Les miracles militaires
IPar analogie avec les miracles économiques, « japonais » ou « allemand » après la Deuxième Guerre mondiale pour les plus emblématiques, on peut parler de miracle militaire lorsqu’une armée obtient des succès opérationnels répétés étonnants au regard de ses performances passées et/ou des moyens dont elle dispose. l y a eu des milliers de systèmes opérationnels mis en place au cours de l’histoire, mais peu d’entre eux présentent ces caractéristiques de décollage rapide et d’imposition soudaine d’une supériorité évidente et soutenue sur ses adversaires. On peut citer parmi d’autres les modèles macédonien et romain au IVE siècle av. J.-C., l’armée mongole de Gengis Khan au XIIE siècle, celles du roi de France Charles VII à la fin de la guerre de Cent Ans ou des rois de Suède, de Gustave II Adolphe à Charles XII au XVIIE siècle, ou encore l’armée et la marine japonaises au tournant du XXE siècle. Ils présentent quelques points communs.
Le cours des miracles
Pratiquement tous les miracles militaires débutent par un constat politique d’impuissance et même de vulnérabilité. Lorsqu’il arrive au pouvoir en 359 av. J.-C., Philippe II de Macédoine est à la tête d’un État périphérique de la Grèce et qui n’a guère marqué l’histoire jusque-là. La Suède du début du XVIIE siècle est sensiblement dans la même position en Europe, comme le Japon lorsqu’il est obligé de s’ouvrir au monde au milieu du XIXE siècle. Bien souvent, ce sentiment de vulnérabilité a été exacerbé par un désastre qui a révélé toutes les insuffisances militaires de l’état. Philippe II prend le commandement d’une armée qui a été presque entièrement détruite par les voisins illyriens. La République romaine a été humiliée par le raid gaulois de 390 av. J.-C. qui a détruit ses légions sur l’allia et occupé la ville. Au XVE siècle, le roi Charles VII ne règne plus que sur une partie du pays et doit faire face à une armée anglaise qui domine le champ de bataille.
Ce sentiment de danger est nécessaire, car il s’agira presque toujours de réaliser non pas une simple amélioration de l’existant, mais une rupture organisationnelle. En imposant une transformation profonde des rapports sociaux et des façons de voir les choses, la rupture demande beaucoup d’efforts. C’est ce qui explique largement la rareté
des réelles transformations militaires, très inférieures en nombre à celles des nations, cités ou organisations politiques quelconques qui pourraient et devraient les réaliser, mais qui préfèrent rester dans une inertie parfois consciente.
Le point de départ d’un miracle militaire est donc une bataille pour convaincre les décideurs, l’opinion et l’armée elle-même de la nécessité de faire de gros efforts pour changer. Archonte d’athènes au début du Ve siècle av. J.-C., Thémistocle doit convaincre les assemblées de fortifier le port du Pirée et surtout de construire une grande flotte de guerre pour se protéger des Perses. Il y parvient en formant une masse critique de citoyens éminents, d’experts et même d’«influenceurs», en n’hésitant pas par exemple à détourner les oracles de la Pythie de Delphes parlant de la protection d’une « muraille de bois ». La transformation de l’armée romaine est attribuée à Marcus Furius Camillus, dit Camille, le principal homme d’état romain de la première moitié du IVE siècle av. J.-C., mais ce nom regroupe en réalité une oeuvre collective qui s’est étalée sur plusieurs dizaines d’années, non sans réticences. La transformation de l’armée prussienne à partir du milieu du XIXE siècle est le résultat de l’association du roi Guillaume Ier qui impose l’augmentation du budget, d’un groupe civil incarné par le ministre von Roon qui a dû surmonter les réticences des parlementaires pour rénover le service de conscription/réserve et du Grand État-major avec le général von Moltke à sa tête.
