Européanisation du nucléaire français Opportunités et contraintes structurelles
Le discours du président Emmanuel Macron sur la stratégie de défense et de dissuasion devant les stagiaires de la 27e promotion de l’école de guerre, le 7 février 2020, est un modèle du genre, assurément persuasif et pertinent au premier abord.
Il part du constat d’un monde où les « équilibres dissuasifs entre puissances sont ainsi devenus plus instables », estimant que « certains pays optent sciemment pour des postures nucléaires opaques, voire agressives, incluant une dimension de chantage ou de recherche du fait accompli […] L’europe elle-même est directement exposée aux conséquences de cette déconstruction. […] depuis le
début des années 2000, c’est en effet l’ensemble de l’architecture de sécurité en Europe, difficilement bâtie après 1945 durant la Guerre froide, qui s’est trouvé progressivement fissuré, puis sciemment déconstruit brique par brique. Après le blocage des négociations sur les armements conventionnels, la fin, en 2019, du traité sur les forces nucléaires intermédiaires est le symbole de ce délitement ».
« Les Européens doivent aujourd’hui collectivement prendre conscience que, faute de cadre juridique, ils pourraient rapidement se trouver exposés à la
reprise d’une course aux armements conventionnels, voire nucléaires, sur leur sol. Ils ne peuvent pas se cantonner à un rôle de spectateurs. Redevenir le terrain de la confrontation des puissances nucléaires non européennes ne serait pas acceptable. » Pour l’élysée, la stabilité stratégique n’est plus garantie – à savoir « la recherche de l’équilibre des forces au plus bas niveau possible ». La sécurité de la France et de l’europe est en jeu derrière la crise actuelle des instruments de maîtrise des armements et de désarmement. Et de dénoncer de possibles
débats sécuritaires impliquant une relation directe et exclusive entre les États-unis, la Russie et la Chine.
On y insiste aussi sur la « promotion d’un agenda international renouvelé pour la maîtrise des armements, et celle, d’autre part, d’un réel investissement européen en matière de défense ». « Les Européens doivent pouvoir ensemble se protéger. Ils doivent pouvoir décider et agir seuls lorsque cela est nécessaire. Ils doivent le faire en n’oubliant jamais ce que l’histoire leur a appris : la démocratie et le droit sans la force ne tiennent pas longtemps ! Ils doivent enfin utiliser de manière courante les mécanismes assurant leur solidarité. »
« C’est pour cela que je suis convaincu que les Européens doivent d’abord et avant tout définir ensemble ce que sont leurs intérêts de sécurité et décider souverainement de ce qui est bon pour l’europe. »
On perçoit assurément toute l’importance accordée à l’autonomie stratégique et à la prise en main par les Européens d’abord de leurs intérêts de sécurité, de défense et de solidarité dans l’épreuve. La crise transatlantique autour du budget, de la Syrie et de l’iran, les tensions euro-turques, les doutes sur la crédibilité de l’article 5 de défense collective, les voies sans issue et autres atermoiements allemands à résoudre (Conseil de sécurité, porte-avions européen, zone de sécurité en Syrie, opération « Takuba », détroit d’ormuz) sont passés par là pour tenter de serrer les rangs entre Européens.
Au-delà du rappel traditionnel sur la «dissuasion à outils minimum» française inférieure à 300 têtes et sa crédibilité opérationnelle (1), du soutien au TNP qui va être au-devant de la scène cette année et des propositions sur l’avenir des traités nucléaires et
(2) de la construction d’une culture stratégique européenne partagée, le discours du président Macron insiste à la fin de sa démonstration sur le principe selon lequel l’indépendance de décision de la France va de pair avec ses intérêts vitaux qui ont désormais une dimension européenne. Et de proclamer que, dans cet esprit, il souhaite « que se développe un dialogue stratégique avec les partenaires européens qui y sont prêts sur le rôle de la dissuasion nucléaire française dans notre sécurité collective. Les partenaires européens qui souhaitent s’engager sur cette voie pourront être associés aux exercices des forces françaises de dissuasion. Ce dialogue stratégique et ces échanges participeront naturellement au développement d’une véritable culture stratégique entre Européens (3)» .
Des réactions
Nous pourrions classer les réactions à ce discours en trois écoles. Les enthousiastes francophiles ou hexagonaux pour qui tout ce qui peut renforcer l’autonomie européenne à travers le poids d’un leader stratégique que serait la France serait bon à prendre et à soutenir. D’autant plus que la France va devenir, avec le Brexit, la seule puissance nucléaire attachée à L’UE, que les tensions américano-européennes ne sont pas réglées fondamentalement et que la crise des INF a marqué les esprits. À la clé également, le possible partage des coûts, un équipage composite dans les SNLE et le porte-avions nucléaire dans son expression dissuasive, l’utilisation de bases aériennes dispersées dans des pays européens par les forces aériennes stratégiques françaises.
