Contrer les théories du complot ?
Il semble désormais certain que la dérégulation du marché cognitif a favorisé la propagation des théories du complot et autres récits alternatifs (1). À lui seul, Youtube cristallise les critiques. En ne proposant au spectateur que des contenus susceptibles de lui plaire, l’algorithme de la plate-forme favoriserait l’émergence de bulles cognitives de plus en plus étanches qui contribuent à polariser le débat, qu’il soit politique ou scientifique. le site mettrait sur un même pied la le mal dont elle est tenue, à tort ou à parole de l’expert et celle du profane, raison, pour responsable ? brouillant un peu plus la frontière Ces dernières années, plusieurs entre vérité et affabulation. Aussi, chaînes sont apparues sur le Youtube plus de quinze ans après son lancement, francophone avec un même objectif : l’affaire serait classée : le site promouvoir la pensée critique sur le Net. aurait, au même titre que les réseaux Leurs stratégies sont multiples, mais sociaux dans leur globalité, participé néanmoins payantes. Leur «combat» à la dégradation du débat public. Se a été médiatisé par la presse dite « classique» pourrait-il cependant qu’il véhicule et leurs audiences – modestes les anticorps susceptibles d’éradiquer au regard de celles des vidéastes de
Loin d’y remédier, les filtres que la compagnie se vante d’avoir mis en oeuvre seraient au mieux lacunaires, au pire inutiles, voire contre-productifs. Comme Facebook,
divertissement – sont en augmentation constante. À l’heure où la lutte contre la désinformation est considérée comme un enjeu de sécurité nationale à part entière, les stratégies qu’adoptent ces vidéastes sont autant d’atouts précieux à transposer dans les PSYOPS. Qu’il s’agisse de contrer les rhétoriques fallacieuses de l’adversaire ou de convaincre l’opinion publique de ce dernier, ces chaînes sont riches d’enseignements.
Diffuser les outils : convergence d’objectifs, différences de moyens
L’une des premières chaînes à avoir popularisé la pensée critique sur le web francophone est Hygiène Mentale, dont l’audience est désormais bien établie. Créée en 2014, elle comptait plus de 303 000 abonnés en février 2019. La démarche des premières vidéos est souvent la même : à partir d’un cas a priori trivial (les «documentaires» attestant l’existence des géants, l’influence supposée de la Lune sur les naissances ou les évènements dits paranormaux), l’auteur monte en généralité et introduit un ou plusieurs concepts de psychologie sociale, de sociologie ou d’épistémologie. Si les autres vidéastes ne suivent pas forcément cette trame, tous ont un volet pédagogique plus ou moins saillant. Avec une même intuition : lutter contre les croyances erronées implique en premier lieu de donner au spectateur les clés pour repérer les mécanismes sur lesquels elles s’appuient.
Les partis pris des différents créateurs sont néanmoins différents. Là où Christophe Michel, créateur d’hygiène Mentale, illustre son propos à l’aide de sujets peu conflictuels, d’autres abordent directement les sujets qui fâchent. Thomas Durand, cofondateur de La Tronche en biais, a ainsi écrit un ouvrage dans lequel il attaque l’homéopathie,
(2) pratique ô combien populaire dans l’hexagone ! Le créateur d’un Monde riant, aux sympathies de gauche pourtant clairement affichées, n’hésite pas à défendre les OGM ou l’énergie nucléaire, quitte à s’attirer les foudres de certains militants écologistes. Après la diffusion d’un reportage de Cash Investigation consacré aux pesticides, le vidéaste est même monté au créneau avec d’autres collègues pour rappeler, méta-analyses à l’appui, que la réalité est loin de la catastrophe sanitaire dépeinte dans le reportage.
