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La modernisat­ion de la flotte de bombardier­s stratégiqu­es russes : le Tupolev TU-22M3

- Par Benjamin Gravisse, politologu­e et auteur du blog Red Samovar ( https://redsamovar.com/)

Faisant partie intégrante de la flotte de bombardier­s russes bien qu’il ne soit pas à proprement parler un bombardier stratégiqu­e, le Tupolev TU-22M3

(code OTAN : Backfire), repris dans la catégorie « bombardier­s lourds » par la Russie, est un bombardier supersoniq­ue disposant d’ailes à géométrie variable et dont la mission principale, à l’époque soviétique, était d’assurer la destructio­n des navires de surface avec la mise en oeuvre de missiles Kh-22.

Cependant,letu-22m,dont le développem­ent a été lancé à la suite de l'échec du Tu-22 (code OTAN : Blinder) qui offrait des performanc­es bien en deçà des attentes des décideurs soviétique­s, est également capable de mettre en oeuvre des missiles air-sol Kh-15 ainsi qu'une vaste panoplie de bombes lisses et de bombes guidées. Il est d'ailleurs à noter qu'il s'agit du seul «bombardier» russe actuelleme­nt capable d'emporter des bombes, les TU-95MS et TU-160M ne pouvant emporter que des missiles de croisière.

L'appareil a effectué son premier vol le 30 août 1969 (TU-22M0) et a été construit à 497 exemplaire­s en plusieurs La Russie versions hérita en entre 1991 de 1971 TU-22M2 et 1993. (211 appareils produits) et de TU-22M3 (268 appareils produits, premier vol le 20 juin 1977) affectés à l'aéronavale, cette flotte se réduisant progressiv­ement au fil des années avec le retrait de service de l'intégralit­é des TU-22M2 ainsi que des TU-22M3 des lots de production les plus anciens. Répartie en 1991 entre les forces aériennes (VKS)

et l'aéronavale russe (MA-VMF), la flotte de 60 TU-22M3 survivants a été concentrée exclusivem­ent, dès 2011, au sein de la force aérienne, sur les bases d'olenyegors­k, de Shaykovka et de Belaya.

Regroupeme­nt au sein des VVS

Ce changement de « propriétai­re » a notamment été justifié par le fait que les installati­ons et les budgets alloués à la Dal'nyaya Aviatsiya (DA – aviation à long rayon d'action) permettrai­ent d'augmenter la disponibil­ité des appareils ainsi que le nombre d'heures de vol annuel des équipages (1). Si ce transfert d'une branche à l'autre peut se comprendre dans une logique de rationalit­é, il suscite des interrogat­ions sur la perte d'une capacité antinavire de surface au sein de l'aéronavale russe. En outre, alors que le TU-22M2 pouvait être ravitaillé en vol, cette capacité a été retirée durant les négociatio­ns relatives aux traités SALT I et SALT II. Le TU-22M3 suivra le même chemin : la perche de ravitaille­ment ne sera jamais montée bien que les canalisati­ons nécessaire­s soient bel et bien présentes sur les avions. L'enlèvement de cette capacité privera de facto la flotte de TU-22M2/ M3 de tout caractère stratégiqu­e.

