La modernisation de la flotte de bombardiers stratégiques russes : les Tu-95 et Tu-160
Composante aérienne de la triade nucléaire russe et intégralement constituée d’avions hérités de l’époque soviétique, exploitée par la Force aérospatiale russe (VKS)(1) au sein de sa division des Dal’nyaya Aviatsiya (2) (DA), la flotte de bombardiers stratégiques russes repose sur trois types (3) d’appareils : le TU-160M, le TU-95MS et, dans une moindre mesure, le TU-22M3.
Cette flotte pour le moins équilibrée et complémentaire a connu un baptême du feu récent (cas des TU-95MS et TU-160M) durant le conflit syrien avec l'emploi de ces appareils pour procéder à des tirs de missiles de croisière Kh-101 sur
des cibles ennemies. Bien qu'elle ait connu des moments difficiles (à l'instar des autres branches de l'armée russe) durant la période 1990-2000, la flotte dite stratégique a vu sa disponibilité, son niveau d'entraînement ainsi que sa taille augmenter progressivement dès le retour des budgets militaires à l'aube des années 2000. À la fois outil de dissuasion et outil médiatique, les bombardiers stratégiques russes, qui avaient presque complètement disparu
des cieux occidentaux après la chute de L'URSS, sont à nouveau régulièrement visibles dans les espaces internationaux, où ils servent à la fois de puissant moyen de rappel de la présence russe ainsi que de sa capacité à frapper au besoin à longue distance et d'outil de test des réactions des pays limitrophes à leur présence.
En vue d'améliorer l'efficacité de sa flotte de bombardiers, la Russie a lancé un programme de développement
cohérent basé sur une stratégie multiple avec les éléments suivants :
• modernisation de la flotte de bombardiers actuels ;
•intégrationdenouveauxarmements;
• relance de la production du Tu-160 ;
• développement d'un nouveau bombardier stratégique.
Tous ces éléments nécessitent trois choses : du temps, de l'argent et des compétences. Or la Russie fonctionne avec un budget restreint, manque de compétences à cause des pertes massives de personnel dans l'industrie aéronautique durant les années 1990 et le temps qui s'écoule n'arrange rien aux problèmes d'obsolescence rencontrés par la flotte actuelle. Néanmoins, elle a su gérer (par la force des choses) les contraintes techniques et les articuler par rapport au cadre budgétaire tout en redéveloppant ses capacités de production d'appareils neufs en restaurant des outils industriels qui avaient été abandonnés ou détruits durant les premières années de la Russie. La première étape de ce développement de la flotte stratégique russe qui est en cours concerne les programmes de modernisation des appareils actuels ; ce sont ces programmes que nous allons aborder plus en détail.
Le Tupolev TU-95MS
Avec une flotte constituée d'environ 60 appareils opérationnels dont l'âge moyen est faible (le dernier exemplaire est sorti d'usine en 1993), le Tupolev TU-95MS (code OTAN : Bear) est un bombardier stratégique intercontinental
(4) dessiné par L'OKB Tupolev
(5) et tout droit issu de la guerre froide puisqu'il trouve son origine dans le prototype Tu-95-1 qui effectua son premier vol le 12 novembre 1952. Conçu à l'origine pour assurer le remplacement des Tupolev Tu-4 Bull (6), le Tu-95 est un appareil pour le moins unique dans sa catégorie puisqu'il présente une configuration technique particulière, avec des ailes à flèche très prononcée et une motorisation constituée de quatre turbopropulseurs Kuznetsov NK-12 entraînant chacun deux hélices contrarotatives AV-60 ; signalons d'ailleurs que le Tu-95 est toujours l'appareil à turbopropulseurs le plus rapide du monde (7).
