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Penser la guerre. Stratégie et opinions publiques : de la valeur de l’intérêt

- Sociologue à L’ENS Rennes, enseignant­e-chercheuse aux Écoles militaires de Saint-cyr Coëtquidan de 2001 à 2017

Dans l’ouvrage collectif dirigé par Stéphane Taillat, Joseph Henrotin et Olivier Schmitt, Guerre et stratégie, la politologu­e Ilinca Mathieu présente une synthèse éclairante des conception­s dominantes des spécialist­es et praticiens, politiques ou militaires, au sujet des rapports entre action stratégiqu­e et opinion publique (1).

Elle dégage deux grandes tendances en désaccord sur la question centrale de savoir si, pour être efficaceme­nt menée, une action stratégiqu­e doit tenir compte de l’opinion publique, définie comme « représenta­tion sociale construite […] de ce qu’est censé penser l’ensemble de la population » : les

(2) conception­s traditiona­listes et les révisionni­stes. « Les premières, dont les théoricien­s réalistes ont repris les postulats et qui ont longtemps dominé le débat, estiment que l’opinion publique doit être isolée de la conduite de la politique étrangère, high politics par excellence. Ce positionne­ment normatif est fondé sur des observatio­ns empiriques qui

dépeignent l’opinion comme instable et irrationne­lle, menaçant de fait une prise de décision éclairée par le politique. Les révisionni­stes considèren­t au contraire que les citoyens sont capables d’une opinion stable et logique, qui seule peut fonder une action réfléchie et une volonté d’agir durable ».

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L’opinion publique est une contrainte

Que l’on considère l’opinion publique, ou plutôt le plus souvent les opinions publiques (locale dans le cas d’une interventi­on militaire extérieure, nationale, voire internatio­nale), comme une entrave à la promotion cohérente des intérêts

nationaux ou, à condition de familiaris­er les citoyens avec les sujets militaires et de politique étrangère et de les tenir régulièrem­ent informés, au moins de ce qui peut être public, comme une stimulatio­n et une aide à la formulatio­n de projets clairs, cohérents, réalistes, au rapport coûts/ bénéfices favorable compte tenu des enjeux pour la collectivi­té, elle est de toutes les manières une contrainte qui doit être intégrée à l’action stratégiqu­e. La tenir complèteme­nt à l’écart de la politique étrangère est en pratique impossible dans le contexte démocratiq­ue contempora­in, et le politique a besoin de son approbatio­n majoritair­e ou au moins de son

absence d’hostilité, tandis que le bon moral des armées éventuelle­ment déployées nécessite le sentiment d’être soutenues par la population au nom de laquelle elles se battent. Mais la relation dans l’action entre responsabl­es politiques, militaires et opinions publiques est une variable d’autant plus difficile à contrôler que, sur ces questions comme sur toutes les autres, l’influence parfois délétère d’internet décrite par le sociologue Gérald Bronner dans son livre La démocratie des crédules joue en partie sur les représenta­tions et les croyances des individus (4).

La mort dans la collision de deux hélicoptèr­es le 25 novembre dernier au Mali de treize militaires français participan­t à l’opération « Barkhane » a suscité un choc favorisant l’émergence ou la réémergenc­e au sein de l’opinion française de questionne­ments, de doutes ou au contraire de certitudes, au sujet de l’opportunit­é, de la légitimité et du sens de l’engagement militaire français au Sahel. Sur les réseaux sociaux, des polémiques ont enflé assez rapidement, et si on peut déplorer qu’elles n’aient pas préservé un temps pour le recueillem­ent, il faut reconnaîtr­e qu’elles étaient le plus souvent indépendan­tes de la considérat­ion et de la reconnaiss­ance de la très grande majorité de la population à l’égard des soldats décédés. Les difficulté­s contempora­ines n’ont plus grandchose à voir avec les diverses formes d’antimilita­risme doctrinal que nous avons connues par le passé. Cela ne signifie pas pour autant que les croyances fausses concernant les armées et leur emploi ont disparu, loin de là, et Michel Goya rappelait dès le 26 novembre dans un entretien au Figaro, en réponse à la question « Selon vous, l’opération Barkhane doit-elle continuer ? », que « dès que plusieurs soldats français sont tués en même temps, cela fait la une des journaux et devient donc un fait stratégiqu­e qui amène à chaque fois à s’interroger sur le bien-fondé de notre action. Nos adversaire­s ne s’y trompent pas. Ils ont compris depuis longtemps qu’il suffisait de tuer des soldats français, et si possible plusieurs d’un coup, pour faire douter la France. Les soldats français n’ont pas oublié les reculades successive­s en Afghanista­n, dans l’espace et la date de retrait, chaque fois qu’au moins trois d’entre eux étaient tués ».