Les hésitants et réticents aux silences polis, pour qui le principe du parapluie nucléaire américain en Europe et le système de double clef de certains pays hôtes fondent la dissuasion, la solidarité, le partage et finalement la sécurité (diplomatie allemande et otanienne). La confiance envers ce dispositif est supérieure au déclaratoire français. Ne pas lâcher la proie pour l’ombre, même si la réalité du soutien américain en cas de crise (y compris une gesticulation nucléaire dissuasive) reste incertain. D’autres estiment que rien n’a fondamentalement changé en matière doctrinale au vu de la déclaration d’ottawa de 1974 et des discours
de Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande. Le nucléaire français n’est pas enchâssé/ dilué dans le doctrinal otanien, mais participe néanmoins à la défense des alliés tout en complexifiant les calculs des « adversaires potentiels ».
Les opposants, qui estiment que la dissuasion reste souveraine et « gaullienne » dans la prise d’ordre – ce que le présidentmacronalui-mêmeconfirmé dans son discours – et que les propositions de dialogue stratégique avec les Européens se heurteront assez vite à ces évidences hyper-centralisatrices du pouvoir nucléaire élyséen. Le nucléaire ne se partage pas. Il peut se coordonner, se pédagogiser, mais pas accepter un processus qui pourrait conduire à des blocages décisionnels ou de posture. En outre, bien des pays européens ne sont pas « intéressés » par le cadre nucléaire pour des raisons géopolitiques, historiques ou d’opinion publique. Moins on en parle, mieux cela vaut (4), dans un tabou renouvelé au gré de l’actualité. Pis, certains avancent l’idée que la proposition française tend à ne pas refléter une discussion « entre égaux » au préalable.
Contraintes structurelles
Certes, les incertitudes sur les garanties américaines de sécurité pourraient aboutir à un rôle plus affirmé de la France dans la protection des partenaires européens (5). La proposition française serait cette fois plus « crédible » et « audible » par les autres pays européens au vu d’un environnement sécuritaire très différent et plus instable. Nonobstant, les anciennes tentatives françaises de dialogue avec les partenaires n’ont jamais vraiment abouti et, lorsqu’il est question de coopération, la France reste dans un bilatéral technologique (6), de complicités stratégiques hors Groupe des plans nucléaires de L’OTAN ou dans le partage de réflexions
(7) doctrinales, pas davantage. Bien des pays européens suivirent de près ou de loin les inflexions historiques françaises :
(8)
• dissuasion du faible au fort (amiral Castex, 1945, colonel Gallois, 1960) ;
• tous azimuts (de Gaulle, 1959) ;
• dissuasion proportionnelle (Gallois, 1960) ;
• coup de semonce (de Gaulle, 1964) ;
• intérêts vitaux (Centre de prospective
et d’évaluation, 1966) ;
• ultime avertissement (années 1970) ;
• réponse flexible (Pompidou, 1973) ;
• dissuasion nucléaire élargie (Giscard d’estaing, 1974) ;
• fort au fou/faible (Chirac, débat début des années 1990) ;
• dissuasion nucléaire concertée (Juppé, 1995) ;
• parapluie nucléaire européen (Chirac, 2006) ;
• fort face à l’asymétrie et aux crises nucléaires (Hollande et Macron, années 2010-2020).
De toute évidence, il nous faudrait résoudre bon nombre de difficultés pour atteindre une vision nucléaire européenne partagée autour de l’esprit ou de la lettre macroniens, car les obstacles à cette acculturation sont nombreux et pourraient même être un frein à l’intégration européenne, sauf à imaginer une eurodéfense (groupe pionnier) à quelques-uns. Les contraintes demeurent comme par le passé et
(9) elles sont connues :
• la question de la propriété/légitimité/droit de regard/partage de la décision/concertation ;
• la question de la doctrine/gestinucléo-européistes
culation/frappe d’avertissement ;
• l’assimilation et le degré de pertinence de la dissuasion par constat des forces nucléaires françaises ;
• l’avenir de la clause de défense via le traité de Lisbonne ;
• l’attitude des opinions publiques européennes (confusion dissuasion versus guerre nucléaire) ;
• la prégnance des garde-fous du TNP soutenue par L’UE ;
•la pression autour des aspects éthiques et du dossier sur le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires ;
• la posture différenciée des États face à cet instrument de puissance ;
• la question des priorités militaires face aux menaces asymétriques et hybrides ;
• l’absence de culture stratégique européenne préalable ;
• la difficulté de « vendre » la dialectique de la dissuasion en Europe ;
• la position d’un nucléaire européen : « cerise sur le gâteau » en aval ou « socle premier » en amont ?
À un horizon prévisible, les obstacles restent légion dès lors que bien des États auraient des difficultés politiques et électorales à convaincre de remplacer le cadre américain de la dissuasion au profit du cadre francoeuropéen; mais aussi – en cas de retrait hypothétique des bombes B61 américaines –, d’imaginer des pays hôtes pouvant porter, en double clef, des missiles ASMP-A ! Ce n’est pas ce qui est même pensé à Paris. La posture restera alors celle d’une dissuasion par constat comme aujourd’hui. En vérité, bien des contraintes demeurent quand bien même le paysage géopolitique et géostratégique a muté. La réussite de la proposition française – qui reste des plus floues dans sa concrétisation – pourrait certainement aboutir si nous devions subir une grave crise stratégique ou une rupture avec Washington, ce qui semble aussi difficile à imaginer (11).