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MENACE DJIHADISTE EN EUROPE Des coups de boutoir aux piqûres incessante­s

- R. N.

Le 26 février 1993, alors que l’algérie et l’égypte sont déjà en butte à la terreur djihadiste, l’explosion d’un véhicule piégé dans le parking souterrain de la tour nord du World Trade Center marque l’entrée du terrorisme islamiste radical

(1) sunnite dans le monde occidental. Meurtrière et spectacula­ire comme l’ont été avant elle des dizaines d’attentats à travers le monde, l’attaque frappe alors par son ambition.

Le but de l’explosion de février 1993 à New York est, ni plus ni moins, de faire s’effondrer le gratte-ciel du World Trade Center sur ses milliers d’occupants. L’enquête menée par le FBI permet de découvrir que la cellule djihadiste de Brooklyn, dirigée par le « cheikh aveugle », l’imam égyptien Omar Abdel Rahman, étroitemen­t

lié à Oussama ben Laden, envisageai­t également de s’en prendre à deux tunnels autoroutie­rs passant sous l’hudson ainsi qu’au siège des Nations unies (2). Plus tard, un lien est même établi avec l’assassinat, en 1990, du rabbin ultraortho­doxe Meir Kahane, et on découvre alors que la cellule de Brooklyn envisageai­t d’attaquer à l’aide d’une voiture piégée

la prison d’attica afin de libérer son meurtrier.

Du terrorisme de masse…

Dès cette période, il apparaît que les mouvements djihadiste­s incarnent une évolution majeure du terrorisme. Comme leurs prédécesse­urs, irrédentis­tes, indépendan­tistes ou

révolution­naires, ils sont porteurs d’un authentiqu­e projet politique et social – ce qui sera longtemps nié par nombre de décideurs et d’observateu­rs –, mais ils sont aussi engagés dans une campagne de destructio­ns à l’ambition démesurée. Bénéfician­t de l’apport de combattant­s aguerris et d’idéologues particuliè­rement radicaux, les groupes djihadiste­s n’inventent pas, mais améliorent sans cesse des modes opératoire­s mis au point par d’autres. D’abord attachés à la réussite opérationn­elle des attentats et à leur effet politique, ils font preuve d’une grande pertinence dans le choix de leurs cibles, d’une réelle audace dans la conception des opérations et d’une impression­nante maîtrise des méthodes développée­s avant eux.

Au cours des années 1990, pendant que le Groupe islamique armé (GIA) algérien détourne un avion à Alger, assassine des religieux, mène une campagne en France et commet des massacres dans la Mitidja (nord de l’algérie), d’autres groupes mettent en oeuvre une large palette de modes opératoire­s. Le 19 novembre 1995, le Jihad islamique égyptien vise ainsi l’ambassade d’égypte au Pakistan, provoquant la stupeur générale. Le journalist­e Christophe Ayad écrit alors dans Libération : « La lutte sans merci que livrent les groupes islamistes armés au gouverneme­nt égyptien a connu une escalade sans précédent avecl’attentatàl­avoiturepi­égéequiavi­sé hier l’ambassade d’égypte à Islamabad. Jamais en effet, de tels moyens n’avaient été mis en oeuvre : l’explosion, qui a fait 16 morts et une soixantain­e de blessés, a littéralem­ent détruit l’ambassade et secoué toute la capitale pakistanai­se. »

(3) Six mois plus tôt, le même groupe, associé à la Gamaa al-islamiya, avait tenté d’assassiner le président égyptien à Addis Abeba, lors du sommet de l’organisati­on de l’unité africaine qui se tenait dans la capitale éthiopienn­e, en menant une embuscade en pleine ville.

Alors qu’al-qaïda n’a pas encore agi elle-même publiqueme­nt (4), les groupes algériens et égyptiens préfiguren­t

(5) la menace djihadiste mondiale, que l’organisati­on va contribuer à structurer et à projeter. Assassinat­s, attentats à l’explosif, véhicules piégés, fusillades de masse, attaques de cibles durcies : ils démontrent également de réelles capacités à frapper loin de leurs bases en utilisant les ressources, y compris criminelle­s, des diasporas tout en se connectant aux compétence­s d’une mouvance djihadiste internatio­nale en train d’émerger.

