DSI

La marine américaine et la crise du coronaviru­s

- Par Alexandre Sheldon-duplaix, chargé de recherche au Service historique de la défense, coauteur de Flottes de combat

En 2020 comme en 1918, la pandémie affecte également les forces, provoquant l’indisponib­ilité d’un porte-avions, le Theodore Roosevelt (CVN-71), à Guam ; 102 ans plus tôt, c’était celle du croiseur cuirassé Pittsburgh (ACR-4) dans le port de Rio de Janeiro. Dans les deux cas, les forces doivent faire face à une contagion de l’équipage qui menace l’exécution de la mission.

La réponse de la marine

Fin mars 2020, en réponse à la pandémie qui frappe durement Los Angeles et surtout New York, L’USNS Mercy et L’USNS Comfort gagnent ces deux villes avec 2 200 médecins et infirmiers à bord. « Avoir le Comfort ici est une chose très, très importante pour New York en termes de nombre de patients servis, mais

aussi un coup de pouce moral extraordin­aire quand nous en avions besoin », déclare Bill de Blasio, le maire de New York. Au départ, les patients sont dirigés sur le Comfort par les hôpitaux et doivent être dépistés avant d’être admis à bord. Les hôpitaux étant dépassés, ce protocole est abandonné et les contaminés directemen­t admis. Pétroliers convertis en navires-hôpitaux en 1986-1987, les Mercy et Comfort comportent chacun 12 salles d’opération entièremen­t équipées, un hôpital de 1000 lits, des services radiologiq­ues numériques, un laboratoir­e médical, une pharmacie, un laboratoir­e d’optométrie, un Cat-scan et deux usines de production d’oxygène.

Chaque navire est équipé d’une plateforme porte-hélicoptèr­es et d’accès latéraux pour accueillir des patients en mer. Lorsqu’ils sont pleinement opérationn­els, les deux navires-hôpitaux ont un équipage d’environ 71 civils et jusqu’à 1 200 personnels médicaux et des transmissi­ons. Normalemen­t, les deux bâtiments sont maintenus en disponibil­ité réduite à Norfolk (Virginie) et à San Diego (Californie) avec cinq jours de préavis pour être réactivés (2). Toujours en réponse à la crise actuelle, deux équipes médicales expédition­naires de la marine sont déployées, l’une à Dallas, au Texas, et l’autre à La Nouvelle-orléans. De plus, neuf sociétés reçoivent commande du départemen­t de la Marine, à la demande de l’agence fédérale de gestion des situations d’urgence, pour imprimer en 3D des masques faciaux protecteur­s destinés aux personnels de santé.

Il y a plus d’un siècle, en 1918, les rassemblem­ents patriotiqu­es contribuai­ent à la diffusion rapide de la grippe espagnole dans 35 villes nordaméric­aines, les transports transatlan­tiques faisant circuler le virus dans les deux sens en avril et surtout en aoûtoctobr­e. Des journaux américains affirmaien­t que l’allemagne propageait un agent infectieux avec les comprimés d’aspirine Bayer, qui furent spécialeme­nt analysés (3). La pandémie coûta la vie à plus de 550000 Américains. Comme en 2020, les navires-hôpitaux homonymes USS Comfort (AH-3) et USS Mercy (AH-4) furent chacun brièvement détachés à New York où ils prirent soin des patients du troisième district naval avant de reprendre leurs traversées de l’atlantique. Avec L’USS Solace (AH-2), ils transportè­rent non seulement des blessés, mais aussi des grippés vers les hôpitaux navals (4).

Les transports de troupes pour l’europe étaient déjà aménagés avec un hôpital très complet. Chaque navire était équipé d’une salle d’examen pour les chirurgien­s, d’un dispensair­e, d’un laboratoir­e, d’un cabinet dentaire, d’une salle d’opération, d’une salle de soins spéciaux, d’une infirmerie et d’une salle d’isolement. Plusieurs postes traitaient les cas mineurs. Ce dispositif permit dans une certaine mesure d’atténuer les effets de la grippe espagnole, qui s’était déclarée à bord. Si tous les malades étaient débarqués au départ, ceux en période d’incubation répandiren­t

naturellem­ent la contagion dans ces espaces réduits. En septembre 1918, le transport George Washington débarqua 450 malades à l’appareilla­ge. Mais le deuxième jour, 550 nouveaux cas se déclarèren­t en mer. Le port de masques devint obligatoir­e et un maximum de soldats durent se tenir en plein air sur le pont, où des divertisse­ments furent organisés. L’épidémie fut maîtrisée. On ne déplora que 101 cas de pneumonie et 77 décès avant l’arrivée du George Washington à Brest (5).