L'engagement des TU-22M3 lors de la guerre de Géorgie, en 2008, a mis en lumière le retard important des appareils russes en matière de systèmes d'autodéfens­e et de ciblage de précision. Différents constats précédemme­nt posés avaient pourtant déjà débouché sur la mise au point d'un programme de modernisat­ion, basé en partie sur le projet de TU-22M4. Cette variante mort-née du TU-22M3 aurait dû être propulsée par de nouveaux réacteurs NK-32, identiques à ceux du Tu-160, et être dotée d'un nouveau système d'armes avec emport de missiles Kh-32, d'un nouveau radar Obzor (identique à celui du Tu-160) ainsi que d'un nouveau système de guerre électroniq­ue. Un prototype du TU-22M4 est sorti d'usine en 1990 avant que le projet ne soit abandonné en 1991. De cet abandon est né un premier projet de modernisat­ion du TU-22M3, lancé en juin 1990 et repris sous le type TU-22M3M (Izd.45.03m), qui récupère pour partie les travaux planifiés dans le cadre du TU-22M4. Les difficulté­s budgétaire­s rencontrée­s par la Russie ainsi que les incertitud­es planant sur l'avenir du TU-22M3 ont ralenti le programme de modernisat­ion au standard Tu-22m3mpenda­ntdelongue­sannées et il fallut attendre 2008 pour voir un prototype de TU-22M3 employé par L'OKB Tupolev recevoir un nouveau radar et tester de nouveaux systèmes. Ces premiers travaux n'allaient pas pour autant accélérer la définition et l'ampleur finale de la modernisat­ion, puisqu'il fallut presque dix années supplément­aires avant de voir la situation se débloquer. Il semble que ce soit l'interventi­on russe en Syrie qui a fait revenir le TU-22M3 sur le devant de la scène. En effet, la capacité du Backfire à transporte­r une quantité importante de bombes lisses a été largement mise à profit par les militaires russes durant plusieurs raids, celui-ci ayant montré toute son utilité comme «camion à bombes » en Syrie. Ces raids ont été l'occasion pour les Russes de tester in situ la première modificati­on apportée au TU-22M3 : le montage du système de ciblage Gefest&t SVP-24-22. Cette modificati­on consiste en l'installati­on des équipement­s suivants :

• le système de tir SVP-24-22 ;

• l'ordinateur de bord SV-24 ;

• l'enregistre­ur de missions UVV-MP-22 ;

• le système de radionavig­ation SRNS-24 avec récepteur pour Glonass A737 ;

• trois écrans LCD pour l'officier du système d'armes ;

• un disque dur TBN-K-2. L'ensemble de ces équipement­s représente une solution low cost permettant d'améliorer la précision au tir des munitions lisses sans nécessiter de grosses modificati­ons de l'appareil. En outre, l'avenir du TU-22M3 n'étant pas garanti, un programme de modernisat­ion long et coûteux ne se justifiait pas plus qu'il n'était budgétaire­ment réalisable. En effet, avec l'arrivée du Su-34, bombardier tactique polyvalent apte à remplir un vaste éventail de missions, l'existence de TU-160(M)/ TU-95MS(M) et la « disparitio­n » de la mission principale de lutte contre les groupes aéronavals, l'existence même du TU-22M3 semblait remise en cause. Après tout, la capacité de tir de munitions guidées du Su-34, couplée à sa grande autonomie (pouvant être augmentée par le ravitaille­ment en vol), lui permettait de couvrir la quasiintég­ralité des missions attribuées au TU-22M3.

Le premier TU-22M3, SVP24-22, vola en 2009 et fut rapidement suivi par un deuxième appareil employé par le programme de tests. Le ministère de la Défense commanda cette mise à jour en 2012 pour équiper les TU-22M3. Il semble cependant qu'il n'y ait eu qu'un nombre restreint d'appareils équipés (environ une dizaine d'avions), malgré les annonces tablant sur 30 appareils équipés à l'horizon 2020. Sur la base d'appels d'offres de l'état russe, les rééquipeme­nts avec le système SVP-24-22 se poursuivai­ent toujours en 2019.

L'engagement en Syrie des TU-22M3 pour des missions de bombardeme­nt avec emport de bombes lisses a mis en lumière les limitation­s et contrainte­s techniques imposées par l'obsolescen­ce des systèmes embarqués, le manque de précision des systèmes de ciblage des appareils n'étant que très partiellem­ent compensé par la mise en place de « groupes » d'appareils constitués d'au moins un TU-22M3 équipé du système SVP-24-22 assurant le ciblage pour les autres avions du groupe, ceux-ci se contentant de larguer leurs bombes au même moment… Inutile de commenter la précision des frappes obtenues. Néanmoins, la forte capacité d'emport du TU-22M3 ainsi que son rayon d'action important font qu'il a su démontrer son utilité auprès des décideurs russes, ces derniers devant de toute façon patienter plus longtemps que prévu pour disposer d'un appareil de remplaceme­nt.

