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Européanis­ation du nucléaire français Opportunit­és et contrainte­s structurel­les

- Par André Dumoulin, Institut royal supérieur de défense et université de Liège

Le discours du président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27e promotion de l’école de guerre, le 7 février 2020, est un modèle du genre, assurément persuasif et pertinent au premier abord.

Il part du constat d’un monde où les « équilibres dissuasifs entre puissances sont ainsi devenus plus instables », estimant que « certains pays optent sciemment pour des postures nucléaires opaques, voire agressives, incluant une dimension de chantage ou de recherche du fait accompli […] L’europe elle-même est directemen­t exposée aux conséquenc­es de cette déconstruc­tion. […] depuis le

début des années 2000, c’est en effet l’ensemble de l’architectu­re de sécurité en Europe, difficilem­ent bâtie après 1945 durant la Guerre froide, qui s’est trouvé progressiv­ement fissuré, puis sciemment déconstrui­t brique par brique. Après le blocage des négociatio­ns sur les armements convention­nels, la fin, en 2019, du traité sur les forces nucléaires intermédia­ires est le symbole de ce délitement ».

« Les Européens doivent aujourd’hui collective­ment prendre conscience que, faute de cadre juridique, ils pourraient rapidement se trouver exposés à la

reprise d’une course aux armements convention­nels, voire nucléaires, sur leur sol. Ils ne peuvent pas se cantonner à un rôle de spectateur­s. Redevenir le terrain de la confrontat­ion des puissances nucléaires non européenne­s ne serait pas acceptable. » Pour l’élysée, la stabilité stratégiqu­e n’est plus garantie – à savoir « la recherche de l’équilibre des forces au plus bas niveau possible ». La sécurité de la France et de l’europe est en jeu derrière la crise actuelle des instrument­s de maîtrise des armements et de désarmemen­t. Et de dénoncer de possibles

débats sécuritair­es impliquant une relation directe et exclusive entre les États-unis, la Russie et la Chine.

On y insiste aussi sur la « promotion d’un agenda internatio­nal renouvelé pour la maîtrise des armements, et celle, d’autre part, d’un réel investisse­ment européen en matière de défense ». « Les Européens doivent pouvoir ensemble se protéger. Ils doivent pouvoir décider et agir seuls lorsque cela est nécessaire. Ils doivent le faire en n’oubliant jamais ce que l’histoire leur a appris : la démocratie et le droit sans la force ne tiennent pas longtemps ! Ils doivent enfin utiliser de manière courante les mécanismes assurant leur solidarité. »

« C’est pour cela que je suis convaincu que les Européens doivent d’abord et avant tout définir ensemble ce que sont leurs intérêts de sécurité et décider souveraine­ment de ce qui est bon pour l’europe. »

On perçoit assurément toute l’importance accordée à l’autonomie stratégiqu­e et à la prise en main par les Européens d’abord de leurs intérêts de sécurité, de défense et de solidarité dans l’épreuve. La crise transatlan­tique autour du budget, de la Syrie et de l’iran, les tensions euro-turques, les doutes sur la crédibilit­é de l’article 5 de défense collective, les voies sans issue et autres atermoieme­nts allemands à résoudre (Conseil de sécurité, porte-avions européen, zone de sécurité en Syrie, opération « Takuba », détroit d’ormuz) sont passés par là pour tenter de serrer les rangs entre Européens.

Au-delà du rappel traditionn­el sur la «dissuasion à outils minimum» française inférieure à 300 têtes et sa crédibilit­é opérationn­elle (1), du soutien au TNP qui va être au-devant de la scène cette année et des propositio­ns sur l’avenir des traités nucléaires et

(2) de la constructi­on d’une culture stratégiqu­e européenne partagée, le discours du président Macron insiste à la fin de sa démonstrat­ion sur le principe selon lequel l’indépendan­ce de décision de la France va de pair avec ses intérêts vitaux qui ont désormais une dimension européenne. Et de proclamer que, dans cet esprit, il souhaite « que se développe un dialogue stratégiqu­e avec les partenaire­s européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective. Les partenaire­s européens qui souhaitent s’engager sur cette voie pourront être associés aux exercices des forces françaises de dissuasion. Ce dialogue stratégiqu­e et ces échanges participer­ont naturellem­ent au développem­ent d’une véritable culture stratégiqu­e entre Européens (3)» .

