L’état islamique, souvent vaincu, jamais défait
Venu à Mossoul, au mois de juillet 2017, célébrer la victoire sur l’état islamique après la reprise de la ville (1), le Premier ministre irakien Haider al-abadi organisa, au mois de décembre suivant, une imposante parade militaire au coeur de la Zone verte, à Bagdad (2), afin de proclamer la défaite totale du groupe djihadiste et la fin de la guerre menée contre lui. Cette annonce, qui relevait d’abord de la communication politique intérieure, ne convainquit aucun observateur sérieux et ne pesa pas vraiment sur la poursuite des opérations militaires.
Le 23 mars 2019, la prise de Baghouz, le dernier réduit tenu par l’état islamique (EI), par les Forces démocratiques syriennes entraîna une nouvelle série de déclarations optimistes de la part des pays occidentaux engagés dans les opérations militaires. Sur place, cependant, les forces kurdes firent d’emblée preuve de clairvoyance en rappelant que la défaite territoriale ne devait pas être confondue avec une
défaite idéologique et encore moins avec la disparition du groupe terroriste en tant qu’organisation clandestine (3).
Gouverner ou combattre ? Gouverner et combattre ? Gouverner puis combattre? Combattre pour gouverner? Combattre pour exister
Soumis à une intense pression militaire de la part des forces irakiennes et américaines, l’état islamique
d’irak (EII), né en 2006 des décombres d’al-qaïda en Irak (AQI), connaissait début 2008 de très vives difficultés. Chassé de ses enclaves territoriales, privé de la plupart de ses cadres, tués ou capturés, le groupe, dont nombre des membres étrangers avaient été éliminés, se réorganisa dans la région de Mossoul tandis que l’évolution du contexte politique irakien conduisait au recrutement, de plus en plus important, de combattants locaux. Déjà
vaincu à l’époque par une coalition de forces locales épaulée par des moyens occidentaux (4), L’EII, qui venait de se livrer à de premières expériences en matière de gouvernance, redevint une organisation insurgée, clandestine, pratiquant la guérilla, le terrorisme urbain et les assassinats de responsables politiques ou sécuritaires en attendant son heure. Celle-ci vint rapidement, et l’évolution de la révolution syrienne de mars 2011 en guerre civile offrit à L’EI, avec l’active complicité de Damas, l’occasion de poursuivre sa remontée en puissance (5). Les succès remportés par ses troupes en Syrie et en Irak lui permirent même, après une spectaculaire rupture avec Al-qaïda, de proclamer le califat à Mossoul le 29 juin 2014,
(6) ce qui déclencha, dès le mois d’août suivant, le lancement d’une opération internationale contre lui.
Les responsables djihadistes pensaient-ils vraiment, en instaurant un État sur des territoires arrachés à la Syrie et à l’irak, en effaçant symboliquement la frontière entre les deux pays incarnée par les accords Sykes-picot de 1916 (7), en commettant des crimes de guerre et en conduisant une ambitieuse campagne terroriste internationale, notamment en Europe, que le monde allait tolérer un tel bouleversement ? La proclamation du califat, acte d’une audace folle qu’al-qaïda rejetait et étape qu’aucun groupe insurgé islamiste n’avait osé franchir, marqua en réalité le début d’un affrontement militaire direct et sans espoir de succès entre L’EI et une coalition des principales puissances mondiales (8). La défaite de L’EI et la perte de ses territoires, malgré les limites de l’engagement des coalisés, ne faisaient pas de doute, dès les premières frappes. Pourquoi, dès lors, avoir défié aussi abruptement l’ordre établi ? Pourquoi ne pas avoir, comme le font d’usage les groupes insurgés, tenté de négocier ?
Juger la rationalité de la décision des responsables de L’EI à l’aune de nos propres logiques a été une erreur abondamment commise à l’époque, et elle l’est encore. Passons sur ceux qui, par ignorance, déni ou aveuglement volontaire, choisirent de voir en L’EI, malgré l’accumulation de preuves contraires, un simple groupe criminel composé de trafiquants, d’affairistes et de faux islamistes issus des rangs du défunt régime baasiste irakien. D’autres, sans doute sidérés, s’obstinèrent à n’y voir que la manifestation d’une folie collective – quand bien même il a été depuis largement démontré que bien peu de djihadistes présentent de réelles pathologies mentales. La plupart des décideurs perçurent correctement le message révolutionnaire de L’EI, même si la révolte qu’il portait était déjà, en partie, celle d’al-qaïda (9). Plus rares furent ceux qui comprirent que la proclamation du califat à Mossoul était un acte mûrement pesé, créant un précédent que rien ne pourrait effacer et appelant une réaction internationale qui, au lieu de l’affaiblir, consacrerait le djihad comme une idéologie, sinon crédible, du moins à prendre en considération. Plus la riposte des incarnations de l’ordre établi serait forte, et plus le djihad, aux yeux de ses sympathisants comme aux yeux des tièdes et des indécis, serait légitimé. À Mossoul, L’EI ne
réécrivait pas l’histoire, mais l’écrivait en calculant que sa prochaine destruction ne serait qu’une étape vers de plus grandes réalisations.
