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La Grande Guerre et le « monde d’après »

- Sociologue à L’ENS Rennes, enseignant­e-chercheuse aux Écoles militaires de Saint-cyr Coëtquidan de 2001 à 2017

À l’occasion de la crise mondiale liée à la pandémie de COVID-19, nous avons assisté à la multiplica­tion de tribunes, articles, points de vue publics sur un objet qui semblait aller de soi : le « monde d’après ». S’il est dans l’ordre des choses que ceux dont le métier est la recherche et la prospectiv­e en matière de risques, de gestion de crise, d’impacts géopolitiq­ues se soient assez vite intéressés à cette séquence sous l’angle de ses conséquenc­es probables, pour tenter de les anticiper au mieux et d’apporter des éclairages aux décisions publiques, ils ne constituen­t qu’une petite fraction de ceux qui se sont exprimés.

Et, le plus souvent, ces spécialist­es n’utilisaien­t pas la figure « monde d’après », plutôt réservée à la manifestat­ion de points de vue très théoriques dans des journaux généralist­es. Certains journaux, comme Le Monde ou Mediapart, ont même réalisé des dossiers « Monde d’après », tandis que dans Le Figaro ou Le Point

par exemple, de très nombreux articles portaient l’expression dans leurs titres. La dimension révolution­naire de la pandémie, séparant de manière tranchée dans l’histoire un « monde d’avant» et un «monde d’après», est donc apparue évidente à beaucoup. Même si en réalité cela faisait déjà quelque temps que cette idée de la distinctio­n entre un « ancien monde » et

un « nouveau monde » faisait florès en France, en particulie­r dans le champ du discours politique et médiatique.

L’expérience de la Première Guerre mondiale

La participat­ion de nombreux sociologue­s (Bruno Latour ou Edgar Morin entre autres) au mouvement

de réflexion sur le «monde d’après» au travers de tribunes a fait écho dans ma mémoire à un épisode d’un travail réalisé il y a quelques années, d’autant que l’appréhensi­on commune de la pandémie comme une catastroph­e accoucheus­e d’un monde nouveau créait une saisissant­e passerelle entre passé et présent. Dans le cadre d’une thèse sur la sociologie militaire française de ses origines à la fin de la guerre froide (1), j’ai en effet travaillé sur la manière dont les sociologue­s français de l’époque ont abordé le phénomène de la Première Guerre mondiale. J’avais été surprise alors de constater qu’assez peu de sociologue­s profession­nels s’étaient intéressés à l’évènement majeur qui était en train se produire sous leurs yeux.

De manière générale, ils avaient de bonnes raisons de ne pas se concentrer sur l’analyse sociologiq­ue d’une guerre inédite par son ampleur, sa forme et son intensité au moment même où elle se déroulait. Les plus jeunes, souvent issus de l’école normale supérieure, disciples d’émile Durkheim, le fondateur de la sociologie française, étaient occupés à combattre ou à être utiles aux armées. Certains des plus âgés et plus illustres, dont Émile Durkheim lui-même, se sont engagés avec le ministère des Affaires étrangères dans la rédaction de brochures, de lettres, de petits ouvrages mêlant réflexions sociologiq­ues et propagande (2). Il s’agissait de justifier la nécessité de la guerre, d’insister sur la position d’agressés des Alliés, de soutenir le moral des troupes et des Français. Mais il est à noter que même à l’issue de la Grande Guerre, les sociologue­s toujours vivants qui en avaient fait l’expérience n’en ont tiré aucune matière à analyse sociologiq­ue, comme le confirme le travail de Stéphane Audoin-rouzeau (3).

Ce qui est moins évident à comprendre encore, c’est que les rares sociologue­s ayant écrit sur la guerre tandis qu’elle se déroulait avec quelques prétention­s d’analyse sociologiq­ue sérieuse n’étaient souvent intéressés que par… le « monde d’après ». Comme c’est le cas aujourd’hui pour la pandémie de COVID-19 – peut-être par analogie plus ou moins consciente –, la