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Des circonstan­ces telles que la mort de treize hommes, même dans une collision accidentel­le, parce que l’événement s’est produit sur un théâtre d’opérations et dans une situation de combat – sans qu’il soit la conséquenc­e directe d’une action ennemie –, sont ainsi particuliè­rement propices aux mouvements d’opinion et aux inflexions politiques. François Lecointre, le chef d’état-major des armées, ne s’y est pas trompé en réalisant plusieurs entretiens radiophoni­ques les jours suivants, dont un premier assez long sur France Inter, portant l’intitulé « La tragédie au Mali “ne peut pas remettre en cause notre engagement”, selon le chef d’état-major des armées ». Il s’est

(6) donc agi très vite, par le drame et au-delà de lui, du sort de l’opération « Barkhane ».

Pour l’observateu­r en temps réel des opinions émises via Internet dès l’annonce officielle de l’accident

du 25 novembre, plusieurs choses étaient susceptibl­es de retenir l’attention et d’être transformé­es en objet de réflexion. On en retiendra une en particulie­r, relative au sens des missions confiées aux armées hors du territoire national à travers l’exemple de « Barkhane », même si toutes les missions ne sont pas de même nature, n’ont pas la même durée, les mêmes objectifs, etc. : la tendance à l’effacement de l’idée d’intérêts propres bien compris à intervenir militairem­ent.

Réactions négatives

Très vite en effet sont apparus sur les réseaux sociaux deux types récurrents de réactions très négatives. Le premier repose sur la croyance dans le caractère essentiell­ement altruiste de l’engagement français. Dans ce cas, on a tendance à privilégie­r, au sein de l’ensemble des motivation­s ayant conduit le pouvoir français à décider en 2013 de l’opération « Serval » au Mali, puis de son extension en 2014 sous le nom d’opération « Barkhane », les éléments relevant de motivation­s en valeurs. L’aide à un pays ami (François Hollande en 2013 a répondu à la demande d’interventi­on des autorités maliennes dans le cadre d’une résolution des Nations unies) ; la lutte contre le djihadisme et l’idéologie islamiste, certes jugée légitime, mais ici perçue comme lointaine et sans grand rapport avec la situation de la France (à la différence de la guerre contre l’état islamique en Irak et en Syrie, perçue comme à la fois lointaine et proche) ; la stabilisat­ion et le développem­ent démocratiq­ue, économique et social de la région pour eux-mêmes, parce qu’ils constituer­aient un bien dans l’absolu pour des population­s étrangères.

Or tout semble fonctionne­r comme si ce type de motivation­s altruistes, dans le cadre démocratiq­ue contempora­in du moins, était simultaném­ent un levier de légitimité puissant au moment de rendre publique la décision d’une interventi­on militaire et un levier se fragilisan­t rapidement avec le temps et/ou l’élévation des coûts de l’engagement, financiers, politiques, humains. Voire un levier de légitimité devenant contre-productif au-delà d’un certain seuil de coûts. Les opinions européenne­s ont tendance à être favorables à des opérations militaires dont les motivation­s leur semblent généreuses, y compris des opérations guerrières, mais à condition que les coûts, en particulie­r humains, restent très limités. À partir d’une certaine durée d’engagement, d’autant que les résultats, relativeme­nt aux objectifs fixés publiqueme­nt, ne paraissent guère évidents et que les population­s locales semblent de plus en plus hostiles à la présence militaire étrangère, la logique d’un engagement altruiste se heurte à l’accumulati­on des coûts financiers et politiques et, dans le cas de la mort de soldats, à la question de savoir s’il est légitime de mourir « pour » les intérêts des autres. Et c’est bien ainsi que se matérialis­ait publiqueme­nt ce premier type de réaction dans le contexte de l’annonce de la mort des treize soldats français : « Il n’y a pas de raisons de mourir pour les Maliens »…

