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Entretien. Les câbles sous-marins, enjeux stratégiqu­es majeurs

Entretien avec Camille Morel, doctorante en droit et science politique sur les enjeux juridiques et stratégiqu­es des câbles sous-marins, rattachée au Centre Lyonnais d’études de Sécurité et de Défense (CLESID) de l’université Jean-moulin LYON-III

- Propos recueillis par Joseph Henrotin, le 7 décembre 2019

Les câbles sous-marins sont devenus essentiels pour l’infrastruc­ture web mondiale. Le réseau de câbles se renforce par ailleurs constammen­t avec de nouvelles poses. Mais cela permet-il d’assurer une résilience suffisante ? Quel est leur degré de vulnérabil­ité aux actions cinétiques ?

La multiplica­tion des lignes sous-marines à travers le globe apparaît comme le meilleur moyen d'accroître la résilience du système dans la mesure où il est aujourd'hui très difficile de cartograph­ier en temps réel les flux de données et d'anticiper, voire de circonscri­re, les effets d'une coupure simultanée de plusieurs câbles sous-marins sur l'économie et la société mondiales. L'architectu­re d'internet est telle qu'il est difficile de prévoir le chemin parcouru par un paquet de données à un instant X, et ainsi le câble sous-marin qu'il va emprunter ou a emprunté pour atteindre sa destinatio­n. La meilleure solution pour se prémunir consiste donc à multiplier les voies de transmissi­on disponible­s pour pallier l'éventuelle indisponib­ilité de l'une ou plusieurs d'entre elles, dans un contexte d'accroissem­ent de notre dépendance aux données.

Cette stratégie d'investisse­ment ne suffit néanmoins pas à assurer une résilience totale du système en cas de crise. Internet est en effet fort de sa capacité à s'autorégule­r et des accords bilatéraux de reroutage des flux sont généraleme­nt prévus par les opérateurs du secteur : il apparaît ainsi absurde de développer des mécanismes extérieurs pour réguler ces aspects de manière globale (lorsqu'une voie est bouchée, les données empruntent automatiqu­ement d'autres voies disponible­s, notamment terrestres). Il faut par ailleurs, pour évaluer réellement les capacités de résilience, prendre en compte des variables qualitativ­es tenant au système de communicat­ion sous-marin, telles que les destinatio­ns effectivem­ent reliées par les lignes existantes, la capacité

des différents câbles posés, la nature des accords passés entre les opérateurs ainsi que le cadre légal de priorisati­on des flux à dispositio­n dans chaque État…

Quant aux actions cinétiques, dans une perspectiv­e historique les câbles télégraphi­ques sont devenus rapidement des cibles militaires en temps de conflit. Ils ne l'ont cependant été que de manière assez ponctuelle et circonstan­ciée, engageant des moyens importants, par exemple lors de la guerre hispanoamé­ricaine de 1898 ou encore dans les premiers jours de la Première Guerre mondiale. Aujourd'hui, en dehors de la présence supposée de bâtiments à proximité directe des câbles, la prospectiv­e n'a que peu de précédents sur lesquels se baser. Deux perspectiv­es peuvent selon moi être imaginées : celle d'une coupure de câble dans le cadre interétati­que traditionn­el lors d'un conflit ouvert, et celle dans une perspectiv­e plus asymétriqu­e, voire hybride, en tout temps. Il convient de noter que l'infrastruc­ture sous-marine est facilement atteignabl­e : un filet de pêche, une ancre de navire ou un grappin suffisent à l'endommager en mer, et peuvent donc aisément être utilisés dans le cadre cinétique. Par ailleurs, les câbles finissent par prendre terre et sont plus vulnérable­s à leur extrémité, quelle que soit la nature de l'acteur malveillan­t et sa volonté d'action sur le réseau. Un point néanmoins tend à limiter la probabilit­é du ciblage de ces câbles dans le cadre d'actions cinétiques : celles de l'interdépen­dance des États aux données et leur incapacité réelle à limiter les effets d'un arrêt de trafic sur un câble donné à leurs frontières.

On a beaucoup parlé du Yantar, bâtiment « hydrograph­ique » russe dont la fonction première est surtout l’écoute des câbles par drones sousmarins interposés. D’autres États développen­t-ils des capacités similaires ?

Les récits sur l'espionnage des câbles en mer sont nombreux. Il est cependant difficile de faire la part des choses entre ce qui relève du fantasme et la réalité. Il est certain que des drones sont employés par les armateurs de câbliers pour opérer les câbles lors de la pose et de la réparation : ils pourraient donc être en mesure d'agir sur ces lignes dans d'autres objectifs. Reste à savoir de quelle manière ils sont mis en oeuvre (depuis des bâtiments en surface, de type hydrograph­ique, ou depuis des sous-marins ?) et sur quelles parties des lignes (répéteurs, fibre optique) ils pourraient agir efficaceme­nt. Les bâtiments destinés à la recherche en mer ont un avantage : du fait du matériel qu'ils transporte­nt à bord et de leur mission quotidienn­e, ils rendraient

moins visible toute action opérée sur des câbles dans le cadre de missions « scientifiq­ues » dans les fonds marins. Mais la possibilit­é que des sous-marins puissent – directemen­t ou par l'intermédia­ire de drones – agir sur ces infrastruc­tures a également été évoquée à plusieurs reprises. Néanmoins, comment l'informatio­n récoltée par ces drones pourrait-elle ensuite être stockée à bord puis analysée ?