Exister pour combattre, combattre pour exister
Le djihadisme de L’EI, à la différence notable de celui d’al-qaïda, est fortement teinté de millénarisme (10). Si les deux organisations partagent nombre de conceptions politiques et sociales, elles divergent dès qu’il s’agit de grande stratégie, tandis que leurs recrues sont remarquablement différentes. Elles se différencient aussi par leur lecture du monde. Le sacrifice au combat est évidemment glorifié dans les rangs de L’EI, comme dans l’ensemble des mouvements ayant recours aux attentatssuicides (DHKP-C turc, LTTE srilankais, Hamas palestinien, etc.). Au sein de l’organisation djihadiste syro-irakienne, cependant, la perspective d’un affrontement ultime est omniprésente, et le nom même de la principale revue du groupe, Dabiq (11), renvoyait à une perspective apocalyptique (12). Les volontaires rejoignant les terres du califat ne désiraient pas seulement vivre au sein d’une utopie islamiste radicale (13), ils tenaient – du moins pour bon nombre d’entre eux – à combattre et à mourir en martyrs au
(14) service d’une cause qui les dépassait et leur survivrait.
L’ampleur des filières de volontaires à destination du Levant, unique dans l’histoire, donna ainsi rapidement le vertige aux responsables sécuritaires, dans les pays occidentaux comme en Tunisie ou en Asie centrale, mais aussi aux autorités politiques, dépassées par un mouvement qui ne pouvait être réduit à un simple désir d’action. La fin de ces filières, grâce à l’action combinée des services de renseignement et de sécurité et de l’autorité judiciaire, n’a cependant pas étouffé le djihad, ni ici ni au Levant. En Europe, le durcissement sans précédent des politiques sécuritaires a conduit à la disparition des cellules complexes qui, depuis 1995, étaient à l’origine de certains des pires attentats commis sur le continent, en France, en Espagne ou au Royaumeuni. Les nouvelles mesures ont également permis de priver les djihadistes d’accès aux réseaux de trafiquants d’armes ou à des sources de financement extérieur.
Sans surprise, ils se sont adaptés, choisissant des modes opératoires simples pouvant être mis en oeuvre par des moyens légaux (véhicules de location, armes blanches, engins explosifs confectionnés à l’aide de produits aisément disponibles, sabotages divers, etc.) et renonçant à rejoindre des terres de djihad pour, au contraire, frapper dans leur pays de naissance ou d’adoption. Ces djihadistes, qui ne peuvent vivre une utopie, font le choix de la servir à distance en répondant à des appels, diffusés chaque jeudi soir par la revue Al-naba, et de se sacrifier pour elle. Il ne s’agit plus de volontaires partis combattre sur des terres étrangères, ou de velléitaires interceptés par
(15) les services alors qu’ils s’apprêtent à gagner le Cham, ou de revenants (16), déçus ou capturés après un séjour en zone syro-irakienne, mais bien de restants, djihadistes convaincus, contraints de ne pas voyager et ayant choisi de frapper, le moment venu,
avec ou sans ordre venu d’une structure de commandement.
Le continuum du djihad est maintenu grâce à une propagande efficace et à un grand nombre d’acteurs potentiels, attentifs aux développements de la situation au Levant (ou ailleurs) et sensibles aux communiqués de l’organisation. Celle-ci, un temps retournée dans une totale clandestinité, a su dépasser la mort du calife à la suite d’un raid des forces kurdes et américaines au mois d’octobre et reprend déjà l’initiative. En 2008, alors que les États-unis la jugeaient vaincue, elle ne comptait que quelques centaines de membres, éparpillés dans de petites cellules urbaines. En 2020, alors que sa défaite a, une fois de plus, été annoncée, l’organisation, qui compte encore des milliers de sympathisants en « Syrak », peut compter sur ses provinces extérieures, au Sinaï, en Afghanistan, au Mozambique, en Inde ou au Sahel. Elle a démontré sa capacité à conduire des opérations ou à en soutenir d'autres, ambitieuses, comme au Sri Lanka au mois d’avril 2019, tout en inspirant toujours des actions isolées, notamment en France ou au Royaume-uni. Dans la région du lac Tchad, la Wilaya d’afrique de l’ouest de l’état islamique (ISWAP) semble même gérer quelques villages et a lancé une revue en haoussa (17). En Syrie, ses relations avec de puissantes tribus lui assurent depuis des mois de quoi maintenir
(18) son activité, tandis que, dans la région désertique de la Badiya, elle mène des opérations répétées contre les forces locales (19).
C’est cependant en Irak, là où le Jordanien Abou Moussab al-zarqaoui rejoignit Ansar al-islam en 2002 et posa les lointaines fondations de L’EI, que le contexte se dégrade le plus rapidement. Dans un climat de vives tensions communautaires, les djihadistes profitent du retrait de la coalition, en raison de la pandémie de COVID-19 (20), après avoir bénéficié d’une pause dans les opérations après l’assassinat du général iranien Qassem
Soleimani par les États-unis, au mois de janvier 2020. Ils profitent surtout de la politique punitive menée à l’encontre des familles des djihadistes. En refusant de scolariser les enfants des djihadistes, en ne leur délivrant pas de documents d’identité et en tolérant
(21) les actes de vengeance, les autorités irakiennes préparent une nouvelle génération de terroristes, plus que jamais animés d’un désir de revanche, plus que jamais prêts à tuer et à mourir pour un califat en apparence plus séduisant que les régimes en place. Ce nouveau chapitre ne pourra pas être sans conséquence pour les djihadistes européens désireux d’agir et de trouver des motifs de colère.