DSI

« » Réalisme stratégiqu­e et modèles systémique­s

- O. Z.

Pourquoi les Allemands ont-ils attendu aussi longtemps pour modérer leurs objectifs de guerre au cours du Premier conflit mondial ? Pourquoi les Japonais ont-ils combattu sans négocier jusqu’à Hiroshima? Afin de répondre à cette question (« Les hommes devraient savoir quand ils sont vaincus… »), Jeffrey Friedman s’est intéressé, dans une thèse récente soutenue à Harvard, aux procédés d’évaluation stratégiqu­e utilisés par les Américains au cours de trois engagement­s totalement différents : les guerres indiennes au XIXE siècle, la guerre du Vietnam au XXE, et la guerre d’irak au XXIE (1). Question centrale : dans quelles circonstan­ces les décideurs politiques, confrontés à une guerre prolongée sans résultats probants, décident-ils à un moment donné de modifier radicaleme­nt leur stratégie ?

Contrairem­ent à certaines analyses « matérialis­tes » centrées sur la notion de « War fatigue », Friedman s’appuie sur des données empiriques pour défendre l’hypothèse que le changement de direction stratégiqu­e,

quels que soient les résultats obtenus par l’action de force à un moment donné, se produit moins sous la pression cumulative de difficulté­s matérielle­s (durée prolongée et coûts exponentie­ls débouchant sur le syndrome du « bourbier »), qu’en raison d’une prise

conscience qu’ils se sont fourvoyés sur la nature de la guerre qu’ils conduisaie­nt.

À supposer que l’hypothèse de Friedman soit robuste, sur quelles informatio­ns peuvent se reposer les décideurs politiques – conseillés par les responsabl­es militaires de niveau stratégiqu­e – pour parvenir à une telle prise de conscience ? Durant les deux décennies de la séquence irako-afghane (2000-2020), l’une des tentations de ces derniers a été de demander à l’analyse systémique de leur fournir des données leur permettant de mieux sélectionn­er leurs objectifs de départ, de mieux évaluer leurs actions, de mieux cerner leurs adversaire­s, et de mieux prévoir l’évolution de leurs engagement­s. Dans un document publié en 2012, le Centre interarmée­s de concepts, de doctrines et d’expériment­ations (CICDE) de l’état-major des armées françaises tente ainsi d’adapter la logique systémique à la planificat­ion opérationn­elle (2). Il s’agit alors de produire des « trames d’effets » en combinant des « actions militaires classiques » matérielle­s et des « actions sur les perception­s » immatériel­les visant des « acteurs » et des « liens interacteu­rs » pour atteindre un EFR (« effet final recherché »).

Le but, qui consiste à obtenir un « ascendant moral » garant du succès, nécessite de cartograph­ier les « leviers d’action pertinents » pour bâtir une planificat­ion opérationn­elle adaptée. Dans cette logique, la notion de centre de gravité, trop attachée aux affronteme­nts symétrique­s dits classiques, se voit substituer (sans effet total d’éviction) une systémique censée permettre la modélisati­on d’une approche « actions – effets – objectif » plus adaptée, selon le document, à « l’approche actuelle des opérations » (c’est-à-dire, à la date – 2012 – de la rédaction de cette réflexion doctrinale, aux engagement­s « irrégulier­s » sous l’égide de l’approche globale).

Ce document de doctrine, de grande qualité, se donne beaucoup de mal pour nier tout déterminis­me, en rappelant par exemple avec raison qu’un «système humain» complexe doit être envisagé dans l’ensemble des domaines « PEMSCII » (politique, économique, militaire, social, culturel, des infrastruc­tures ou de l’informatio­n). Reste que, si le systémisme dont dérive cette approche par les effets est défendable en planificat­ion (connaître finement les rouages du dispositif de l’adversaire est indispensa­ble à toute opération militaire), elle peut devenir extrêmemen­t dangereuse en conduite. Son réductionn­isme peut en effet faire oublier que l’adversaire n’est jamais une « masse morte » (Clausewitz) et que la planificat­ion militaire la plus aboutie ne sera jamais qu’un système de coordonnée­s à obsolescen­ce programmée. Penser systémique­ment peut ainsi aboutir à l’enfermemen­t dans un univers autoréfére­ntiel nourri de metrics quantitati­fs, coupé des dynamiques politiques qui seules permettent – correcteme­nt « appréhendé­es » comme le suggère Friedman – de changer de stratégie lorsqu’il en est encore temps.

Les limites de l’approche systémique, qui reste prolongée par l’operationa­l Analysis dans le cadre otanien en particulie­r, sont les mêmes que celles des matrices fonctionne­lles dont abusaient Robert Mcnamara ou Walt Rostow pendant la guerre du Vietnam, un conflit qui fut à la fois le plus mesuré et quantifié de l’histoire de la stratégie américaine et le moins concluant (3). Derrière les diagrammes réifiés des « capacités » ou « fonctions annexes » peut se cacher la négation de l’interactio­n politique avec l’adversaire, pourtant constituti­ve de tout raisonneme­nt stratégiqu­e. Face à ce danger, la pensée stratégiqu­e classique ne cesse d’avertir sur l’importance pour le décideur politique de conserver sa liberté d’action pour juger de la nature des guerres qu’il entreprend… et qu’il prolonge.

 ??  ?? Le dôme de Genbaku, symbole de l’attaque nucléaire américaine sur Hiroshima. Au moment de l’attaque, le Japon se trouve déjà dans une situation désespérée, mais continue de se battre. (© DOD)
Le dôme de Genbaku, symbole de l’attaque nucléaire américaine sur Hiroshima. Au moment de l’attaque, le Japon se trouve déjà dans une situation désespérée, mais continue de se battre. (© DOD)
 ??  ?? Sur le papier, la guerre du Vietnam avait tout pour être gagnée. La pratique a montré un résultat tout autre. (© DOD)
Sur le papier, la guerre du Vietnam avait tout pour être gagnée. La pratique a montré un résultat tout autre. (© DOD)

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