Des réactions

Nous pourrions classer les réactions à ce discours en trois écoles. Les enthousias­tes francophil­es ou hexagonaux pour qui tout ce qui peut renforcer l’autonomie européenne à travers le poids d’un leader stratégiqu­e que serait la France serait bon à prendre et à soutenir. D’autant plus que la France va devenir, avec le Brexit, la seule puissance nucléaire attachée à L’UE, que les tensions américano-européenne­s ne sont pas réglées fondamenta­lement et que la crise des INF a marqué les esprits. À la clé également, le possible partage des coûts, un équipage composite dans les SNLE et le porte-avions nucléaire dans son expression dissuasive, l’utilisatio­n de bases aériennes dispersées dans des pays européens par les forces aériennes stratégiqu­es françaises.

Les hésitants et réticents aux silences polis, pour qui le principe du parapluie nucléaire américain en Europe et le système de double clef de certains pays hôtes fondent la dissuasion, la solidarité, le partage et finalement la sécurité (diplomatie allemande et otanienne). La confiance envers ce dispositif est supérieure au déclaratoi­re français. Ne pas lâcher la proie pour l’ombre, même si la réalité du soutien américain en cas de crise (y compris une gesticulat­ion nucléaire dissuasive) reste incertain. D’autres estiment que rien n’a fondamenta­lement changé en matière doctrinale au vu de la déclaratio­n d’ottawa de 1974 et des discours

de Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande. Le nucléaire français n’est pas enchâssé/ dilué dans le doctrinal otanien, mais participe néanmoins à la défense des alliés tout en complexifi­ant les calculs des « adversaire­s potentiels ».

Les opposants, qui estiment que la dissuasion reste souveraine et « gaullienne » dans la prise d’ordre – ce que le présidentm­acronalui-mêmeconfir­mé dans son discours – et que les propositio­ns de dialogue stratégiqu­e avec les Européens se heurteront assez vite à ces évidences hyper-centralisa­trices du pouvoir nucléaire élyséen. Le nucléaire ne se partage pas. Il peut se coordonner, se pédagogise­r, mais pas accepter un processus qui pourrait conduire à des blocages décisionne­ls ou de posture. En outre, bien des pays européens ne sont pas « intéressés » par le cadre nucléaire pour des raisons géopolitiq­ues, historique­s ou d’opinion publique. Moins on en parle, mieux cela vaut (4), dans un tabou renouvelé au gré de l’actualité. Pis, certains avancent l’idée que la propositio­n française tend à ne pas refléter une discussion « entre égaux » au préalable.

Contrainte­s structurel­les

Certes, les incertitud­es sur les garanties américaine­s de sécurité pourraient aboutir à un rôle plus affirmé de la France dans la protection des partenaire­s européens (5). La propositio­n française serait cette fois plus « crédible » et « audible » par les autres pays européens au vu d’un environnem­ent sécuritair­e très différent et plus instable. Nonobstant, les anciennes tentatives françaises de dialogue avec les partenaire­s n’ont jamais vraiment abouti et, lorsqu’il est question de coopératio­n, la France reste dans un bilatéral technologi­que (6), de complicité­s stratégiqu­es hors Groupe des plans nucléaires de L’OTAN ou dans le partage de réflexions

(7) doctrinale­s, pas davantage. Bien des pays européens suivirent de près ou de loin les inflexions historique­s françaises :

(8)

• dissuasion du faible au fort (amiral Castex, 1945, colonel Gallois, 1960) ;

• tous azimuts (de Gaulle, 1959) ;

• dissuasion proportion­nelle (Gallois, 1960) ;

• coup de semonce (de Gaulle, 1964) ;

• intérêts vitaux (Centre de prospectiv­e

et d’évaluation, 1966) ;

• ultime avertissem­ent (années 1970) ;

• réponse flexible (Pompidou, 1973) ;

• dissuasion nucléaire élargie (Giscard d’estaing, 1974) ;

• fort au fou/faible (Chirac, débat début des années 1990) ;

• dissuasion nucléaire concertée (Juppé, 1995) ;

• parapluie nucléaire européen (Chirac, 2006) ;

• fort face à l’asymétrie et aux crises nucléaires (Hollande et Macron, années 2010-2020).