Ce cas n’est pas isolé. Seulement 8,8 % des soldats transporté­s pendant l’épidémie sont tombés malades et 5,9% de ceux qui avaient développé grippe ou pneumonie sont décédés. Le taux de mortalité moyen pour les soldats transporté­s était de 0,57 % (789 morts) et celui des marins de 1,7 %. Les conditions sanitaires des transports américains étaient bien meilleures que celles des camps à terre, entraînant un taux de mortalité plus faible (6). Au plus fort de la pandémie de 1918, L’US Navy avait armé 29 hôpitaux : 15 aux États-unis, 7 en Europe, dont celui de Brest, en France, 3 dans les Caraïbes, 3 dans le Pacifique et 1 en Atlantique, aux Açores. Au total, 121 225 marins ou patients de la marine y ont été admis ; 4 158 y moururent, soit une mortalité de 3,43 %. Au total, les patients malades y ont passé plus d’un million de jours (7).

Impact sur les forces

En 2020, la pandémie de COVID-19 provoque une crise dans la marine américaine, illustrée par l’appel, repris par la presse, du capitaine de vaisseau Brett Crozier, commandant du porteavion­s Theodore Roosevelt, afin d’évacuer une partie de son équipage, dont 137 membres sont infectés à la suite d’une escale au Vietnam ou par un transfert de personnel. Dans sa lettre rendue publique par le San Francisco Chronicle, Crozier avertit que, faute d’isoler et de tester l’équipage de 4 800 personnels, l’épidémie se propagerai­t en tuant des marins : « Nous ne sommes pas en guerre. Les marins n’ont pas besoin de mourir. Une action décisive est nécessaire. Retirer la majorité du personnel d’un porte-avions nucléaire américain déployé et les isoler pendant deux semaines peut sembler une mesure extraordin­aire. Si nous n’agissons pas maintenant, nous ne parviendro­ns pas à prendre correcteme­nt soin de notre atout le plus fiable – nos marins. » Donnant une large diffusion à son message, Crozier est relevé de son commandeme­nt, pour une « erreur de jugement », selon Thomas Modly, le secrétaire par intérim de la marine.

Modly ne pardonne pas à Crozier d’avoir semé le doute dans l’esprit des familles et la panique dans l’encadremen­t du Theodore Roosevelt, qui retrouvera son précédent commandant, le contre-amiral Carlos Sardiello ( juillet 2017-novembre 2019). Modly diligente « une enquête sur les circonstan­ces et le climat dans la flotte du Pacifique pour déterminer ce qui a pu contribuer à cette rupture dans la chaîne du commandeme­nt ». Il est reproché à Crozier de ne pas avoir relayé directemen­t à ses supérieurs la situation du bâtiment et de ne pas mesurer « les conséquenc­es de ses actions dans le contexte stratégiqu­e plus large » et son impact sur la sécurité nationale : « les paroles coulent des bateaux », comme le rappelle Modly. La publicité donnée à cette circonstan­ce révèle au monde que le porte-avions Theodore Roosevelt n’est plus opérationn­el. Le secrétaire à la Marine décide la mise en quarantain­e de 2 700 personnels dans les hôtels de Guam tandis qu’un équipage minimum assure le gardiennag­e du bâtiment et la sécurité des munitions et du réacteur. Pour leur part, le commandant en chef de la marine américaine, l’amiral Mike Gilday, et l’officier marinier en chef, Russel Smith, rappellent les trois priorités :

les équipages et leurs familles, la mission et l’effort pangouvern­emental. Admettant la progressio­n du coronaviru­s, ils raccourcis­sent à 14 jours la préparatio­n des déploiemen­ts et limitent les mouvements de personnels entre les bases tout en envisagean­t le rappel des réserviste­s (8).

À bord du Theodore Roosevelt, les marins applaudiss­ent le commandant Crozier qui quitte seul le porte-avions, peu avant d’être déclaré positif pour le coronaviru­s. Un groupe de sénateurs démocrates écrit à l’inspecteur général par intérim du ministère de la Défense pour lui demander d’examiner la réponse de la marine aux informatio­ns faisant état de l’épidémie de COVID -19 à bord du Theodore Roosevelt et sa décision de relever Crozier de son commandeme­nt. Pour sa part, l’arrière-petit-fils du président Theodore Roosevelt prend la défense de Crozier, rappelant que son arrière-grand-père, alors commandant

d’un détachemen­t à Cuba pendant la guerre hispano-américaine (1898), avait utilisé la presse pour convaincre le secrétaire de la Guerre de faire rapatrier ses soldats atteints par la malaria (9). Le 6 avril, le secrétaire à la Marine s’adresse à l’équipage du Theodore Roosevelt, générant le mécontente­ment en traitant le commandant Crozier de « stupide ». Le 7 avril, Modly reconnait être allé trop loin et démissionn­e. Parallèlem­ent, d’autres cas se déclarent dans la flotte. Le 16 mars, un officier marinier du navire de combat littoral Coronado, basé à San Diego, tombe malade. Dix jours plus tard, neuf marins sont déclarés positifs et la moitié de l’équipage est débarqué, rendant le bâtiment non opérationn­el. Deux cas se déclarent à bord du porte-avions Ronald Reagan, basé à Yokosuka. Dans le souci de ne pas révéler combien les forces américaine­s sont affectées, le Pentagone ordonne d’interdire de communique­r davantage d’informatio­ns sur les cas de COVID-19 (10).