Il est cependant à noter que ce sont majoritairement des sujets concernant les sciences dites «exactes» (biologie, médecine, physique, etc.) qui sont abordés et démystifiés par ces vidéastes. Des collaborations avec des chaînes de vulgarisation sont d’ailleurs organisées de temps à autre, sans que les créateurs de ces dernières ne se réclament explicitement de l’esprit critique. Les sujets sociétaux ou politiques sont plus complexes à aborder, car il est plus facile d’accuser les créateurs de verser dans l’idéologie. Pour autant, ils ne sont pas totalement absents du web francophone. Aude Favre, créatrice de la chaîne Aude Wtfake, est ainsi l’une des rares à les aborder, bien qu’elle ne le fasse que partiellement. Parmi ses cibles figure notamment François Asselineau, dont la popularité sur Youtube est largement supérieure à ce que laisseraient présager ses scores électoraux. Dans la vidéo visant à déconstruire sa thèse sur les supposées origines nazies de l’union européenne, la vidéaste interroge des historiens spécialistes de la construction européenne et de Walter Hallstein, au coeur de l’argumentaire du président de L’UPR.
Contrer les mille-feuilles argumentatifs : la lutte sans fin
Ce qui rend les théories du complot si attractives ne se résume toutefois pas à des mécanismes cognitifs ou à des stratagèmes rhétoriques qu’il importe de disséquer. La manière dont leurs arguments sont présentés permet elle aussi d’expliquer pourquoi ces récits fascinent autant les croyants que les sceptiques. Pour reprendre les termes de Gérald Bronner, l’argumentaire complotiste se présente en effet comme un « mille-feuille argumentatif », à savoir un ensemble d’arguments qui, pris isolément, n’ont qu’une faible valeur épistémologique, mais qui, mis bout à bout, produisent une illusion de vérité et de consistance. Là où la tâche de déconstruction est complexe, c’est que, pour être correctement déconstruits, ces argumentaires nécessitent des expertises multiples. En ce sens, les « chercheurs de vérité » ont l’aplomb que n’ont pas les véritables chercheurs, dont le travail consiste justement à admettre les limites de leur connaissance.
Rien que pour les seules théories liées aux évènements du 11 septembre 2001, fers de lance des antiaméricains de tous bords, seule l’expertise combinée d’ingénieurs en bâtiment, d’experts en balistique, en relations internationales ou en terrorisme permet d’y répondre avec rigueur. Le créateur de la chaîne Le Debunker des étoiles s’est pourtant attelé seul à la tâche dans une série de quatre vidéos d’une grosse vingtaine de minutes chacune. L’accueil, bien qu’il ait été favorable dans l’ensemble, fut également très dur du côté des détracteurs : le ratio likes/dislikes de la première vidéo (qui totalise près de 158 000 vues) tourne aux alentours de 75/25 et bon nombre de commentaires reprochent à l’auteur la superficialité de son argumentation. Si ce ratio s’est amélioré au fil des vidéos, les audiences ont également diminué (moins de 70 000 vues pour la dernière).
Dans un autre registre, Defakator a eu à faire face à des obstacles similaires, quoique dans une moindre mesure. En 2017, celui-ci a publié une vidéo visant à démontrer que l’homme avait bien marché sur la Lune, démontant ainsi une autre théorie populaire chez les antiaméricanistes de tout poil. Si le ratio likes/dislikes de sa première vidéo était nettement plus favorable que celui des vidéos du Debunker des étoiles, il a, lui aussi, fait face à une série de commentaires de « chercheurs de vérité » qui lui reprochaient tantôt son manque de rigueur, tantôt la non-mention de tel ou tel argument supposé. Aussi a-t-il publié, en 2019, une vidéo répondant aux questions soulevées par sa première publication. Si le ratio likes/dislikes s’est, ici aussi, amélioré (avoisinant les 97 % d’avis favorables), les militants les plus convaincus n’en démordent pas et continuent à apporter de nouveaux éléments à charge.
Ce que nous enseignent ces deux exemples, c’est que, si les vidéos qui s’attaquent au contenu des discours complotistes et non à leur simple structure sont nécessaires, elles se heurteront toujours à la résistance des croyants les plus farouches. À cet égard, leur résistance permet d’illustrer la force du biais de confirmation, particulièrement important quand il s’agit de comprendre les mécanismes d’adhésion aux discours conspirationnistes. Edgar Szoc la résume comme suit : « Adhérer à une croyance avec suffisamment de certitude, c’est chercher sa confirmation, alors que c’est en la confrontant avec des éléments contradictoires qu’on est en réalité en mesure de la fortifier […]. » C’est là un principe
(3) fondamental à prendre en compte dans l’élaboration de toute opération de type « Psy » : instiller le doute est aisé à déclencher et permet de générer une réaction en chaîne difficile à arrêter.