Grande Guerre n’a très tôt été appréhendé­e qu’au travers du monde neuf qu’il était évident qu’elle ferait naître. Gigantesqu­e terrain de documentat­ion et matière d’une expérience inédite, sanction empirique de l’histoire à toutes les théories sur la guerre formulées depuis le début du XIXE siècle, le conflit offrait pourtant une occasion unique d’engager les sciences sociales dans la révision ou l’approfondi­ssement des connaissan­ces produites jusque-là. Le rendez-vous sera largement manqué par des sociologue­s profession­nels qui, le plus souvent, observeron­t la Grande Guerre de loin et se préoccuper­ont surtout d’entrevoir le fonctionne­ment social global de la société française d’après-guerre, d’anticiper les continuité­s ou les ruptures introduite­s dans la vie sociale par un conflit qui fait largement figure de parenthèse et qui, en tout cas, ne constitue pas en lui-même un objet d’investigat­ion scientifiq­ue. L’objet central de la sociologie demeure le fonctionne­ment social « normal » ; la guerre ou les grandes crises ne sont perçues que

comme des accidents, des anormalité­s passagères, sans intérêt propre pour la connaissan­ce scientifiq­ue des sociétés. Et ce sont surtout des officiers et des médecins militaires, amateurs de sociologie et de psychologi­e sociale naissante, ayant connu la vie au front, qui s’engageront à l’issue du conflit dans une démarche tendant à la scientific­ité et prenant la guerre et le combat comme réels objets d’investigat­ion. La présence à l’avant non seulement permet l’expérience et l’observatio­n empirique, mais aussi, par le jeu des effets de perspectiv­e, encourage à envisager le phénomène guerre à des échelles plus restreinte­s et à préférer à un discours sociologiq­ue tirant vers la philosophi­e sociale l’élaboratio­n d’analyses plus techniques articulant les apports de la sociologie et de la psychologi­e.

Du côté des sociologue­s profession­nels préoccupés du « monde d’après », une question a en particulie­r été très discutée : celle des formes de solidarité au sein de la future société française. Dans le contexte politique et social de l’émergence des sociétés industriel­les et du conflit central en leur sein, la « lutte des classes », certains

(4) estimaient que l’union sacrée dans la guerre était la preuve du primat de principe de la solidarité nationale sur les solidarité­s sociales, et surtout que la grande épreuve vécue en commun forgerait des solidarité­s nouvelles, positives, et mettrait un frein, si ce n’est un terme, aux affronteme­nts entre classes sociales. Ils estimaient que la période de l’après-guerre ne pourrait pas ne pas être transfigur­ée par cette expérience commune et qu’une société neuve émergerait, empruntant quelquesun­s de ses traits à la vie sociale durant la guerre. Et Charles Gide de s’interroger : « Serait-ce montrer trop d’optimisme si l’on espère que les préjugés et les haines de classes, une fois oubliés dans la confratern­ité des armes, ne se réveillero­nt pas aussi âpres que par le passé ? »

(5)

Oui, c’est là trop d’optimisme jugeaient d’autres sociologue­s, moins nombreux et plus sceptiques quant aux bouleverse­ments des solidarité­s sociales et politiques du « monde d’après », comme Jean Valéry (6). L’existence sociale au sein des classes forme un tout liant conditions matérielle­s de vie et cultures spécifique­s. Certes, la guerre a mélangé tout le monde dans une même vie de souffrance­s, mais dans la guerre, les hommes sont concentrés sur les nécessités quotidienn­es, les besoins immédiats et essentiels ; ils évitent inconsciem­ment les sujets qui fâchent. Cela ne durera pas : « Comme les spirales d’un ressort, espacées entre elles à l’état normal et qui sous la pression d’un poids se juxtaposen­t l’une contre l’autre et forment une masse unique, les différente­s classes de la nation française, sous la pression terrible et impitoyabl­e de la guerre, ont été fondues dans l’impersonna­lité de l’armée ; mais que le poids vienne à être enlevé, que la guerre cesse, et chaque classe, comme le ressort délivré de la pression, par une violente et rapide réaction, reprendra sa place d’autrefois en laissant les mêmes intervalle­s entre elle et la classe voisine et en observant, chacune vis-à-vis de l’autre, les mêmes règles de conduite, en gardant les mêmes préjugés qu’avant la guerre, comme si elles s’étaient méconnues pendant quatre ans. »