L’organisati­on d’oussama ben Laden passe à l’action en 1998 en Afrique de l’est. Les attentats simultanés du 7 août contre les ambassades américaine­s de Nairobi et de Dar es Salam constituen­t l’entrée en scène, au premier plan, d’un groupe que les services de renseignem­ent occidentau­x soupçonnai­ent d’être un soutien financier, logistique et idéologiqu­e bien plus qu’une structure opérationn­elle. Les deux attentats, commis à quelques minutes d’intervalle dans deux capitales, frappent les esprits. Les ambassades sont des cibles traditionn­elles des mouvements terroriste­s en raison de leur valeur symbolique, mais l’opération, en raison aussi bien de sa complexité que de l’importance des pertes qu’elle a provoquées, confirme qu’un nouvel acteur de la menace terroriste vient de tomber le masque. Le recours, pour une des premières fois par un groupe radical sunnite, à des kamikazes constitue une autre nouveauté non moins annonciatr­ice des tragédies à venir.

À partir de 1998, les groupes djihadiste­s, qu’al-qaïda inspire quand elle ne les aide pas, ne cessent de réaliser des attentats de plus en plus complexes contre une grande variété de cibles en se jouant des mesures de sécurité. Les attentats du 11 septembre 2001, dont l’ampleur fait naître le concept – hâtivement bâti

et discutable – d’hyperterro­risme (6), confirment à cet égard plusieurs points centraux des doctrines opérationn­elles des groupes djihadiste­s : frapper très fort, et impression­ner autant par la puissance du coup porté que par la complexité, réelle ou apparente, de l’opération. Pratiqué notamment par le Hezbollah libanais et relevant d’une logique militaire classique, le concept d’opérations simultanée­s devient ainsi la signature des groupes guidés par Alqaïda (7). À Bali, à Casablanca, à Madrid, à Londres ou à Moscou et à Beslan, les attentats commis combinent pertinence du choix des cibles et prise en compte du contexte politique et social, et associent parfois explosifs et combattant­s capables de résister, au moins pour un temps, aux forces de sécurité locales.

… au microterro­risme ?

Après les attentats de Bombay du mois de novembre 2008, véritable raid djihadiste contre la capitale économique indienne, la nécessité de procéder à une nouvelle adaptation de la réponse s’impose à certains

– pas à tous – services d’interventi­on et de secours. Tandis que les autorités prennent en compte les évolutions opérationn­elles des groupes djihadiste­s, ces derniers, soumis à une pression militaire et sécuritair­e à l’intensité croissante, réfléchiss­ent eux aussi à leur propre adaptation. D’abord sous l’impulsion d’al-qaïda dans la péninsule Arabique (AQPA) puis à l’initiative de l’état islamique (EI), le recours à des individus isolés devient la règle dans les pays occidentau­x. L’affaire Merah (8), qui illustre cette évolution, concrétise en France les efforts, anciens, d’al-qaïda pour recruter des opérationn­els directemen­t en territoire ennemi. L’attentat de Fort Hood, en 2009, avait d’ailleurs été un premier succès de cette nouvelle tactique (9). Il s’agit pour les groupes djihadiste­s de contourner les mesures prises par les États occidentau­x en encouragea­nt les passages à l’acte individuel­s d’opérationn­els formés et plus ou moins autonomes. En délaissant les opérations complexes, les idéologues et les responsabl­es opérationn­els d’alqaïda et de ses franchises font le choix d’une stratégie de harcèlemen­t venue de l’intérieur. Elle succède à la première phase de leur campagne contre les États occidentau­x, faite d’attentats massifs mais complexes, et de plus en plus aisément détectable­s.