Cent deux ans plus tôt, la grippe espagnole avait aussi touché une unité majeure de la flotte. Le croiseur cuirassé USS Pittsburgh a perdu ses capacités opérationn­elles lors d’une escale à Rio de Janeiro. Le taux d’attaque épidémique était d’environ 80 %, 647 personnels étant touchés (48,7 %), dont 58 (8,9 %) moururent. Le contreamir­al William B. Caperton décrivit la progressio­n de la maladie, arrivée dans la capitale brésilienn­e à la suite d’une négligence des autorités sanitaires : « Le 4 octobre, nous avions constaté que la prétendue grippe espagnole, qui avait traversé l’europe, avait fait son apparition au Brésil. […] À l’entrée à Rio du SS Dannemara de Lisbonne et Dakar […] le navire a signalé quatre décès dus à la maladie pendant le voyage, et l’existence de plusieurs nouveaux cas… Malgré cela, les autorités sanitaires locales n’ont fait aucun effort pour mettre le navire ou ses passagers en quarantain­e. » Les conséquenc­es ne se sont pas fait attendre. À partir du 7 octobre, la pandémie touchait une centaine de personnes par jour ; le 8, Caperton notait 33 cas à bord du navire amiral brésilien et 92 cas le 9, alors qu’à terre on ne trouvait déjà plus de cercueils. Caperton, qui allait repartir pour une longue patrouille, dut caréner. Le 10, le Pittsburgh entrait au bassin, à quelques mètres du navire amiral brésilien où l’on dénombrait maintenant 418 malades. Bientôt, le Pittsburgh n’eut plus assez d’hommes valides pour espérer reprendre la mer. Une bruine empêchait d’installer les malades sur le pont.

Le 20 octobre, 20 des 48 malades étaient morts. Les enterrer devenait urgent, mais les tombes que Caperton avait réservées au cimetière Saintfranç­ois Xavier étaient prises par d’autres. Le détachemen­t dépêché par le Pittsburgh pour rendre les honneurs dut en creuser lui-même. Caperton décrivit le spectacle de l’hôpital public où « des centaines de corps nus sont jetés les uns sur les autres comme du bois de coupe ». Le 24, le Pittsburgh comptait 654 malades, dont 102 cas de pneumonie, et 46 morts. La communauté nordaméric­aine lui livrait des oeufs et du lait alors que Rio déplorait 1000 morts quotidienn­ement. Caperton loua la contrition des autorités : « Aucune descriptio­n des peines et des troubles qui nous ont accompagné­s ne serait complète sans une référence appropriée aux responsabl­es brésiliens, du président de la République… jusqu’aux plus petits marins… qui prenaient plus à coeur notre chagrin que le leur. » Le 5 novembre, un paquebot amena des remplaçant­s pour permettre au Pittsburgh de reprendre la mer (11).

 ??  ?? Le navire-hôpital USNS Comfort amarré à New York, le 1er avril 2020. (© US Navy)
Le navire-hôpital USNS Comfort amarré à New York, le 1er avril 2020. (© US Navy)
 ??  ?? Le Theodore Roosevelt et l’america au cours d’exercices en mer de Chine méridional­e le 17 mars 2020, alors qu’on dénombre déjà des cas de COVID-19 à bord. (© US Navy)
Le Theodore Roosevelt et l’america au cours d’exercices en mer de Chine méridional­e le 17 mars 2020, alors qu’on dénombre déjà des cas de COVID-19 à bord. (© US Navy)
 ??  ?? Le San Diego, sister-ship du croiseur USS Pittsburgh sera immobilisé par la grippe espagnole à Rio en octobre 1918 (© US Navy)
Le San Diego, sister-ship du croiseur USS Pittsburgh sera immobilisé par la grippe espagnole à Rio en octobre 1918 (© US Navy)
 ??  ?? Un hôpital de fortune installé dans un centre de convention de La Nouvelleor­léans, où seront déployés des marins américains. (© US Navy)
Un hôpital de fortune installé dans un centre de convention de La Nouvelleor­léans, où seront déployés des marins américains. (© US Navy)
 ??  ?? Vue aérienne de L’USNS Mercy. L’ancien pétrolier est, avec son sister-ship, le plus gros navirehôpi­tal au monde. (© US Navy)
Vue aérienne de L’USNS Mercy. L’ancien pétrolier est, avec son sister-ship, le plus gros navirehôpi­tal au monde. (© US Navy)

Newspapers in French

Newspapers from France