Une fois lancée, la transformation est aussi une agrégation d’innovations, seul moyen d’obtenir par synergie un saut qualitatif important. Cela commence presque toujours par une innovation socio-militaire : le soldatcitoyen permanent spartiate, les compagnies d’ordonnance de Charles VII, la conscription obligatoire, les réserves mobilisables, les troupes coloniales, etc. La force de l’armée prussienne, la plus petite puissance européenne en 1815, est qu’elle a conservé le système de conscription/réserve afin d’avoir au moins autant de soldats que ses rivales. Cela oblige le Grand État-major à réfléchir en permanence aux problèmes de la mobilisation dans un monde qui change alors très vite, et donc à s’intéresser de près à ce monde et à toutes ses potentialités. Les réformes de Roon consistent alors à exploiter au mieux ce qui existe déjà. La légion manipulaire est une grappe d’innovations qui associe le principe du citoyen-soldat, qui offre la masse, à des réformes de structure comme la ligne triple, les manipules autonomes, l’espace entre les combattants ou les centurions comme système nerveux, des réformes sociales comme l’ordonnancement par âge et non plus par richesse, des méthodes nouvelles comme la combinaison du lancer de javelot et du combat rapproché chez le même individu et enfin des équipements nouveaux, souvent empruntés à l’ennemi, tels que les boucliers longs ou les glaives. L’armée de Gustave II Adolphe de Suède est une intégration de la conscription et des bonnes idées de son époque, cavalerie
de choc, mécanisation des gestes, allègement des armes, artillerie mobile, combinaison des armes, ordres préécrits, dans une synergie particulièrement redoutable.
Les innovations techniques, comme l’arc gallois ou l’artillerie de bronze pendant la guerre de Cent Ans, peuvent jouer un rôle prépondérant, mais c’est rare et à condition de s’appuyer sur un système organisé de production et de formation. Parfois, le nouveau système opérationnel qui s’impose est même techniquement moins sophistiqué que celui qu’il bat, comme lorsque les piquiers suisses écrasent l’armée bourguignonne de 1474 à 1477 et établissent une nouvelle norme pendant presque quarante ans. Car pour qu’il y ait « miracle militaire », il faut aussi avoir établi une supériorité durable et accumulé les succès, autrement dit avoir résisté à l’imitation avec des avantages uniques, comme les centurions, et au contournement par d’autres méthodes.
En écrasant complètement l’armée irakienne en 1991 après des décennies de déboires, les forces armées américaines de la fin du XXE siècle constituent un bon exemple de la réunion de tous ces paramètres. Ce n’est pas tant la victoire qui surprend alors, mais son ampleur, avec des pertes du vaincu plusieurs centaines de fois supérieures à celles du vainqueur, un phénomène inédit. Tout le monde comprend à ce moment-là qu’il n’y a plus une armée sur la Terre qui puisse résister à celle des États-unis.
Un miracle militaire américain
L’origine de ce succès spectaculaire se situe dans les années 1970. Les forces américaines ont été retirées du Vietnam, mais de la libération désastreuse de l’équipage du navire
Mayaguez en 1975 jusqu’au fiasco de Beyrouth en 1983 en passant par celui du raid de libération des otages en Irak en 1980 et les innombrables maladresses de l’invasion de la Grenade en 1983, elles continuent à accumuler les ratés. Comme, pendant la même période, l’armée soviétique multiplie les innovations et les interventions, le sentiment se développe d’une infériorité militaire pouvant se révéler désastreuse, en particulier en Europe.
Une coalition politique se met en place, qui associe 130 membres de la Chambre des représentants et du Sénat, démocrates comme républicains, dans un caucus, une réunion sur un intérêt commun. Ce caucus s’appuie particulièrement sur les réflexions de quelques hommes comme Norman Polmar, rédacteur au Jane’s Fighting Ships, Pierre Sprey, ingénieur à l’origine du design de l’avion A-10, et surtout l’analyste Williman Lind et le colonel en retraite John Boyd, ancien pilote, tacticien et technicien reconnu de l’air Force. Leurs écrits et propos souvent iconoclastes attirent aussi l’attention des médias, ce qui accroît leur audience et les ralliements de nouveaux membres, officiers ou universitaires comme Jeffrey Record, Richard Gabriel ou Paul Savage. Cet ensemble baptisé « mouvement de réforme militaire » est très informel et très divers. Il s’entend cependant pour mettre l’accent sur ce qui apparaît comme les trois principales faiblesses des forces armées américaines : la gestion des hommes, la doctrine d’emploi et la politique des équipements.