Le TU-95MS (code OTAN Bear H) actuellement en service au sein de la force aérienne russe est un lointain descendant du Tu-95-1, et il reprend la cellule développée pour l'avion de patrouille maritime à long rayon d'action TU-142MK/MZ) adaptée pour l'emport de missiles de croisière. Sa production a débuté en 1981 avant d'être interrompue par décret présidentiel en 1992 après la sortie de 88 unités des chaînes de montage des usines de Kuybishev et de Taganrog; la flotte russe compte encore 60 TU-95MS(M) en service affectés aux bases d'engels, de Dyagilevo et d'ukrainka. Deux variantes du TU-95MS vont être produites : le Bear H6 ainsi que le Bear H16, ces deux appareils se distinguant au niveau des emports. Tous les TU-95MS Bear H disposent d'une soute interne avec un lanceur rotatif offrant une capacité de six missiles de croisière Kh-555 (Tu-95ms6/bear H6), certains ayant également reçu des pylônes sous voilure permettant d'emporter 10 missiles de croisière Kh-555 supplémentaires (Tu-95ms16/bear H16). À noter qu'à la suite des discussions des traités START I, les pylônes sous voilure ont été retirés dès 1994. Comme souvent dans les designs remontant à l'époque
soviétique, l'électronique embarquée et les systèmes de défense sont très loin d'être des parangons de modernité, et la Russie se retrouve donc à la tête d'une flotte de TU-95MS disposant de cellules relativement jeunes (elles ont été peu employées durant la période 19902000), mais avec des équipements embarqués globalement obsolètes ou en passe de l'être. En vue de recapitaliser sa flotte et de la maintenir à niveau jusqu'à l'horizon 2030, plusieurs programmes de modernisation ont été envisagés, exhaustifs ou beaucoup plus modestes et ne prévoyant que le remplacement des composants les plus importants. Finalement, le nouveau standard de modernisation, qui répond au nom de TU-95MSM, porte principalement sur les éléments suivants :
•lemontagedepylônesexternespour missiles Kh-101/-102 et intégration de ceux-ci au sein du système d'armes;
• le montage de nouveaux moteurs NK-12MPM et de nouvelles hélices AV-60T ;
• le remplacement de l'électronique embarquée ;
• un cockpit modernisé utilisant des écrans multifonctions ;
• le remplacement du radar Obzor-ms par le radar NV1.021 développé par Novella (variante du radar embarqué sur l'il-38n) ;
• le remplacement du système d'autodéfense par le Meteor-nm2 ;
•un nouveau système de contrôle de vol KSU-021 et de navigation S021.
On le voit, il ne s'agit pas d'une modernisation réalisée à l'économie : la quasi-intégralité des systèmes embarqués sont remplacés. Les premières études sur ce programme ont été lancées au début de l'année 2010 après la signature entre Tupolev et l'état russe du contrat relatif au développement et à la mise au point de cette modernisation, le 23 décembre 2009. Un premier TU-95MS a été livré à Tupolev pour servir de banc d'essai et, les tests semblant donner satisfaction, c'est en 2014 que le programme a été véritablement lancé. Cependant, vu l'importance des travaux à réaliser sur les appareils et pour conserver une enveloppe budgétaire raisonnable, la modernisation se déroule en plusieurs étapes. C'est à partir d'ici que les choses se complexifient.
En effet, si le montage des pylônes externes pour missiles Kh-101/-102 et leur intégration au sein du système d'armes s'est effectué assez rapidement, cette opération étant couplée avec le remplacement d'une partie de l'électronique embarquée, la suite des phases de modernisation semble plus laborieuse et implique des travaux de plus grande ampleur. Deux points importants – et non des moindres – restent à traiter pour disposer d'un TU-95MSM « complet » : le remplacement des moteurs et des hélices ainsi que celui du reste de l'électronique embarquée (cockpit, système d'armes et suite d'autodéfense). Les appareils sortant actuellement de modernisation et déjà catalogués comme étant des TU-95MSM ne disposent pas encore de l'électronique embarquée rénovée, mais UAC Russia a annoncé le 19 avril 2018 le transfert
(8) à l'armée de l'air russe du premier TU-95MSM disposant des moteurs NK-12MPM et des hélices AV-60T produites par Aerosila.
Le but avec cette propulsion modernisée est de disposer de moteurs plus fiables et ayant une durée de vie plus longue, tout en offrant des performances (charge utile, consommation et endurance) optimisées. En outre, les nouvelles hélices sont réputées créer moins de vibrations, ce qui est une critique récurrente des équipages de TU-95MS. Bien évidemment, les tests étant toujours en cours, il est impossible de communiquer les détails précis des gains estimés par rapport à un TU-95MS disposant de ses moteurs NK-12VM d'origine.
La dernière étape qu'il restera à franchir consistera à remplacer le reste de
l'électronique embarquée et à installer un nouveau cockpit. Une fois cela réalisé, le TU-95MSM « version complète » sera un appareil parfaitement apte à rester en première ligne jusqu'à l'horizon 2030. L'ajout des nouveaux missiles en cours de développement pour la flotte de bombardiers stratégiques est également envisagé, mais n'a pas été officiellement confirmé jusqu'à présent ; cependant, l'intégration d'un nouveau système d'armes sur le TU-95MSM permettra d'accroître sa dotation en missiles, la seule contrainte étant la taille des missiles, qui impliquera un emport soit sous voilure, soit en soute sur le lanceur rotatif.