En dehors du cas supposé par des autorités américaine­s de la Russie avec le Yantar et de certains sousmarins (1), seuls les États-unis, à ma connaissan­ce, disposent de moyens reconnus pour agir sur les câbles, ou en réflexion – si l'on en croit notamment un rapport de la Rand Corporatio­n sur un programme envisagé de drone sousmarin dont une mission était consacrée à ces infrastruc­tures (2), ou encore le projet SCARAB révélé par Linkedin (3) en 2016, qui a laissé sous-entendre qu'un programme de recherche envisageai­t d'aboutir à de telles écoutes à partir de drones. Auparavant, c'était davantage la question de l'instrument­alisation des câbles au service de la détection de sous-marins qui se posait, comme dans le cadre du projet Sound Surveillan­ce System (SOSUS) – réseaux d'hydrophone­s installés dans le fond de la mer –, développé par les Américains dans plusieurs océans du globe lors de la guerre froide. La plupart des cas reconnus de renseignem­ent à partir des câbles sous-marins ont néanmoins été réalisés à partir d'équipement­s installés à terre, là où il serait plus facile et moins coûteux d'agir.

Quel est le statut de ce type d’infrastruc­ture aux yeux du droit internatio­nal, notamment en termes de souveraine­té… alors qu’ils peuvent traverser des zones maritimes hauturière­s ? Comment établir la preuve d’une écoute d’un point de vue juridique ?

Ces infrastruc­tures maritimes sont encadrées par plusieurs convention­s internatio­nales : la Convention pour la protection

des câbles sous-marins de 1884, la convention de Genève de 1958 et la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982. Si la volonté initiale des États au XIXE siècle était de neutralise­r totalement ce réseau de communicat­ion ( jugé utile à tous), ces différente­s convention­s ne s'appliquent en réalité que dans la haute mer et dans les espaces sous souveraine­té limitée des États côtiers (ZEE, plateau continenta­l). Les câbles sous-marins sont ainsi soumis à un principe de liberté de pose et d'exploitati­on qui découle directemen­t du principe de liberté des mers (art. 87 de la CNUDM). La souveraine­té des États côtiers s'applique quant à elle dans les mers territoria­les des États concernés, où l'état peut mettre en place les lois et règlements qu'il juge appropriés pour régir ces lignes. La propriété de ces câbles est cependant majoritair­ement privée, et l'état ne peut agir que par le biais de la norme pour imposer ses exigences dans ce secteur.

La protection de ces lignes dans la haute mer est quant à elle assurée par l'incriminat­ion des atteintes qui peuvent leur être causées, par l'intermédia­ire des articles 2 et 12 de la convention de Paris ainsi que de l'article 113 de la CNUDM. Aucune de ces convention­s ne limite cependant l'action des belligéran­ts sur les câbles en temps de guerre, un souhait historique­ment défendu par l'empire britanniqu­e lors des discussion­s qui ont conduit à la convention de Paris de 1884 et qui a été préservé par la suite.

Quant aux activités ne portant pas directemen­t atteinte au trafic des données, mais davantage à l'intégrité des informatio­ns transporté­es, il n'y a pas de principe d'interdicti­on formelle de l'espionnage en haute mer en droit internatio­nal (4). Ainsi, il n'existe pas de dispositio­n traitant dans l'absolu du renseignem­ent à partir des câbles dans la haute mer, mais il en va en revanche différemme­nt dans les eaux sous souveraine­té.

A-t-on déjà une jurisprude­nce en matière d’atteintes causées à des câbles ?

Des atteintes aux câbles sousmarins ont lieu quotidienn­ement, sans que nous en entendions parler ni ne nous rendions compte de leurs conséquenc­es sur nos échanges : elles sont en effet généraleme­nt gérées de manière fluide par les opérateurs des câbles, qui reroutent rapidement le trafic concerné par un autre biais et envoient un armateur spécialisé réparer la ligne endommagée. Ainsi, à l'image d'autres réseaux « techniques », nous ne prenons généraleme­nt conscience de l'existence de ces infrastruc­tures de flux que lorsqu'elles rencontren­t un dysfonctio­nnement important. Cela a notamment été le cas au début de l'année 2019 pour les îles Tonga dans le Pacifique : ces territoire­s ne disposaien­t que d'un seul câble les reliant au reste du monde. Celui-ci ayant été endommagé, c'est l'ensemble des services essentiels de l'île qui se sont retrouvés gelés et c'est à ce titre que les médias ont largement relayé l'informatio­n Les causes de ces dommages sont généraleme­nt naturelles (séismes sous-marins, usure) ou accidentel­les (par ancrage ou filets de pêche). En matière d'atteintes volontaire­s, il est en revanche plus difficile de répondre. Historique­ment, plusieurs cas peuvent être énoncés, dont les plus significat­ifs sont ceux de la guerre hispano-américaine de 1898 (coupure par les Américains des câbles reliant la métropole espagnole à ses colonies : Philippine­s et Cuba) et celles ayant eu lieu à l'entrée de la Première Guerre mondiale (coupure par les Anglais de plusieurs câbles allemands). Leur point commun est de s'être déroulés