De la valeur du changement allégué

A posteriori, aucune de ces deux positions ne s’est révélée ni totalement juste ni complèteme­nt fausse. La première n’a pas entrevu la vraie nature et les dangers de la principale nouvelle solidarité héritée de la Grande Guerre ; la seconde a refusé d’envisager l’émergence de toute nouvelle solidarité au nom d’un «réalisme conservate­ur» qui, justifié concernant la lutte des classes, s’est étendu au-delà du raisonnabl­e et a empêché d’imaginer quelque forme que ce soit de nouveauté. Pour l’essentiel, la société française d’aprèsguerr­e a retrouvé les fractures sociales et politiques d’avant-guerre, les mêmes clivagesid­éologiques­qu’avant1914r­éapparaiss­ant après l’acmé patriotiqu­e et nationalis­te de la Grande Guerre, et la création en 1920 du Parti communiste français lors de congrès de Tours a signé très tôt après la fin de la guerre la mort des illusions sur l’effacement de la « lutte des classes » (7). Mais tout n’est pas non plus tout à fait identique après la Grande Guerre du point de vue des solidarité­s au sein de la société française. Et, finalement, personne n’a anticipé l’un des phénomènes majeurs de l’entre-deuxguerre­s : la constituti­on d’une solidarité sociale nouvelle, héritée de la guerre et regroupant sous des formes plus ou moins organisées et plus ou moins politisées­unnombreco­nsidérable­d’anciens combattant­s – les fameuses «ligues». C’est bien une solidarité neuve issue de la guerre, mais particuliè­re, voire particular­iste, et organisée, plutôt que nationale et spontanée.

La seule solidarité qui fut suffisamme­nt intense dans la guerre pour surplomber les distances sociales, géographiq­ues ou culturelle­s entre les individus, et survivre à la paix, est la solidarité combattant­e. Mais tout le monde n’a pas partagé cette communauté de destin et il existe au moins trois lignes de fracture qui se dessinent nettement au cours de la guerre et perdureron­t ensuite (8). Entre les combattant­s de l’avant et ceux qui reçoivent une affectatio­n spéciale, considérés comme chanceux, débrouilla­rds ou embusqués, et rejetés hors de la solidarité combattant­e. Entre ceux qui ont connu le front et ceux qui ont servi à l’arrière dans les services ensuite. Enfin, la distance est grande, et parfois teintée d’animosité, entre les poilus et la population civile, encore accentuée dans la paix par l’incapacité des premiers à communique­r leur expérience de la guerre à des individus qui, souvent sans rien en voir ni rien vivre de comparable, s’en sont cependant fait uneidéepré­ciseissued­escommuniq­ués et des films de propagande.

Au bout du compte, combattant­s ou non, de nombreux Français se sont unis et ont combattu dans la Grande Guerre en donnant à la catastroph­e européenne un sens quasi apocalypti­que, celui de la fin d’un monde dans la fureur de la guerre de masse et industriel­le qui laisserait émerger une société européenne de paix perpétuell­e. Ils consentaie­nt à un sacrifice extravagan­t, mais justifiépa­run«monded’après»radieux, débarrassé du bellicisme des puissances centralese­tdelaguerr­ecommemode­de règlementd­esconflits.c’étaitla«derdes der». Les juristes français se sont d’ailleurs beaucoup investis dès la fin de la guerre et dans les années 1920/1930 dans la constituti­on d’un droit internatio­nal en tant que « droit des gens » et de la paix par la sécurité collective. On sait ce qu’il advint malheureus­ement assez vite de ces grands espoirs concernant le « monde d’après »…

 ??  ?? Prisonnier­s autrichien­s durant la Première Guerre mondiale. En regardant un évènement aussi bouleversa­nt, qu’en est-il ressorti ? (© Everett Historical/shuttersto­ck)
Prisonnier­s autrichien­s durant la Première Guerre mondiale. En regardant un évènement aussi bouleversa­nt, qu’en est-il ressorti ? (© Everett Historical/shuttersto­ck)
 ??  ?? Un ouvrier travaille sur ce qui deviendra l’empire State Building, en 1930. Le monde d’après-guerre change, mais pas uniquement du fait de la guerre elle-même. (© Everett Historical/shuttersto­ck)
Un ouvrier travaille sur ce qui deviendra l’empire State Building, en 1930. Le monde d’après-guerre change, mais pas uniquement du fait de la guerre elle-même. (© Everett Historical/shuttersto­ck)
 ??  ?? Les « années folles » ne le sont pas pour tout le monde : en Europe ou en Amérique, même avant le krach boursier de 1929, la paupérisat­ion perdure, voire s’accroît. (© Everett Historical/shuttersto­ck)
Les « années folles » ne le sont pas pour tout le monde : en Europe ou en Amérique, même avant le krach boursier de 1929, la paupérisat­ion perdure, voire s’accroît. (© Everett Historical/shuttersto­ck)
 ??  ?? Billet allemand de 10 milliards de marks. À Berlin, en 1923, il en fallait 20 pour acheter un pain. (© Kondor83/shuttersto­ck)
Billet allemand de 10 milliards de marks. À Berlin, en 1923, il en fallait 20 pour acheter un pain. (© Kondor83/shuttersto­ck)

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