Le Tupolev TU-160M
Plus que probablement le bombardier stratégique russe le plus emblématique, le Tupolev Tu-160 (code projet Izd.70/code OTAN Blackjack) est surnommé localement « Cygne blanc ». Appareil gracieux offrant
(9) des performances pour le moins époustouflantes, il s'agit d'un bombardier intercontinental lourd, avec une MTOW de 275 t, supersonique,
(10) atteignant Mach 1,85 (11), disposant d'ailes à géométrie variable, propulsé par quatre réacteurs Kuznetsov NK-32 et emportant 12 missiles de croisière KH-55/KH-55SM ou 24 missiles Kh-15, qui effectua son premier vol le 18 décembre 1981. Produit au sein de l'usine KAPO (Kazan) et développé par L'OKB Tupolev, l'appareil est la résultante d'un âpre combat à la fois politique et technique entre les bureaux d'études de Tupolev et de Myasishchev en réponse à des prérequis techniques émis le 28 novembre 1967 par le conseil des ministres de L'URSS pour un nouveau bombardier lourd, intercontinental et rapide. Sans entrer dans les détails, le projet de création du Tu-160 est probablement l'un des plus « beaux » vols (officiel de surcroît !) de design d'un bureau d'études par un autre : en effet, la proposition retenue dans le cadre des prérequis posés par le conseil des ministres était le M-18 de Myasishchev, dont la production fut assurée par Tupolev après que les ingénieurs de Myasishchev eurent remis les plans et avant-projets à ceux de Tupolev. Rendons néanmoins à César ce qui revient à César : les ingénieurs de Tupolev, sous la houlette de Valentin Bliznyuk (12), ont revu en profondeur le travail réalisé par Myasishchev, donnant ainsi naissance au Tupolev Tu-160. Lancée en 1984, la production devait porter sur 100 Tu-160 destinés aux forces stratégiques, les premiers appareils de série étant
(13) livrés dans l'actuelle Ukraine, sur la base de Pryluky. À la chute de L'URSS, l'ukraine disposait de 19 Tu-160 tandis que la Russie n'avait que six appareils sur son sol !
Un bombardier stratégique tel que le Tu-160 n'ayant aucune utilité en Ukraine et les États-unis ne voulant pas voir une nouvelle puissance nucléaire en Europe (le Tu-160 pouvait emporter des missiles à charge nucléaire), un accord fut rapidement trouvé entre Washington et Kiev, visant à détruire une partie des avions restés sur son sol moyennant une contrepartie financière. La Russie négocia âprement afin d'en récupérer quelques-uns. Finalement, ce ne sont pas moins de huit Tu-160 qui ont quitté l'ukraine pour la Russie, en échange de l'allègement d'une partie de la dette gazière ukrainienne vis-à-vis de Moscou. Le reste des appareils (dont certains avaient moins de 100 heures de vol !) fut découpé sur place, à Pryluky. De plus, sur décision présidentielle russe, la production des Tu-160 par KAPO fut arrêtée en 1992, quatre appareils à divers stades d'avancement étant abandonnés au sein de l'usine.
En fin de compte, la force aérienne russe a reçu 18 Tu-160 : six qui avaient été livrés avant la chute de L'URSS, huit autres récupérés en Ukraine ainsi que les quatre stockés inachevés à l'usine KAPO qui ont été progressivement terminés. Un avion sera perdu dans un accident, un autre étant transféré à L'OKB Tupolev pour des tests, ce qui donne un total de 16 Tu-160 à disposition des DA, tous étant basés à Engels
(dans l'oblast de Saratov). Les décideurs militaires se sont alors retrouvés face à un problème à première vue insurmontable : comment assurer la pérennité d'une flotte aussi restreinte dont la production est achevée, dont les fournisseurs de pièces de rechange ont tout simplement disparu et dont le remplacement des équipements embarqués s'avère nécessaire ? Un projet de modernisation fut proposé, répondant au nom de TU-160M. Lancé en 2002, il portait sur le renouvellement des équipements embarqués obsolètes ainsi que sur l'intégration de nouveaux armements.