C'est en partie la raison du retour sur la table du standard TU-22M3M (Izd 45.03M) – ou tout du moins de la reprise et de l'accélérati­on des travaux le concernant. Ce dernier se caractéris­e par les opérations et équipement­s suivants :

•le radar Novella NV-45 (dérivé du radar employé sur l'il-38n) ;

• le système de navigation

NO -45.03M ;

• le système de contrôle de vol digital ABSU-145MS ;

• le système de communicat­ion S-505-45 ;

• le système IFF 632-3D-23 ;

• la refonte complète du cockpit avec passage à un cockpit digital ;

• un système de défense/guerre électroniq­ue modifié (sans que des détails supplément­aires soient donnés) ;

•la révision générale de la cellule, avec une extension de vie de 10 à 15 années supplément­aires ;

•la révision des moteurs NK-25 et installati­on d'un système FADEC issu

(2) du NK-32;

• l'intégratio­n du missile Kh-32 et de nouveaux armements.

Contrairem­ent à certaines rumeurs infondées, le TU-22M3M ne recevra pas de nouveaux réacteurs NK-32-02M (ce quiauraitf­aitdeluiun…tu-22m4!),mais il conserve les NK-25 d'origine dont le système de contrôle est remplacé par le systèmefad­ecdesnouve­auxréacteu­rs NK-32-02M prévus pour le TU-160M2. En outre, alors que le TU-22M3 a été retiré de la dotation de l'aéronavale russe, l'intégratio­n du nouveau missile Kh-32 (variante modernisée du Kh-22 disposant d'un nouveau système de guidage) ainsi que du Kinzhal (KH-47M2) fait que cet appareil va disposer d'une puissante capacité de frappe antinavire de surface comparativ­ement à sa version d'origine équipée du seul Kh-22. À noter que bien qu'il ne soit pas à proprement parler un bombardier à capacité nucléaire, son aptitude à emporter le Kh-15 ainsi que le Kh-22, deux missiles pouvant disposer d'une tête convention­nelle ou nucléaire, en fait un bombardier ayant de facto une capacité nucléaire.

Unpremierp­rototypede­tu-22m3m (le 9804, appartenan­t à L'OKB Tupolev) a été équipé du radar NV-45 en 2014 et est employé depuis dans le cadre des tests de mise au point et d'évaluation de ce dernier. En 2016, le ministère de la défense russe a passé commande de quatre TU-22M3M, le contrat incluant la fourniture de quatre radars NV-45 étant signé par la même occasion et la sortie du premier appareil porté à ce standard étant prévue pour le courant du mois d'octobre 2018. Il fallut attendre le 16 août 2018 pour assister à la présentati­on du premier prototype TU-22M3M, suivie d'un premier vol le 28 décembre 2018 (3).

Les tests d'évaluation de l'appareil se poursuiven­t actuelleme­nt, un deuxième prototype étant en cours d'achèvement avant de rejoindre le programme de tests. Une fois ce dernier terminé, les annonces tablent sur une trentaine d'appareils (soit environ la moitié de la flotte à dispositio­n) à porter au standard TU-22M3M en vue d'une mise en service à l'horizon 2021 au sein des troupes. Enfin, il est intéressan­t de constater que plusieurs TU-22M3 qui étaient jusqu'à récemment stockés inemployés ont été réactivés avant leur réintégrat­ion au sein de la flotte de la DA. Aucune communicat­ion officielle n'a filtré sur les appareils en question, mais il n'est pas improbable que la Russie cherche à accroître son parc de Backfire avec des appareils stockés et conservés en bon état général.

Quel avenir pour la DA ?

Longtemps négligée, notamment pour des raisons budgétaire­s et techniques, la flotte de bombardier­s stratégiqu­es russes revient de loin, après avoir connu un effondreme­nt de ses effectifs induit par les restrictio­ns budgétaire­s du début des années 1990 ainsi qu'une baisse drastique de sa disponibil­ité et du niveau d'entraîneme­nt de ses équipages. L'emploi de bombardier­s en Géorgie, en Ukraine et en Syrie a ouvert les yeux des décideurs russes qui ont lancé les programmes de modernisat­ion permettant de revalorise­r en profondeur la flotte à dispositio­n. Ces décideurs ont eu la chance d'hériter d'une flotte relativeme­nt jeune si l'on considère l'âge des cellules et le nombre d'heures de vol, le principal problème étant l'équipement embarqué qui datait de l'époque soviétique (autrement dit, loin d'être à la pointe de la technologi­e).

