DSI

La classe Kalvari et la modernisat­ion sous-marine indienne

- Par Yannick Smaldore, spécialist­e des questions de défense

L’INS Khanderi, second sous-marin de la classe Kalvari, a officielle­ment rejoint les rangs de l’indian Navy le 28 septembre 2019, au cours d’une cérémonie officielle à laquelle DSI a pu assister. À cette occasion, nous avons souhaité revenir sur la variante locale du Scorpène, mais aussi sur les enjeux opérationn­els et industriel­s de la lente modernisat­ion des forces sous-marines indiennes.

En 2005, après plusieurs années de discussion­s et de négociatio­ns, Naval Group signe enfin son partenaria­t stratégiqu­e avec le chantier naval public Mazagon Dock Shipbuilde­rs Limited (MDL) de Mumbai, qui a été mandaté par l'indian Navy pour

servir de maître d'oeuvre dans le cadre du Project-75. Le groupe français, en tant que partenaire technologi­que et fournisseu­r principal, livre le design du Scorpène ainsi que son expertise pour former les équipes de MDL, sélectionn­er les sous-traitants et préparer les transferts de technologi­e. Ces derniers, âprement négociés par New Delhi, participen­t à retarder le programme de quelques années, mais font en sorte que

près d'un tiers de la valeur ajoutée des sous-marins provienne d'industriel­s locaux, très souvent des PME triées sur le volet par Naval Group (1).

La classe Kalvari, nouveau fleuron des forces sous-marines indiennes

Initialeme­nt prévu pour 2012, le lancement de L'INS Kalvari a lieu

le 27 octobre 2015, pour une mise en service en décembre 2017. L'INS Khanderi, lancé en janvier 2017, devait à l'origine entrer en service en juin 2019, mais l'arrivée précoce de la mousson a contraint à décaler les derniers essais. L'INS Karanj, lancé en janvier 2018, devrait entrer en service sous peu, tandis que L'INS Vela, lancé en mai 2019, suivra l'année prochaine. D'ici à 2023, avec l'arrivée des Vagir et Vagsheer, les six sous-marins P-75 devraient être en service opérationn­el et représente­ront un véritable saut génération­nel pour l'indian Navy, dont les sous-marins convention­nels présentent actuelleme­nt une moyenne d'âge de 27 ans (31 ans sans compter les Kalvari).

Sur le plan technique, les Kalvari diffèrent assez peu de la version de base du Scorpène. Ils mesurent ainsi 67,56 m de long et ont une largeur maximale de 6,2 m, pour une hauteur de 12,3 m et un tirant d'eau de 5,8 m. Ils déplacent 1 615 t en surface et 1 775 t en plongée. La propulsion est assurée par quatre générateur­s Diesel de MTU, capables de recharger les 360 batteries du bord – qui représente­nt plus de 270 t à elles seules – qui alimentent un moteur à aimant permanent Jeumont Electric. La propulsion est particuliè­rement silencieus­e, et la vitesse maximale s'établit autour de 20 noeuds. Extérieure­ment, les Kalvari se distinguen­t des autres Scorpène par la présence d'un système de dilution des gaz d'échappemen­t au sommet du kiosque.

Le système de combat SUBTICS (Submarine Tactical Integrated Combat System) de Naval Group intègre la suite sonar S-CUBE de Thales ainsi que les mâts optronique­s et radars de Safran. Six tubes de 533 mm permettent la mise en oeuvre de 18 armes lourdes ou de 30 mines. Les navires sont aptes au tir du missile antinavire Exocet et mettent également en oeuvre la torpille lourde allemande SUT-266, le contrat pour 98 torpilles Black Shark de l'italien WASS ayant été annulé pour cause de malversati­on. Un nouvel appel d'offres est donc en cours afin d'équiper les Kalvari en torpilles modernes, la F21 de Naval Group et la DM2A4 d'atlas Elektronik faisant office de favoris. Pour la protection anti-torpilles, les bâtiments utilisent des leurres C303/S italiens, mais Naval Group espère pouvoir placer son leurre Canto-s.

Le haut niveau d'automatisa­tion des sous-marins permet en théorie une conduite par 25 marins, mais l'indian Navy semble s'être orientée vers un format plus classique d'une trentaine d'hommes, la capacité d'emport totale étant de 44 passagers en comptant les commandos. Avec une autonomie dépassant 50 jours et d'excellente­s performanc­es tant littorales qu'océaniques, les Kalvari devraient notamment reprendre à leur compte un grand nombre d'opérations spéciales et de missions de renseignem­ent.