Quel ton adopter ?
Comment faire pour enrayer ce cercle vicieux? Chercher à ébranler les croyances d’un individu pose la question de l’attitude à adopter. Faut-il tourner en dérision les tenants d’une théorie erronée, voire loufoque, ou faire montre de bienveillance à leur égard, quitte à leur accorder trop de visibilité ou de crédit ? Le Youtube francophone est ici divisé en deux camps : d’un côté, les tenants du dialogue; de l’autre, les partisans de l’attaque frontale, dont le degré de fiel varie cependant en fonction des marottes de chacun. Cette approche a ses atouts : la culture du « clash » est largement répandue sur le web et attire les abonnés, peu importe que le vidéaste ait provoqué la controverse ou qu’il la subisse. Ce ton mordant est également vu comme plus vrai, plus sincère, et est à même de combler le spectateur en recherche d’authenticité.
Dans cette optique, l’humour et la dérision peuvent eux aussi être des atouts précieux pour attirer une certaine
audience. Plusieurs de ces chaînes empruntent d’ailleurs une partie des codes propres aux vidéos humoristiques (bruitages comiques, usage de memes, rupture dans le rythme, etc.). Si ces artifices rendent les vidéos attractives pour un public habitué aux contenus de pur divertissement – l’humour est en effet omniprésent dans les vidéos de type « loisir » –, ils peuvent parfois desservir ceux qui y recourent. Pour revenir sur l’exemple d’aude Wtfake, la vidéaste prend le parti, dans ses formats principaux, de tourner certains détracteurs en dérision. Cet artifice, qui semble plaire à la grande majorité des spectateurs, est cependant invoqué par ses détracteurs pour dénoncer une supposée légèreté dans son analyse.
La rhétorique du « clash », humoristique ou non, présente en outre un sérieux inconvénient : elle ne convaincra que les convaincus et, au mieux, ceux qui ne nourrissaient que des doutes « mineurs » quant à la véracité de tel ou tel récit alternatif. Pour ceux qui, par hasard, tomberaient sur ce type de vidéo en s’étant investis dans une théorie du complot, la probabilité de volte-face est quasi nulle. En effet, l’un des nombreux attraits de ces récits est qu’ils procurent un sentiment de contrôle à ceux qui y souscrivent (4). Aussi tentaculaire ou apocalyptique que soit le complot auquel ils adhèrent, les croyants ont au moins l’impression qu’à eux, « on ne la fait pas ». De cette lucidité nouvellement acquise émerge un sentiment de supériorité qui conduit à ranger tout détracteur dans deux catégories peu flatteuses pour tout « conspi » qui se respecte : les moutons ou les représentants du « système ».
À ce titre, l’un des exemples les plus intéressants est celui du créateur de la chaîne Defakator. À ses débuts en 2016, le ton acerbe, voire moqueur, de ses vidéos était l’une de ses principales marques de fabrique. Pourtant, au cours des deux dernières années, une mue s’est opérée et son approche est devenue moins mordante. En décembre 2019, il est d’ailleurs revenu sur cette évolution lors d’un aparté sur la dissonance cognitive : « Cela ne sert à rien de braquer les gens. Cela fait plaisir surtout à ceux qui sont déjà convaincus par ce que vous dites, mais, pour les autres, c’est contre-productif .(5) » À elle seule, cette phrase résume l’approche de Samuel Buisseret, vidéaste à l’origine de la chaîne Mr. Sam - Point d’interrogation. Contrairement à certains de ses homologues, ce dernier ne perd que rarement son calme face à la caméra et cherche à éviter les critiques sur sa supposée «condescendance». Au contraire, il rappelle régulièrement à son audience qu’avant de découvrir la pensée critique, il était lui-même prêt à croire tout et n’importe quoi (complot du 11 Septembre, origine extraterrestre des ovnis, etc.). Aussi veille-t-il, dans la mesure du possible, à ménager les tenants d’une croyance (religieuse, pseudo-scientifique ou autre) en les invitant à sonder les mécanismes cognitifs qui les amènent à accorder leur confiance à un discours plutôt qu’à un autre. Depuis près d’un an, il est ainsi devenu l’un des principaux chantres de l’entretien épistémique sur le Youtube francophone. L’idée semble avoir rencontré un certain écho, son initiative ayant notamment été relayée par la chaîne Aude Wtfake.