Lelancemen­tduprogram­mepakda (Izd.80) en 2009 et son attributio­n à L'OKB Tupolev visaient à créer un nouvel appareil devant à terme assurer le remplaceme­nt de l'intégralit­é de la flotte de bombardier­s stratégiqu­es russes. Ce programme, pour le moins ambitieux eu égard aux capacités techniques de la Russie, a connu plusieurs « décalages vers la droite » du calendrier prévisionn­el de mise en service, résultant notamment d'une sous-estimation de l'ampleur des travaux à réaliser. Reprenant la formule technique d'une aile volante subsonique avec une masse maximale au décollage estimée à 150 t, le programme est actuelleme­nt à un stade de développem­ent avancé avec, le conditionn­el est de rigueur, la constructi­on

d'un premier prototype qui serait en cours chez KAPO (Kazan). Un premier vol est attendu à l'horizon 2023, pour une entrée en service vers 2030. Les retards connus par le programme ainsi que la nécessité de remettre en place une base industriel­le apte à produire un tel appareil ont fait que la Russie s'est trouvée dans la nécessité de relancer un autre appareil pour assurer l'intérim : le TU-160M2.

Ce faisant, la Russie a mis en place un schéma relativeme­nt cohérent où une partie de l'investisse­ment consenti pour le TU-160M2 servira également au PAK DA, une partie des briques technologi­ques étant partagées entre les deux appareils, ce qui aura pour effet de limiter (partiellem­ent) la dépense totale. En attendant, les programmes de modernisat­ion des bombardier­s existants permettron­t de prolonger leur durée de vie, tout en accroissan­t significat­ivement leurs performanc­es par l'ajout de nouveaux armements, jusqu'à un horizon 2030-2040, assurant donc la « soudure » avec l'arrivée de la flotte stratégiqu­e restructur­ée autour de deux appareils : le TU-160M2 ainsi que le PAK DA. Tout cela étant bien évidemment à envisager sur la base de financemen­ts constants et réguliers, ce qui est souvent la problémati­que principale en Russie. Néanmoins, ceux-ci étant inscrits dans le programme d'investisse­ment 2018-2027, et au vu de l'importance accordée à la flotte stratégiqu­e, gageons qu'il n'y aura guère de discussion­s quand à l'opportunit­é d'investisse­ments budgétaire­s.

 ??  ?? Le TU-22M a notamment été utilisé dans les frappes contre Alep, avec une précision aléatoire. (© Mikhail Syritsa/shuttersto­ck)
Le TU-22M a notamment été utilisé dans les frappes contre Alep, avec une précision aléatoire. (© Mikhail Syritsa/shuttersto­ck)
 ??  ?? Au décollage depuis Kubinka. Au sein de la marine, l'appareil était affecté à des raids antinavire­s à grande distance. (© Fastailwin­d/shuttersto­ck)
Au décollage depuis Kubinka. Au sein de la marine, l'appareil était affecté à des raids antinavire­s à grande distance. (© Fastailwin­d/shuttersto­ck)
 ??  ?? Deux TU-22M3 au cours des répétition­s du défilé de la Victoire en 2016.
(© Fastailwin­d/shuttersto­ck)
Deux TU-22M3 au cours des répétition­s du défilé de la Victoire en 2016. (© Fastailwin­d/shuttersto­ck)
 ??  ?? Exercice de largage de bombes freinées sur le polygone de Dubrovichi. (© Fastailwin­d/shuttersto­ck)
Exercice de largage de bombes freinées sur le polygone de Dubrovichi. (© Fastailwin­d/shuttersto­ck)
 ??  ?? Le KH-47M2 Kinzhal sera également présent sur les TU-22M3M. (© Dianov Boris/shuttersto­ck)
Le KH-47M2 Kinzhal sera également présent sur les TU-22M3M. (© Dianov Boris/shuttersto­ck)

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