menée, une action stratégique doit tenir compte de l’opinion publique, définie comme « représentation sociale construite […] de ce qu’est censé penser l’ensemble de la population » : les
(2) conceptions traditionalistes et les révisionnistes. « Les premières, dont les théoriciens réalistes ont repris les postulats et qui ont longtemps dominé le débat, estiment que l’opinion publique doit être isolée de la conduite de la politique étrangère, high politics par excellence. Ce positionnement normatif est fondé sur des observations empiriques qui
dépeignent l’opinion comme instable et irrationnelle, menaçant de fait une prise de décision éclairée par le politique. Les révisionnistes considèrent au contraire que les citoyens sont capables d’une opinion stable et logique, qui seule peut fonder une action réfléchie et une volonté d’agir durable ».
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L’opinion publique est une contrainte
Que l’on considère l’opinion publique, ou plutôt le plus souvent les opinions publiques (locale dans le cas d’une intervention militaire extérieure, nationale, voire internationale), comme une entrave à la promotion cohérente des intérêts
nationaux ou, à condition de familiariser les citoyens avec les sujets militaires et de politique étrangère et de les tenir régulièrement informés, au moins de ce qui peut être public, comme une stimulation et une aide à la formulation de projets clairs, cohérents, réalistes, au rapport coûts/ bénéfices favorable compte tenu des enjeux pour la collectivité, elle est de toutes les manières une contrainte qui doit être intégrée à l’action stratégique. La tenir complètement à l’écart de la politique étrangère est en pratique impossible dans le contexte démocratique contemporain, et le politique a besoin de son approbation majoritaire ou au moins de son
absence d’hostilité, tandis que le bon moral des armées éventuellement déployées nécessite le sentiment d’être soutenues par la population au nom de laquelle elles se battent. Mais la relation dans l’action entre responsables politiques, militaires et opinions publiques est une variable d’autant plus difficile à contrôler que, sur ces questions comme sur toutes les autres, l’influence parfois délétère d’internet décrite par le sociologue Gérald Bronner dans son livre La démocratie des crédules joue en partie sur les représentations et les croyances des individus (4).
La mort dans la collision de deux hélicoptères le 25 novembre dernier au Mali de treize militaires français participant à l’opération « Barkhane » a suscité un choc favorisant l’émergence ou la réémergence au sein de l’opinion française de questionnements, de doutes ou au contraire de certitudes, au sujet de l’opportunité, de la légitimité et du sens de l’engagement militaire français au Sahel. Sur les réseaux sociaux, des polémiques ont enflé assez rapidement, et si on peut déplorer qu’elles n’aient pas préservé un temps pour le recueillement, il faut reconnaître qu’elles étaient le plus souvent indépendantes de la considération et de la reconnaissance de la très grande majorité de la population à l’égard des soldats décédés. Les difficultés contemporaines n’ont plus grandchose à voir avec les diverses formes d’antimilitarisme doctrinal que nous avons connues par le passé. Cela ne signifie pas pour autant que les croyances fausses concernant les armées et leur emploi ont disparu, loin de là, et Michel Goya rappelait dès le 26 novembre dans un entretien au Figaro, en réponse à la question « Selon vous, l’opération Barkhane doit-elle continuer ? », que « dès que plusieurs soldats français sont tués en même temps, cela fait la une des journaux et devient donc un fait stratégique qui amène à chaque fois à s’interroger sur le bien-fondé de notre action. Nos adversaires ne s’y trompent pas. Ils ont compris depuis longtemps qu’il suffisait de tuer des soldats français, et si possible plusieurs d’un coup, pour faire douter la France. Les soldats français n’ont pas oublié les reculades successives en Afghanistan, dans l’espace et la date de retrait, chaque fois qu’au moins trois d’entre eux étaient tués ».
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Des circonstances telles que la mort de treize hommes, même dans une collision accidentelle, parce que l’événement s’est produit sur un théâtre d’opérations et dans une situation de combat – sans qu’il soit la conséquence directe d’une action ennemie –, sont ainsi particulièrement propices aux mouvements d’opinion et aux inflexions politiques. François Lecointre, le chef d’état-major des armées, ne s’y est pas trompé en réalisant plusieurs entretiens radiophoniques les jours suivants, dont un premier assez long sur France Inter, portant l’intitulé « La tragédie au Mali “ne peut pas remettre en cause notre engagement”, selon le chef d’état-major des armées ». Il s’est
(6) donc agi très vite, par le drame et au-delà de lui, du sort de l’opération « Barkhane ».
Pour l’observateur en temps réel des opinions émises via Internet dès l’annonce officielle de l’accident
du 25 novembre, plusieurs choses étaient susceptibles de retenir l’attention et d’être transformées en objet de réflexion. On en retiendra une en particulier, relative au sens des missions confiées aux armées hors du territoire national à travers l’exemple de « Barkhane », même si toutes les missions ne sont pas de même nature, n’ont pas la même durée, les mêmes objectifs, etc. : la tendance à l’effacement de l’idée d’intérêts propres bien compris à intervenir militairement.