Les forces armées sont désormais entièrement composées de volontaires, ce qui aide à reconstituer leur moral, mais ne suffit pas à assurer leur cohésion. L’US Army reconstitue le régiment comme échelon de tradition et de gestion des ressources humaines. Elle lance l’expérimentation COHORT (Cohesion, Operational Readiness, Training) visant à garder ensemble le même personnel d’une compagnie pendant trois ans. Dans L’US Air Force, au Tactical Air Command, le général Creech réassocie avions, pilotes et mécaniciens dans des escadrilles reconstituées et remonte spectaculairement le niveau tactique de ce grand commandement aérien. L’entraînement est repensé en utilisant les technologies de simulation modernes. L’enseignement militaire supérieur est également refondu. En attirant plus de volontaires, en les conservant plus longtemps et en les formant mieux, ce meilleur environnement humain crée un cercle vertueux où la qualité des hommes et des unités augmente de manière régulière.
Les réformateurs insistent ensuite beaucoup sur la manière de combattre, qui se limitait jusque-là à une série de procédés pour obtenir le meilleur ratio de pertes contre les Soviétiques. Par opposition à ce combat d’usure, ils prônent plutôt le « combat de manoeuvre » (Maneuver Warfare) visant à disloquer les dispositifs ennemis. À l’imitation des Soviétiques, on s’intéresse également pour la première fois sérieusement à l’art opératif. Ces réflexions aboutissent aux manuels FM 100-5 de 1982 et surtout de 1986, dits aussi Air-land Battle, car, sur l’impulsion de la «mafia des chasseurs », la coopération entre l’air et le sol est enfin bien organisée. On imagine de nouvelles structures comme le Commandement des forces spéciales, les brigades d’hélicoptères d’attaque ou les divisions d’infanterie légère.
Les réformateurs parviennent enfin à briser en partie l’habitude de la « sophistication conservatrice » des industriels et du Pentagone, c’est-à-dire le prolongement de ce qui se fait déjà en toujours plus sophistiqué et avec des coûts exponentiels, au profit d’équipements d’un meilleur rapport coût/ utilité réelle. L’US Air Force s’équipe des avions F-16 et F-15 et même, chose inconcevable quelques années plus tôt, de l’avion d’attaque A-10. L’US Army reçoit à ce moment-là les « big five »: char de bataille M-1 Abrams, véhicule de combat d’infanterie M-2 Bradley, hélicoptères de transport UH-60 et d’attaque AH-64, missile antiaérien Patriot, avec un bilan plus mitigé. Dans le même temps, servie par une forte augmentation des budgets sous l’administration Reagan, l’armée américaine décuple le nombre de multiplicateurs d’efficacité comme le système de gestion des armes navales Aegis, les premières munitions guidées, le GPS, les radars de surveillance aérienne E-2 et E-3 AWACS ou de surveillance terrestre E-8 JSTARS ou encore les bombardiers furtifs F-117 conçus en un temps record. Tous ces systèmes constituent encore, trente ans plus tard, l’ossature des forces armées américaines.
Tout ce bouillonnement de réflexions et d’innovations dans tous les domaines finit par s’agréger dans un système opérationnel cohérent et bien plus performant que le précédent. On ne saura jamais qu’elle aurait été son efficacité réelle face au Pacte de Varsovie. De 1989 à 2003, de l’engagement à Panama à la deuxième guerre contre l’irak en passant par les opérations contre les Bosno-serbes, les Serbes et les talibans, on assiste en revanche à une série de campagnes qui semble consacrer la nouvelle puissance américaine, avant qu’elle ne commence à être imitée par les nouvelles puissances rivales ou contournée par la capacité de dissuasion nucléaire acquise par la Corée du Nord, ou par la guérilla d’organisations armées en Afghanistan et en Irak. C’est peut-être d’ailleurs de ce côté qu’il faut chercher les surprises, dans la capacité de résistance de beaucoup d’organisations armées face aux États les plus puissants. Peut-être s’agit-il là du premier miracle militaire du siècle.