Entretien. Les câbles sous-marins, enjeux stratégiques majeurs
Entretien avec Camille Morel, doctorante en droit et science politique sur les enjeux juridiques et stratégiques des câbles sous-marins, rattachée au Centre Lyonnais d’études de Sécurité et de Défense (CLESID) de l’université Jean-moulin LYON-III
Les câbles sous-marins sont devenus essentiels pour l’infrastructure web mondiale. Le réseau de câbles se renforce par ailleurs constamment avec de nouvelles poses. Mais cela permet-il d’assurer une résilience suffisante ? Quel est leur degré de vulnérabilité aux actions cinétiques ?
La multiplication des lignes sous-marines à travers le globe apparaît comme le meilleur moyen d'accroître la résilience du système dans la mesure où il est aujourd'hui très difficile de cartographier en temps réel les flux de données et d'anticiper, voire de circonscrire, les effets d'une coupure simultanée de plusieurs câbles sous-marins sur l'économie et la société mondiales. L'architecture d'internet est telle qu'il est difficile de prévoir le chemin parcouru par un paquet de données à un instant X, et ainsi le câble sous-marin qu'il va emprunter ou a emprunté pour atteindre sa destination. La meilleure solution pour se prémunir consiste donc à multiplier les voies de transmission disponibles pour pallier l'éventuelle indisponibilité de l'une ou plusieurs d'entre elles, dans un contexte d'accroissement de notre dépendance aux données.
Cette stratégie d'investissement ne suffit néanmoins pas à assurer une résilience totale du système en cas de crise. Internet est en effet fort de sa capacité à s'autoréguler et des accords bilatéraux de reroutage des flux sont généralement prévus par les opérateurs du secteur : il apparaît ainsi absurde de développer des mécanismes extérieurs pour réguler ces aspects de manière globale (lorsqu'une voie est bouchée, les données empruntent automatiquement d'autres voies disponibles, notamment terrestres). Il faut par ailleurs, pour évaluer réellement les capacités de résilience, prendre en compte des variables qualitatives tenant au système de communication sous-marin, telles que les destinations effectivement reliées par les lignes existantes, la capacité
des différents câbles posés, la nature des accords passés entre les opérateurs ainsi que le cadre légal de priorisation des flux à disposition dans chaque État…
Quant aux actions cinétiques, dans une perspective historique les câbles télégraphiques sont devenus rapidement des cibles militaires en temps de conflit. Ils ne l'ont cependant été que de manière assez ponctuelle et circonstanciée, engageant des moyens importants, par exemple lors de la guerre hispanoaméricaine de 1898 ou encore dans les premiers jours de la Première Guerre mondiale. Aujourd'hui, en dehors de la présence supposée de bâtiments à proximité directe des câbles, la prospective n'a que peu de précédents sur lesquels se baser. Deux perspectives peuvent selon moi être imaginées : celle d'une coupure de câble dans le cadre interétatique traditionnel lors d'un conflit ouvert, et celle dans une perspective plus asymétrique, voire hybride, en tout temps. Il convient de noter que l'infrastructure sous-marine est facilement atteignable : un filet de pêche, une ancre de navire ou un grappin suffisent à l'endommager en mer, et peuvent donc aisément être utilisés dans le cadre cinétique. Par ailleurs, les câbles finissent par prendre terre et sont plus vulnérables à leur extrémité, quelle que soit la nature de l'acteur malveillant et sa volonté d'action sur le réseau. Un point néanmoins tend à limiter la probabilité du ciblage de ces câbles dans le cadre d'actions cinétiques : celles de l'interdépendance des États aux données et leur incapacité réelle à limiter les effets d'un arrêt de trafic sur un câble donné à leurs frontières.
On a beaucoup parlé du Yantar, bâtiment « hydrographique » russe dont la fonction première est surtout l’écoute des câbles par drones sousmarins interposés. D’autres États développent-ils des capacités similaires ?