Réactions négatives
Très vite en effet sont apparus sur les réseaux sociaux deux types récurrents de réactions très négatives. Le premier repose sur la croyance dans le caractère essentiellement altruiste de l’engagement français. Dans ce cas, on a tendance à privilégier, au sein de l’ensemble des motivations ayant conduit le pouvoir français à décider en 2013 de l’opération « Serval » au Mali, puis de son extension en 2014 sous le nom d’opération « Barkhane », les éléments relevant de motivations en valeurs. L’aide à un pays ami (François Hollande en 2013 a répondu à la demande d’intervention des autorités maliennes dans le cadre d’une résolution des Nations unies) ; la lutte contre le djihadisme et l’idéologie islamiste, certes jugée légitime, mais ici perçue comme lointaine et sans grand rapport avec la situation de la France (à la différence de la guerre contre l’état islamique en Irak et en Syrie, perçue comme à la fois lointaine et proche) ; la stabilisation et le développement démocratique, économique et social de la région pour eux-mêmes, parce qu’ils constitueraient un bien dans l’absolu pour des populations étrangères.
Or tout semble fonctionner comme si ce type de motivations altruistes, dans le cadre démocratique contemporain du moins, était simultanément un levier de légitimité puissant au moment de rendre publique la décision d’une intervention militaire et un levier se fragilisant rapidement avec le temps et/ou l’élévation des coûts de l’engagement, financiers, politiques, humains. Voire un levier de légitimité devenant contre-productif au-delà d’un certain seuil de coûts. Les opinions européennes ont tendance à être favorables à des opérations militaires dont les motivations leur semblent généreuses, y compris des opérations guerrières, mais à condition que les coûts, en particulier humains, restent très limités. À partir d’une certaine durée d’engagement, d’autant que les résultats, relativement aux objectifs fixés publiquement, ne paraissent guère évidents et que les populations locales semblent de plus en plus hostiles à la présence militaire étrangère, la logique d’un engagement altruiste se heurte à l’accumulation des coûts financiers et politiques et, dans le cas de la mort de soldats, à la question de savoir s’il est légitime de mourir « pour » les intérêts des autres. Et c’est bien ainsi que se matérialisait publiquement ce premier type de réaction dans le contexte de l’annonce de la mort des treize soldats français : « Il n’y a pas de raisons de mourir pour les Maliens »…
Le second type de réactions très négatives prend le contre-pied de la précédente, balaie d’un revers de main
les motivations en valeurs pour se concentrer sur l'idée des intérêts de la France à intervenir militairement au Sahel, mais sur un modèle d'appréhension de la question des intérêts de type conspirationniste. La notion d'intérêt est manipulée sur le mode d'intérêts cachés et inavouables, censés être les réels motifs, évidemment illégitimes, de l'intervention française – protection des seuls intérêts économiques, logique néocoloniale, pillage de richesses, etc. L'idée la plus commune est que la présence française dans la région serait plus liée à la défense des intérêts économiques de l'ancienne puissance coloniale qu'à la lutte contre des groupes djihadistes, en particulier la protection des mines d'uranium d'orano au Niger, que certains situent parfois au Mali. Interrogé avec d'autres spécialistes pour clarifier ce point par Franceinfo, Joseph Henrotin rappelle utilement qu'une « une opération militaire sert plusieurs objectifs, à court, moyen et long termes », que les objectifs d'élimination des groupes djihadistes et de protection des intérêts économiques français dans la région ne s'opposent pas, que le premier est l'objectif central et le second un « effet induit » (7).
De plus, il est assez remarquable que les intérêts présumés cachés, déterminants et illégitimes des interventions militaires soient souvent de nature économique – et régulièrement en rapport avec les questions énergétiques –, comme si les intérêts économiques étaient plus « sales » que d'autres types d'intérêts. On les suppose facilement purement privés, vaguement crapuleux, participant de l'exploitation des populations. Et, même si ces représentations se révèlent fausses – on ne se donne souvent pas la peine de vérifier –, on les considère volontiers a priori comme étrangers, voire contraires, à l'intérêt général, qui seul est susceptible de justifier les pertes en vies humaines.
Au bout du compte, les réactions les plus négatives à l'égard du maintien de l'opération «Barkhane», exprimées rapidement sous une forme réflexe dans le contexte tragique du 25 novembre, naviguent entre conception altruiste de l'action militaire confrontée par l'augmentation brutale des coûts humains aux limites de sa logique, et conception intéressée, mais ne concevant l'intérêt que par le prisme de l'illégitimité. Manque cruellement en contrepoint l'idée d'intérêts légitimes à l'intervention militaire, pour la France, mais aussi l'europe, à court ou plus long terme, sécuritaires, politiques, diplomatiques ou économiques, dont on pourra ensuite débattre publiquement de la valeur respective et décider de manière éclairée s'ils constituent ou non des enjeux suffisants.
Peut-être les discours publics dont la fonction est d'annoncer une intervention militaire à l'extérieur du territoire national ou d'informer de sa poursuite, en argumentant les décisions, devraient-ils moins se focaliser sur les valeurs et chercher un équilibre entre valeurs et explicitation des intérêts propres à intervenir, qui bien sûr ne sont nullement par évidence contraires à ceux des populations locales. Ce serait sans doute un exercice utile pour les décideurs politiques, leur permettant de mieux clarifier leur vision de l'action, et cela éviterait d'alimenter au sein de l'opinion publique l'incompréhension sur le sens des missions et la suspicion à l'égard de leurs motifs.