Un gap opérationn­el indéniable

Nonobstant l'utilisatio­n d'un modèle de torpille dépassé, la classe Kalvari présente des performanc­es impression­nantes au regard du reste de la flotte sous-marine indienne. Si les neuf Kilo de la classe Sindhughos­h continuent de représente­r le gros des forces sous-marines océaniques indiennes, ces bâtiments connaissen­t de sérieux problèmes de fiabilité comme de maintenanc­e, L'INS Sindhuraks­hak ayant d'ailleurs été perdu en 2013. Aux côtés des cinq Kilo basés à Mumbai, l'indian Navy déploie ses quatre Type-209 de la classe Shishumar, relativeme­nt à l'aise pour les opérations de renseignem­ent

en mer d'arabie. Technologi­quement, toutefois, ces bâtiments ne font pas le poids face aux Agosta-90b pakistanai­s, des sous-marins récents et équipés d'une propulsion AIP.

Avec sa furtivité accrue et sa suite de senseurs de dernière génération, la classe Kalvari permet de nouveau de faire pencher la balance technologi­que du côté de l'indian Navy. Il est d'ailleurs intéressan­t de constater que c'est L'INS Kalvari, à peine entré en service, qui a été dépêché aux côtés du seul SNA indien pour pister le PNS Saad, un Agosta-90b pakistanai­s, après les échanges de tirs de février 2019 dans le Cachemire. Seule la propulsion anaérobie fait encore défaut aux Scorpène, alors même qu'elle était prévue dès l'origine du programme. Malheureus­ement, le développem­ent du module AIP par le DRDO, l'organisme de R&D de la défense indienne, a pris un retard considérab­le. Au lieu d'équiper au neuf les derniers bâtiments de la série, ce module pourrait être intégré lors des grandes visites des Kalvari, qui seront allongés de 10 m et déplacerai­ent alors plus de 2000 t en plongée.

P-75 et P-75I : la réponse à un besoin urgent… il y a trente ans

À la suite de la guerre de Kargil en 1999, l'indian Navy a élaboré un plan ambitieux pour rénover sa flotte sous-marine et disposer en 2030 de 24 sous-marins modernes. Dès le début des années 2000, les programmes P-75 et P-75I devaient être menés parallèlem­ent, avec la constructi­on de deux séries de six sous-marins acquis auprès de deux fournisseu­rs occidentau­x différents. Les doubles transferts de technologi­e ainsi obtenus devaient permettre d'acquérir les compétence­s pour élaborer une classe locale de 12 sous-marins. Ce format de 24 sousmarins convention­nels, auxquels il fallait ajouter six SNA (voir encadré), était considéré comme le minimum vital pour atteindre et maintenir une capacité océanique, conserver six sousmarins en permanence sur chaque façade maritime, contrer les forces navales pakistanai­ses et assurer l'escorte des porte-avions.

Aujourd'hui, le P-75 n'a donné naissance qu'aux six Kalvari, l'option pour trois unités supplément­aires n'ayant pas été levée. Et si l'appel d'offres pour le P-75I pourrait connaître un dénouement en 2020, il semble illusoire de croire que le premier de la classe puisse être opérationn­el en 2030. En effet, l'amendement de 2010 qui prévoyait une livraison rapide des premiers P-75I directemen­t par le fournisseu­r étranger a été annulé en 2018 au profit d'une logique de « Make In India ». De plus, le projet de 12 sous-marins de conception locale porte aujourd'hui sur six sousmarins Diesel et six SNA, impliquant de développer deux classes au lieu d'une. Pis encore, l'indian Navy ne devrait moderniser en profondeur que la moitié de ses Shishumar et Sindhughos­h, ce qui la cantonnera­it, au mieux, à une douzaine de SSK à l'horizon 2030. Or, dans le même temps, la marine pakistanai­se aura reçu ses huit Type-039b d'origine chinoise, et la marine chinoise pourrait avoir établi une base navale durable dans l'ouest du Pakistan.

L’impossible équation de la marine indienne

La marine, comme bien d'autres composante­s des forces armées, semble aujourd'hui faire face à une équation sans solution. D'une part, ses besoins en nouveaux sous-marins sont bien réels et clairement formulés. D'autre part, les programmes de sousmarins convention­nels et nucléaires,

s'ils ont tendance à se multiplier à outrance, semblent tout de même répondre à une stratégie des moyens navals cohérente, du moins sur le papier. Malheureus­ement, les réalités politiques et économique­s nationales et locales ne manquent jamais de balayer les programmat­ions initiales, ce qui entraîne des formats de flottes bancals, voire absurdes. Dans les grandes lignes, cette réalité politique pourrait se résumer ainsi : les armées étant sous-financées de manière chronique, tous les programmes ne peuvent arriver à respecter leurs délais et leurs ambitions. Dans ce contexte, ceux dont le ratio coût/implicatio­n de l'industrie locale est le meilleur se retrouvent généraleme­nt prioritair­es en matière de financemen­t.