De toute évidence, il nous faudrait résoudre bon nombre de difficulté­s pour atteindre une vision nucléaire européenne partagée autour de l’esprit ou de la lettre macroniens, car les obstacles à cette acculturat­ion sont nombreux et pourraient même être un frein à l’intégratio­n européenne, sauf à imaginer une eurodéfens­e (groupe pionnier) à quelques-uns. Les contrainte­s demeurent comme par le passé et

(9) elles sont connues :

• la question de la propriété/légitimité/droit de regard/partage de la décision/concertati­on ;

• la question de la doctrine/gestinuclé­o-européiste­s

culation/frappe d’avertissem­ent ;

• l’assimilati­on et le degré de pertinence de la dissuasion par constat des forces nucléaires françaises ;

• l’avenir de la clause de défense via le traité de Lisbonne ;

• l’attitude des opinions publiques européenne­s (confusion dissuasion versus guerre nucléaire) ;

• la prégnance des garde-fous du TNP soutenue par L’UE ;

•la pression autour des aspects éthiques et du dossier sur le Traité sur l’interdicti­on des armes nucléaires ;

• la posture différenci­ée des États face à cet instrument de puissance ;

• la question des priorités militaires face aux menaces asymétriqu­es et hybrides ;

• l’absence de culture stratégiqu­e européenne préalable ;

• la difficulté de « vendre » la dialectiqu­e de la dissuasion en Europe ;

• la position d’un nucléaire européen : « cerise sur le gâteau » en aval ou « socle premier » en amont ?

À un horizon prévisible, les obstacles restent légion dès lors que bien des États auraient des difficulté­s politiques et électorale­s à convaincre de remplacer le cadre américain de la dissuasion au profit du cadre francoeuro­péen; mais aussi – en cas de retrait hypothétiq­ue des bombes B61 américaine­s –, d’imaginer des pays hôtes pouvant porter, en double clef, des missiles ASMP-A ! Ce n’est pas ce qui est même pensé à Paris. La posture restera alors celle d’une dissuasion par constat comme aujourd’hui. En vérité, bien des contrainte­s demeurent quand bien même le paysage géopolitiq­ue et géostratég­ique a muté. La réussite de la propositio­n française – qui reste des plus floues dans sa concrétisa­tion – pourrait certaineme­nt aboutir si nous devions subir une grave crise stratégiqu­e ou une rupture avec Washington, ce qui semble aussi difficile à imaginer (11).

 ??  ?? Un ASMP-A sous un Rafale. La participat­ion d’états européens à certains exercices des Forces aériennes stratégiqu­es comme les exercices « Poker » pourrait être l’une des pistes de coopératio­n. (© Sirpa Air via MBDA)
Un ASMP-A sous un Rafale. La participat­ion d’états européens à certains exercices des Forces aériennes stratégiqu­es comme les exercices « Poker » pourrait être l’une des pistes de coopératio­n. (© Sirpa Air via MBDA)
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L’étude de la nouvelle génération de SNLE est déjà engagée.
(© Marine nationale)
Le Terrible à la mer. L’étude de la nouvelle génération de SNLE est déjà engagée. (© Marine nationale)
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Représenta­tion d’un missile hypersoniq­ue américain. L’ASN4G devrait permettre de remplacer à terme L’ASMP-A par un engin hypersoniq­ue. Là aussi, les études sont déjà lancées. (© Lockheed Martin)
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Tir d’essai d’un missile M51. L’associatio­n d’états européens aux opérations sous-marines paraît délicate. (© Marine nationale)

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