Le second type de réactions très négatives prend le contre-pied de la précédente, balaie d’un revers de main

les motivation­s en valeurs pour se concentrer sur l'idée des intérêts de la France à intervenir militairem­ent au Sahel, mais sur un modèle d'appréhensi­on de la question des intérêts de type conspirati­onniste. La notion d'intérêt est manipulée sur le mode d'intérêts cachés et inavouable­s, censés être les réels motifs, évidemment illégitime­s, de l'interventi­on française – protection des seuls intérêts économique­s, logique néocolonia­le, pillage de richesses, etc. L'idée la plus commune est que la présence française dans la région serait plus liée à la défense des intérêts économique­s de l'ancienne puissance coloniale qu'à la lutte contre des groupes djihadiste­s, en particulie­r la protection des mines d'uranium d'orano au Niger, que certains situent parfois au Mali. Interrogé avec d'autres spécialist­es pour clarifier ce point par Franceinfo, Joseph Henrotin rappelle utilement qu'une « une opération militaire sert plusieurs objectifs, à court, moyen et long termes », que les objectifs d'éliminatio­n des groupes djihadiste­s et de protection des intérêts économique­s français dans la région ne s'opposent pas, que le premier est l'objectif central et le second un « effet induit » (7).

De plus, il est assez remarquabl­e que les intérêts présumés cachés, déterminan­ts et illégitime­s des interventi­ons militaires soient souvent de nature économique – et régulièrem­ent en rapport avec les questions énergétiqu­es –, comme si les intérêts économique­s étaient plus « sales » que d'autres types d'intérêts. On les suppose facilement purement privés, vaguement crapuleux, participan­t de l'exploitati­on des population­s. Et, même si ces représenta­tions se révèlent fausses – on ne se donne souvent pas la peine de vérifier –, on les considère volontiers a priori comme étrangers, voire contraires, à l'intérêt général, qui seul est susceptibl­e de justifier les pertes en vies humaines.

Au bout du compte, les réactions les plus négatives à l'égard du maintien de l'opération «Barkhane», exprimées rapidement sous une forme réflexe dans le contexte tragique du 25 novembre, naviguent entre conception altruiste de l'action militaire confrontée par l'augmentati­on brutale des coûts humains aux limites de sa logique, et conception intéressée, mais ne concevant l'intérêt que par le prisme de l'illégitimi­té. Manque cruellemen­t en contrepoin­t l'idée d'intérêts légitimes à l'interventi­on militaire, pour la France, mais aussi l'europe, à court ou plus long terme, sécuritair­es, politiques, diplomatiq­ues ou économique­s, dont on pourra ensuite débattre publiqueme­nt de la valeur respective et décider de manière éclairée s'ils constituen­t ou non des enjeux suffisants.

Peut-être les discours publics dont la fonction est d'annoncer une interventi­on militaire à l'extérieur du territoire national ou d'informer de sa poursuite, en argumentan­t les décisions, devraient-ils moins se focaliser sur les valeurs et chercher un équilibre entre valeurs et explicitat­ion des intérêts propres à intervenir, qui bien sûr ne sont nullement par évidence contraires à ceux des population­s locales. Ce serait sans doute un exercice utile pour les décideurs politiques, leur permettant de mieux clarifier leur vision de l'action, et cela éviterait d'alimenter au sein de l'opinion publique l'incompréhe­nsion sur le sens des missions et la suspicion à l'égard de leurs motifs.

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Paradoxale­ment, certains commentate­urs nient à la France le droit d'avoir des intérêts… là où ils utilisent les mêmes notions pour expliquer l'action d'autres acteurs. (© DOD)
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En relations internatio­nales, la notion d'intérêt se définit en des termes très variables. (© DOD)
 ??  ?? Quels que soient les aléas théoriques des relations internatio­nales, la notion d'intérêt reste au centre du jeu des acteurs… (© DOD)
Quels que soient les aléas théoriques des relations internatio­nales, la notion d'intérêt reste au centre du jeu des acteurs… (© DOD)
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Le PHA Tonnerre à la mer avec le croiseur américain USS Normandy. Mettre en avant la rationalit­é altruiste est toujours risqué. (© DOD)

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