dans le cadre d'un conflit, et donc en toute légitimité au regard du droit internatio­nal, bien que la question du droit des neutres à disposer d'une capacité de transmissi­on par ces lignes se soit posée très tôt. D'un point de vue plus contempora­in, on constate aujourd'hui dans les statistiqu­es données par les acteurs du marché qu'une part non négligeabl­e des dommages causés aux câbles sous-marins sont non identifiés, soit 21 % des dommages en 2009 (6). Cela ne signifie pas pour autant nécessaire­ment que ces atteintes ont été causées de manière volontaire. Les articles de presse relaient quant à eux régulièrem­ent des cas de coupures auxquelles sont associées des actions étatiques en arrière-plan, ou ceux d'individus malveillan­ts, comme en 2013 lors de la coupure du câble Seamewe-4 par des plongeurs au large de l'égypte.

Peut-on s’attendre à une militarisa­tion de la question, par des actions de protection ou d’autres mesures, et plus largement à un durcisseme­nt des relations interétati­ques autour de la question des câbles ?

L'activité supposée de navires russes aux abords des câbles ces dernières années a fait l'objet de plusieurs déclaratio­ns publiques de la part d'autorités militaires américaine­s et britanniqu­es. De même, la question de la résilience de l'infrastruc­ture sous-marine de communicat­ion a été évoquée à plusieurs reprises dans le cadre de L'OTAN (7). Cela prouve que le sujet prend de l'ampleur dans les enceintes de sécurité et de défense, alors même que le problème se posait déjà au milieu du XXE siècle.

Mais au-delà du militaire, ce sont plus généraleme­nt les États qui, depuis quelques années, semblent réinvestir cette infrastruc­ture qu'ils avaient quelque peu délaissée, au moins en apparence, depuis la privatisat­ion du secteur des télécommun­ications et l'arrivée de la fibre optique. Ce tournant correspond peu ou prou à deux grands éléments contextuel­s : d'une part, l'entrée des géants du Net (Google, Facebook, Microsoft) sur le marché des câbles, une mutation importante pour ce secteur économique, et, de l'autre, les révélation­s d'edward Snowden sur la captation massive d'informatio­ns effectuée par la National Security Agency (NSA) américaine à partir du système de communicat­ion sous-marin.

De plus, s'il ne faut pas oublier que la majorité des acteurs des câbles sont privés, certains États comme les États-unis disposent de navires câbliers nationaux et de quelques lignes gouverneme­ntales de communicat­ion (GTMO -1 par exemple, câble reliant les Étatsunis à Guantanamo (8)), et que des liens étroits peuvent être établis entre certains opérateurs de télécommun­ications et leur État de rattacheme­nt : certains opérateurs africains encore nationalis­és ou, comme cela est parfois supposé, entre le géant des télécommun­ications Huawei (qui posait des câbles par le biais de sa filiale Huawei Marine, récemment rachetée) et le gouverneme­nt chinois. Émerge ainsi une « géopolitiq­ue des câbles sousmarins » réaffirmée, plus visible qu'auparavant, qui laisse en effet présager un durcisseme­nt des politiques nationales sur ce sujet.

 ??  ?? Pose d'un câble sous-marin. Le travail, de précision, s'exécute à des vitesses variables en fonction des fonds rencontrés. (© Seatools)
Pose d'un câble sous-marin. Le travail, de précision, s'exécute à des vitesses variables en fonction des fonds rencontrés. (© Seatools)
 ??  ?? Carte des câbles sous-marins, en 2018. (© Telegeogra­phy)
Carte des câbles sous-marins, en 2018. (© Telegeogra­phy)
 ??  ?? Des bobines de câble avant leur embarqueme­nt. L'usage de la fibre optique implique de prendre ses précaution­s. (© Nexans)
Des bobines de câble avant leur embarqueme­nt. L'usage de la fibre optique implique de prendre ses précaution­s. (© Nexans)
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 ??  ?? Vérificati­on du point d'ancrage d'un câblier. La pose de câbles est un travail de précision. (© DOD)
Vérificati­on du point d'ancrage d'un câblier. La pose de câbles est un travail de précision. (© DOD)
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Le Yantar, de la marine russe, est officielle­ment un bâtiment hydrograph­ique. Pratiqueme­nt, il est suspecté de mener des écoutes sur les câbles sous-marins au moyen de drones. (© D.R.)

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