Les récits sur l'espionnage des câbles en mer sont nombreux. Il est cependant difficile de faire la part des choses entre ce qui relève du fantasme et la réalité. Il est certain que des drones sont employés par les armateurs de câbliers pour opérer les câbles lors de la pose et de la réparation : ils pourraient donc être en mesure d'agir sur ces lignes dans d'autres objectifs. Reste à savoir de quelle manière ils sont mis en oeuvre (depuis des bâtiments en surface, de type hydrographique, ou depuis des sous-marins ?) et sur quelles parties des lignes (répéteurs, fibre optique) ils pourraient agir efficacement. Les bâtiments destinés à la recherche en mer ont un avantage : du fait du matériel qu'ils transportent à bord et de leur mission quotidienne, ils rendraient
moins visible toute action opérée sur des câbles dans le cadre de missions « scientifiques » dans les fonds marins. Mais la possibilité que des sous-marins puissent – directement ou par l'intermédiaire de drones – agir sur ces infrastructures a également été évoquée à plusieurs reprises. Néanmoins, comment l'information récoltée par ces drones pourrait-elle ensuite être stockée à bord puis analysée ?
En dehors du cas supposé par des autorités américaines de la Russie avec le Yantar et de certains sousmarins (1), seuls les États-unis, à ma connaissance, disposent de moyens reconnus pour agir sur les câbles, ou en réflexion – si l'on en croit notamment un rapport de la Rand Corporation sur un programme envisagé de drone sousmarin dont une mission était consacrée à ces infrastructures (2), ou encore le projet SCARAB révélé par Linkedin (3) en 2016, qui a laissé sous-entendre qu'un programme de recherche envisageait d'aboutir à de telles écoutes à partir de drones. Auparavant, c'était davantage la question de l'instrumentalisation des câbles au service de la détection de sous-marins qui se posait, comme dans le cadre du projet Sound Surveillance System (SOSUS) – réseaux d'hydrophones installés dans le fond de la mer –, développé par les Américains dans plusieurs océans du globe lors de la guerre froide. La plupart des cas reconnus de renseignement à partir des câbles sous-marins ont néanmoins été réalisés à partir d'équipements installés à terre, là où il serait plus facile et moins coûteux d'agir.
Quel est le statut de ce type d’infrastructure aux yeux du droit international, notamment en termes de souveraineté… alors qu’ils peuvent traverser des zones maritimes hauturières ? Comment établir la preuve d’une écoute d’un point de vue juridique ?
Ces infrastructures maritimes sont encadrées par plusieurs conventions internationales : la Convention pour la protection
des câbles sous-marins de 1884, la convention de Genève de 1958 et la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982. Si la volonté initiale des États au XIXE siècle était de neutraliser totalement ce réseau de communication ( jugé utile à tous), ces différentes conventions ne s'appliquent en réalité que dans la haute mer et dans les espaces sous souveraineté limitée des États côtiers (ZEE, plateau continental). Les câbles sous-marins sont ainsi soumis à un principe de liberté de pose et d'exploitation qui découle directement du principe de liberté des mers (art. 87 de la CNUDM). La souveraineté des États côtiers s'applique quant à elle dans les mers territoriales des États concernés, où l'état peut mettre en place les lois et règlements qu'il juge appropriés pour régir ces lignes. La propriété de ces câbles est cependant majoritairement privée, et l'état ne peut agir que par le biais de la norme pour imposer ses exigences dans ce secteur.
La protection de ces lignes dans la haute mer est quant à elle assurée par l'incrimination des atteintes qui peuvent leur être causées, par l'intermédiaire des articles 2 et 12 de la convention de Paris ainsi que de l'article 113 de la CNUDM. Aucune de ces conventions ne limite cependant l'action des belligérants sur les câbles en temps de guerre, un souhait historiquement défendu par l'empire britannique lors des discussions qui ont conduit à la convention de Paris de 1884 et qui a été préservé par la suite.
Quant aux activités ne portant pas directement atteinte au trafic des données, mais davantage à l'intégrité des informations transportées, il n'y a pas de principe d'interdiction formelle de l'espionnage en haute mer en droit international (4). Ainsi, il n'existe pas de disposition traitant dans l'absolu du renseignement à partir des câbles dans la haute mer, mais il en va en revanche différemment dans les eaux sous souveraineté.
A-t-on déjà une jurisprudence en matière d’atteintes causées à des câbles ?