Exploiter les atouts de Youtube : mise en réseau et vernis d’indépendance
Cette publicité faite à la chaîne de Mr. Sam - Point d’interrogation par une de ses homologues est loin d’être un cas isolé. Les collaborations entre ces vidéastes sont légion et varient en fonction des sujets abordés. Ainsi, en 2018, La Tronche en biais, Defakator, Hygiène Mentale et Un Monde riant se sont réunis à l’initiative d’astronogeek, vulgarisateur scientifique spécialisé dans l’astronomie, afin de créer un « faux » crop-circle. Ceux-ci ont profité de l’engouement suscité par le canular tantôt pour dénoncer les failles épistémologiques des spécialistes autoproclamés du paranormal, tantôt pour illustrer à l’aide d’un cas pratique divers biais psychologiques. Cette capacité à agir en réseau est l’une des forces de ces vidéastes et montre leur capacité à user au mieux des possibilités offertes par Youtube : ces collaborations, même ponctuelles, maximisent leur audience et permettent de donner de la visibilité
à des collègues moins connus. Ainsi, pour s’assurer qu’un message sera diffusé, il convient de le marteler par différents canaux afin de saturer « l’espace virtuel ».
Cela peut néanmoins s’avérer difficile pour toute institution perçue comme officielle, en particulier pour les acteurs classiques des opérations de type « Psy ». La plupart de ces vidéastes usent en effet au maximum de l’indépendance que leur fournit Youtube et qui est souvent perçue – à tort – comme un gage de neutralité par ceux qui estiment que les médias « conventionnels», à la solde des puissants, leur cachent «la vérité». Ainsi, ces différents vidéastes ont tous critiqué, peu ou prou, les médias classiques et les sources gouvernementales ; un point qu’ils mettent d’ailleurs régulièrement en avant dès lors que leurs détracteurs les accusent d’être des suppôts du « système ». Le cas d’aude Favre est, à cet égard, emblématique. Des youtubeurs se réclamant de la pensée critique, elle est la plus proche, en raison de son passé journalistique, des médias dits mainstream. Si l’accueil réservé à ses vidéos est en général très positif, ses détracteurs pointent régulièrement du doigt sa profession d’origine pour tenter de la discréditer, ignorant au passage ses saillies contre le système médiatique classique. Pour autant, de récents développements suggèrent que tout n’est pas perdu pour les médias conventionnels, même quand ils sont financés par le public. Ainsi, ARTE a récemment lancé la chaîne Youtube Le Vortex avec pour protagonistes différents vidéastes, dont Christophe Michel d’hygiène Mentale. Le relatif succès de cette initiative suggère qu’il est possible, pour une instance classique, voire officielle, de s’engager dans la lutte contre les théories du complot. Il s’agira ici de jouer cartes sur table et de ne pas prendre le spectateur pour un idiot : il faut avancer à visage découvert et lui exposer les faits, comme le ferait tout bon scientifique, en gardant à l’esprit qu’un pourcentage rejettera par principe notre argumentaire.
Occuper le terrain, faute de mieux ?
Enseigner les outils de la pensée critique permet-il de contrer les discours alternatifs aux relents complotistes? En l’état, rien ne permet de l’affirmer. Christophe Michel le confessait d’ailleurs dans l’une de ses dernières vidéos : aucune étude ne vient, pour l’heure, confirmer que ces outils seraient transférables d’un cas à l’autre (6).
Le pari des créateurs de ces chaînes de vulgarisation ressemble donc, sur ce point en tout cas, à celui de Pascal. Pour autant, grâce à leur maîtrise des codes du « Youtube game », à leur volonté de démonter – même partiellement – les mille-feuilles argumentatifs, ces vidéastes sont aujourd’hui en mesure d’opposer une résistance de plus en plus visible sur le web. À défaut de convaincre en masse, ces chaînes montrent au spectateur peu informé que l’argumentaire conspirationniste, aussi séduisant soitil, est critiquable et critiqué. Et de nous rappeler que pour gagner la bataille des idées, il faut d’abord et avant tout s’y engager…