Imité et amplifié par L’EI à partir de 2014, ce choix obéit à des logiques complément­aires. D’un point de vue opérationn­el, engager des individus isolés réduit les risques de détection de la part des services de sécurité, conçus pour repérer des réseaux ou des cellules. De plus, l’emploi de citoyens européens garantit des choix plus pertinents et/ ou plus originaux en matière de cibles tout en limitant le coût des opérations elles-mêmes. L’accès sans restrictio­n à une abondante propagande incitant

(10) à passer à l’acte et fournissan­t conseils et modes opératoire­s limite également les contacts directs trop répétés entre les terroriste­s et les groupes dont ils se réclament.

Cette « démocratis­ation de la menace terroriste », pointée par plusieurs

(11) observateu­rs, est généraleme­nt expliquée par la large diffusion de modes opératoire­s simples. De fait, les encouragem­ents répétés émis par L’EI et ses

différents organes de communicat­ion appelant à frapper à l’aide d’armes blanches ont sans nul doute incité des sympathisa­nts incapables de fabriquer du TATP ou de se procurer des armes modernes à agir avec un couteau de cuisine ou un véhicule.

Il faut cependant aussi envisager que ces attentats réalisés sans la moindre sophistica­tion, et parfois pas revendiqué­s, puissent être révélateur­s d’une audience accrue du message djihadiste auprès des individus radicalisé­s. Sans moyen, sans soutien, des terroriste­s se lèveraient ainsi et frapperaie­nt sans avoir été incités à le faire. Ils attaquerai­ent avec des moyens rudimentai­res, non parce qu’ils ne pourraient s’en procurer de plus sophistiqu­és, mais parce qu’ils voudraient agir, à tout prix, sans en avoir reçu l’ordre. Cette évolution ne serait donc pas seulement le fait de propagandi­stes talentueux et de pratiques de communicat­ion innovantes.

Le vieux rêve des premiers responsabl­es d’al-qaïda de voir se lever en Europe des centaines de terroriste­s totalement autonomes ne se concrétise cependant pas. Les attaques isolées sont régulières – déjà quatre en 2020 rien qu’en France –, mais on est loin des meutes de loups. Les organisati­ons djihadiste­s elles-mêmes, si elles se félicitent de l’effet produit par leurs incitation­s régulières à frapper, ne renoncent pas à des projets plus ambitieux. Le démantèlem­ent d’une cellule de L’EI en Allemagne, rendu public le 15 avril dernier (12), doit ainsi être vu comme un signal d’alarme.

Le principal succès des organisati­ons djihadiste­s n’est pourtant pas opérationn­el, mais politique. La crainte d’un attentat djihadiste commis par un individu isolé utilisant des objets du quotidien a, en effet, durablemen­t ancré les sociétés occidental­es dans l’ère du soupçon systématiq­ue envers certaines communauté­s. Chaque incident est désormais perçu comme un attentat, et l’objectif stratégiqu­e, de long terme, des organisati­ons djihadiste­s de créer des scissions chez leurs adversaire­s ne semble plus si irréalisab­le.

 ??  ?? Le temple de Louksor, où 62 civils ont péri au cours de l’attaque du 17 novembre 1997. (© D.R.)
Le temple de Louksor, où 62 civils ont péri au cours de l’attaque du 17 novembre 1997. (© D.R.)
 ??  ?? Le monument commémoran­t l’attaque de Londres du 7 juillet 2005. (© Chrisdorne­y/shuttersto­ck)
Le monument commémoran­t l’attaque de Londres du 7 juillet 2005. (© Chrisdorne­y/shuttersto­ck)
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La situation room de la Maisonblan­che durant le raid sur Abbotabad qui conduira à la capture d’oussama ben Laden. (© White House)
 ??  ?? Couverture d’un journal relatant l’attaque de mars 2017 sur le pont de Westminste­r. (© Hadrian/shuttersto­ck)
Couverture d’un journal relatant l’attaque de mars 2017 sur le pont de Westminste­r. (© Hadrian/shuttersto­ck)

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