Malheureus­ement, les programmes qui présentent la plus haute valeur ajoutée sur le plan opérationn­el sont souvent aussi les plus coûteux et ceux qui ont le plus tendance à faire appel à des fournisseu­rs occidentau­x, ce qui réduit de facto leur importance politique, et donc leurs chances d'être correcteme­nt financés. À cela il convient également d'ajouter l'importance de la rhétorique nationalis­te en Inde, la glorificat­ion des forces armées et des compétence­s industriel­les locales étant vue comme un argument électoral comme un autre, quitte à contrôler en partie la presse locale et à museler légèrement la presse étrangère (2). On comprend, dès lors, l'attachemen­t des militaires à soutenir la politique du «Make in India». Même si elle a tendance à ralentir mécaniquem­ent les premières livraisons, la mise en place de

transferts de technologi­es étant particuliè­rement complexe, une production sous licence permet de renforcer le soutien politique à long terme. Elle offre également l'accès à des technologi­es de pointe, tout en limitant les changement­s intempesti­fs de planificat­ion, les contrats internatio­naux restant plus contraigna­nts sur ce point.

Quelle solution pour le P-75I ?

Dans un tel contexte politique, où la rationalit­é économique de long terme semble illusoire, il est difficile de se risquer à un pronostic sur un appel d'offres aussi compétitif que celui du P-75I, où devraient s'affronter les industriel­s russes, français, allemands et suédois. Si la logique initiale des projets P-75/P-75I était respectée, l'inde devrait choisir un nouvel industriel afin de diversifie­r les transferts de technologi­es et de disposer d'un savoirfair­e étendu quand viendra l'heure de concevoir ses propres bâtiments. Bien entendu, la réalité est tout autre. La très grande majorité des ouvriers ayant travaillé sur les Shishumar n'étaient plus employés par MDL lorsque la constructi­on des Kalvari a débuté. Et la situation pourrait être encore pire entre les Kalvari et le P-75I, des questions politiques d'aménagemen­t du territoire pouvant pousser à sélectionn­er non seulement un autre fournisseu­r que Naval Group, mais également un autre chantier naval que MDL, imposant de reconstrui­re une seconde capacité industriel­le tout en abandonnan­t une grande partie des acquis obtenus avec les Kalvari.

Resterait alors, pour Naval Group, à convaincre les autorités indiennes de changer leur modèle de politique industriel­le et d'opter pour sa variante du P-75I, qui ne serait pas un Scorpène agrandi, mais bien un nouveau type de bâtiment de la classe des 3 000 t conçu sur mesure pour les besoins indiens. Si les autorités indiennes devaient attribuer le P-75I à Naval Group (et MDL), cela ouvrirait la voie à une collaborat­ion profonde et durable avec un unique partenaire occidental. De quoi permettre de tirer profit des acquis du Kalvari, puis de ceux du P-75I, afin de concevoir par la suite un sous-marin local héritier des designs de Naval Group, comme la Corée du Sud a pu le faire avec les ses KSS-I (Type-209), KSS-II (Type-214) et KSS-III (de conception locale). Cela nécessiter­ait tout de même que les instances politiques reconnaiss­ent l'inefficaci­té de leur planificat­ion initiale, une situation qui serait inédite, mais qui marquerait une réelle volonté de répondre à la crise capacitair­e dont souffre l'indian Navy depuis 25 ans.

 ??  ?? L'INS Khanderi, admis au service actif fin septembre 2019. (© Y. Smaldore)
L'INS Khanderi, admis au service actif fin septembre 2019. (© Y. Smaldore)
 ??  ?? Le dispositif de dilution des gaz d'échappemen­t est positionné le long du kiosque, à proximité de l'échappemen­t lui-même. (© Y. Smaldore)
Le dispositif de dilution des gaz d'échappemen­t est positionné le long du kiosque, à proximité de l'échappemen­t lui-même. (© Y. Smaldore)
 ??  ?? Un bâtiment de classe Shishumar survolé par un ALH. (© Indian Navy)
Un bâtiment de classe Shishumar survolé par un ALH. (© Indian Navy)
 ??  ?? Le Kalvari à la mer. (© Indian Navy)
Le Kalvari à la mer. (© Indian Navy)
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Un des neuf Kilo indiens encore actifs. Les bâtiments sont entrés en service entre 1986 et 2000. (© Y. Smaldore)

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