À l'instar de ce qui s'est fait avec le TU-95MSM, la Russie a mis au point un processus de modernisation échelonné, par étapes, amenant progressivement les appareils au standard souhaité. S'il est évident que cela entraîne des délais plus longs pour obtenir le produit final, c'estégalementunmoyensimpledelimiter l'indisponibilité des appareils sur une mêmepériode–cequiesttrèsimportant pour une flotte aussi restreinte que celle des Tu-160. De plus, le lancement du développement du PAK DA (Izd.80) tenait compte du fait que ce nouvel appareil serait amené à remplacer à terme le Tu-160 : la modernisation de celui-ci au standard TU-160M devait donc être limitée.
Mais l'annonce la plus inattendue remonte au 29 avril 2015 lorsque le ministre de la Défense russe annonça lors d'une visite au sein de l'usine KAPO que le Tu-160 allait revenir en production, sous une forme modernisée, et que la Russie allait en acquérir 50 exemplaires pour rééquiper ses forces aériennes! Inutile de préciser que cette annonce a d'abord laissé perplexe plus d'un observateur, mais il s'est rapidement avéré que la perplexité n'était pas de mise dans le cas d'espèce. Très rapidement, il est apparu que les quatre Tu-160 inachevés allaient servir de base à la relance de cette production. En outre, une partie de l'investissement nécessaire allait également servir à terme pour le PAK DA : les outillages et les ouvriers seraient mutualisés, permettant de restreindre les coûts de développement et production de ce dernier. Ce faisant, la production du PAK DA pouvait être « décalée vers la droite » pendant que le Tu-160 revenait en production.
La production du Tu-160 sous une forme modernisée va donc devenir un programme d'une importance capitale pour l'industrie russe, notamment avec la relance de celle des moteurs NK-32(-02 M2) ainsi que par le réapprentissage
(14) de la production de bombardiers lourds chez KAPO (Kazan) : c'est le moyen le plus rapide et économiquement le plus pertinent pour augmenter la flotte de bombardiers stratégiques tout en se ménageant du temps pour mettre au point l'appareil du futur. La modernisation du Tu-160 peut donc s'appréhender en deux étapes : la première porte les appareils au standard TU-160M1 et concerne principalement le remplacement d'une partie de l'électronique de bord obsolète et des systèmes de navigation de l'appareil ; la suivante, plus poussée, les fera passer au standard TU-160M2. Elle porte sur :
• le remplacement des réacteurs NK-32 par des NK-32-02M ;
• la refonte complète du cockpit avec le passage à un cockpit digital ;
• le remplacement du radar par un Novella NV1.70 dérivé du radar de l'il-38n ;
•un nouveau système de défense Redut-70m ;
• l'enlèvement de la capacité d'emport de bombes et des missiles Kh-15.
Devant initialement être constituée d'appareils neufs, la flotte de TU-160M2 sera donc composée d'appareils neufs auxquels s'ajouteront ceux déjà en dotation au sein de l'armée russe, qui passeront par l'étape « TU-160M1 » avant d'atteindre le standard définitif TU-160M2. Cela permettra de revaloriser à coût réduit la flotte actuelle tout en pouvant continuer à l'employer en première ligne.
Le premier prototype (incomplet) de TU-160M2, qui a effectué son premier vol le 24 janvier 2018, est basé sur une cellule de Tu-160 restée inachevée à la chute de L'URSS. Il ne s'agit donc aucunement d'une nouvelle construction, mais bien de l'achèvement d'un appareil datant de l'époque soviétique. La relance de la production du Tu-160, après un arrêt de plus de 20 ans, nécessitait donc pour la Russie la remise en place de toute la chaîne logistique afférente. C'est maintenant chose faite, puisque Aleksandr Konyukhov, directeur général de Tupolev PJSC, a annoncé à l'agence Interfax que la construction du premier TU-160M2 avait débuté en avril 2018 (15).
Cette annonce indique donc que l'ensemble de la chaîne logistique ainsi que les capacités techniques de production (notamment la chambre spécifique permettant la soudure du titane sous vide qui avait été en partie détruite après la fin de la production) ont été mises en place et/ou rétablies, permettant donc à l'usine de lancer la construction des premiers prototypes neufs et d'enchaîner ensuite avec la production en série du TU-160M2, qui doit débuter en 2021. Le MOD russe a déjà passé, le 25 janvier 2018 (16), une première commande d'une valeur de 160 milliards de roubles portant sur 10 appareils. Il est à noter que l'armée russe semble indiquer que la cible de 50 appareils mentionnée en avril 2015 inclut les 16 appareils existants. Le rythme de production annuel envisagé est de trois appareils, avec possibilité d'augmenter cette cadence à terme selon les besoins.