Des atteintes aux câbles sousmarins ont lieu quotidiennement, sans que nous en entendions parler ni ne nous rendions compte de leurs conséquences sur nos échanges : elles sont en effet généralement gérées de manière fluide par les opérateurs des câbles, qui reroutent rapidement le trafic concerné par un autre biais et envoient un armateur spécialisé réparer la ligne endommagée. Ainsi, à l'image d'autres réseaux « techniques », nous ne prenons généralement conscience de l'existence de ces infrastructures de flux que lorsqu'elles rencontrent un dysfonctionnement important. Cela a notamment été le cas au début de l'année 2019 pour les îles Tonga dans le Pacifique : ces territoires ne disposaient que d'un seul câble les reliant au reste du monde. Celui-ci ayant été endommagé, c'est l'ensemble des services essentiels de l'île qui se sont retrouvés gelés et c'est à ce titre que les médias ont largement relayé l'information Les causes de ces dommages sont généralement naturelles (séismes sous-marins, usure) ou accidentelles (par ancrage ou filets de pêche). En matière d'atteintes volontaires, il est en revanche plus difficile de répondre. Historiquement, plusieurs cas peuvent être énoncés, dont les plus significatifs sont ceux de la guerre hispano-américaine de 1898 (coupure par les Américains des câbles reliant la métropole espagnole à ses colonies : Philippines et Cuba) et celles ayant eu lieu à l'entrée de la Première Guerre mondiale (coupure par les Anglais de plusieurs câbles allemands). Leur point commun est de s'être déroulés
dans le cadre d'un conflit, et donc en toute légitimité au regard du droit international, bien que la question du droit des neutres à disposer d'une capacité de transmission par ces lignes se soit posée très tôt. D'un point de vue plus contemporain, on constate aujourd'hui dans les statistiques données par les acteurs du marché qu'une part non négligeable des dommages causés aux câbles sous-marins sont non identifiés, soit 21 % des dommages en 2009 (6). Cela ne signifie pas pour autant nécessairement que ces atteintes ont été causées de manière volontaire. Les articles de presse relaient quant à eux régulièrement des cas de coupures auxquelles sont associées des actions étatiques en arrière-plan, ou ceux d'individus malveillants, comme en 2013 lors de la coupure du câble Seamewe-4 par des plongeurs au large de l'égypte.
Peut-on s’attendre à une militarisation de la question, par des actions de protection ou d’autres mesures, et plus largement à un durcissement des relations interétatiques autour de la question des câbles ?
L'activité supposée de navires russes aux abords des câbles ces dernières années a fait l'objet de plusieurs déclarations publiques de la part d'autorités militaires américaines et britanniques. De même, la question de la résilience de l'infrastructure sous-marine de communication a été évoquée à plusieurs reprises dans le cadre de L'OTAN (7). Cela prouve que le sujet prend de l'ampleur dans les enceintes de sécurité et de défense, alors même que le problème se posait déjà au milieu du XXE siècle.
Mais au-delà du militaire, ce sont plus généralement les États qui, depuis quelques années, semblent réinvestir cette infrastructure qu'ils avaient quelque peu délaissée, au moins en apparence, depuis la privatisation du secteur des télécommunications et l'arrivée de la fibre optique. Ce tournant correspond peu ou prou à deux grands éléments contextuels : d'une part, l'entrée des géants du Net (Google, Facebook, Microsoft) sur le marché des câbles, une mutation importante pour ce secteur économique, et, de l'autre, les révélations d'edward Snowden sur la captation massive d'informations effectuée par la National Security Agency (NSA) américaine à partir du système de communication sous-marin.
De plus, s'il ne faut pas oublier que la majorité des acteurs des câbles sont privés, certains États comme les États-unis disposent de navires câbliers nationaux et de quelques lignes gouvernementales de communication (GTMO -1 par exemple, câble reliant les Étatsunis à Guantanamo (8)), et que des liens étroits peuvent être établis entre certains opérateurs de télécommunications et leur État de rattachement : certains opérateurs africains encore nationalisés ou, comme cela est parfois supposé, entre le géant des télécommunications Huawei (qui posait des câbles par le biais de sa filiale Huawei Marine, récemment rachetée) et le gouvernement chinois. Émerge ainsi une « géopolitique des câbles sousmarins » réaffirmée, plus visible qu'auparavant, qui laisse en effet présager un durcissement des politiques nationales sur ce sujet.