La Grande Guerre et le « monde d’après »
À l’occasion de la crise mondiale liée à la pandémie de COVID-19, nous avons assisté à la multiplication de tribunes, articles, points de vue publics sur un objet qui semblait aller de soi : le « monde d’après ». S’il est dans l’ordre des choses que ceux dont le métier est la recherche et la prospective en matière de risques, de gestion de crise, d’impacts géopolitiques se soient assez vite intéressés à cette séquence sous l’angle de ses conséquences probables, pour tenter de les anticiper au mieux et d’apporter des éclairages aux décisions publiques, ils ne constituent qu’une petite fraction de ceux qui se sont exprimés.
Et, le plus souvent, ces spécialistes n’utilisaient pas la figure « monde d’après », plutôt réservée à la manifestation de points de vue très théoriques dans des journaux généralistes. Certains journaux, comme Le Monde ou Mediapart, ont même réalisé des dossiers « Monde d’après », tandis que dans Le Figaro ou Le Point
par exemple, de très nombreux articles portaient l’expression dans leurs titres. La dimension révolutionnaire de la pandémie, séparant de manière tranchée dans l’histoire un « monde d’avant» et un «monde d’après», est donc apparue évidente à beaucoup. Même si en réalité cela faisait déjà quelque temps que cette idée de la distinction entre un « ancien monde » et
un « nouveau monde » faisait florès en France, en particulier dans le champ du discours politique et médiatique.
L’expérience de la Première Guerre mondiale
La participation de nombreux sociologues (Bruno Latour ou Edgar Morin entre autres) au mouvement
de réflexion sur le «monde d’après» au travers de tribunes a fait écho dans ma mémoire à un épisode d’un travail réalisé il y a quelques années, d’autant que l’appréhension commune de la pandémie comme une catastrophe accoucheuse d’un monde nouveau créait une saisissante passerelle entre passé et présent. Dans le cadre d’une thèse sur la sociologie militaire française de ses origines à la fin de la guerre froide (1), j’ai en effet travaillé sur la manière dont les sociologues français de l’époque ont abordé le phénomène de la Première Guerre mondiale. J’avais été surprise alors de constater qu’assez peu de sociologues professionnels s’étaient intéressés à l’évènement majeur qui était en train se produire sous leurs yeux.
De manière générale, ils avaient de bonnes raisons de ne pas se concentrer sur l’analyse sociologique d’une guerre inédite par son ampleur, sa forme et son intensité au moment même où elle se déroulait. Les plus jeunes, souvent issus de l’école normale supérieure, disciples d’émile Durkheim, le fondateur de la sociologie française, étaient occupés à combattre ou à être utiles aux armées. Certains des plus âgés et plus illustres, dont Émile Durkheim lui-même, se sont engagés avec le ministère des Affaires étrangères dans la rédaction de brochures, de lettres, de petits ouvrages mêlant réflexions sociologiques et propagande (2). Il s’agissait de justifier la nécessité de la guerre, d’insister sur la position d’agressés des Alliés, de soutenir le moral des troupes et des Français. Mais il est à noter que même à l’issue de la Grande Guerre, les sociologues toujours vivants qui en avaient fait l’expérience n’en ont tiré aucune matière à analyse sociologique, comme le confirme le travail de Stéphane Audoin-rouzeau (3).
Ce qui est moins évident à comprendre encore, c’est que les rares sociologues ayant écrit sur la guerre tandis qu’elle se déroulait avec quelques prétentions d’analyse sociologique sérieuse n’étaient souvent intéressés que par… le « monde d’après ». Comme c’est le cas aujourd’hui pour la pandémie de COVID-19 – peut-être par analogie plus ou moins consciente –, la
Grande Guerre n’a très tôt été appréhendée qu’au travers du monde neuf qu’il était évident qu’elle ferait naître. Gigantesque terrain de documentation et matière d’une expérience inédite, sanction empirique de l’histoire à toutes les théories sur la guerre formulées depuis le début du XIXE siècle, le conflit offrait pourtant une occasion unique d’engager les sciences sociales dans la révision ou l’approfondissement des connaissances produites jusque-là. Le rendez-vous sera largement manqué par des sociologues professionnels qui, le plus souvent, observeront la Grande Guerre de loin et se préoccuperont surtout d’entrevoir le fonctionnement social global de la société française d’après-guerre, d’anticiper les continuités ou les ruptures introduites dans la vie sociale par un conflit qui fait largement figure de parenthèse et qui, en tout cas, ne constitue pas en lui-même un objet d’investigation scientifique. L’objet central de la sociologie demeure le fonctionnement social « normal » ; la guerre ou les grandes crises ne sont perçues que
comme des accidents, des anormalités passagères, sans intérêt propre pour la connaissance scientifique des sociétés. Et ce sont surtout des officiers et des médecins militaires, amateurs de sociologie et de psychologie sociale naissante, ayant connu la vie au front, qui s’engageront à l’issue du conflit dans une démarche tendant à la scientificité et prenant la guerre et le combat comme réels objets d’investigation. La présence à l’avant non seulement permet l’expérience et l’observation empirique, mais aussi, par le jeu des effets de perspective, encourage à envisager le phénomène guerre à des échelles plus restreintes et à préférer à un discours sociologique tirant vers la philosophie sociale l’élaboration d’analyses plus techniques articulant les apports de la sociologie et de la psychologie.
Du côté des sociologues professionnels préoccupés du « monde d’après », une question a en particulier été très discutée : celle des formes de solidarité au sein de la future société française. Dans le contexte politique et social de l’émergence des sociétés industrielles et du conflit central en leur sein, la « lutte des classes », certains
(4) estimaient que l’union sacrée dans la guerre était la preuve du primat de principe de la solidarité nationale sur les solidarités sociales, et surtout que la grande épreuve vécue en commun forgerait des solidarités nouvelles, positives, et mettrait un frein, si ce n’est un terme, aux affrontements entre classes sociales. Ils estimaient que la période de l’après-guerre ne pourrait pas ne pas être transfigurée par cette expérience commune et qu’une société neuve émergerait, empruntant quelquesuns de ses traits à la vie sociale durant la guerre. Et Charles Gide de s’interroger : « Serait-ce montrer trop d’optimisme si l’on espère que les préjugés et les haines de classes, une fois oubliés dans la confraternité des armes, ne se réveilleront pas aussi âpres que par le passé ? »
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Oui, c’est là trop d’optimisme jugeaient d’autres sociologues, moins nombreux et plus sceptiques quant aux bouleversements des solidarités sociales et politiques du « monde d’après », comme Jean Valéry (6). L’existence sociale au sein des classes forme un tout liant conditions matérielles de vie et cultures spécifiques. Certes, la guerre a mélangé tout le monde dans une même vie de souffrances, mais dans la guerre, les hommes sont concentrés sur les nécessités quotidiennes, les besoins immédiats et essentiels ; ils évitent inconsciemment les sujets qui fâchent. Cela ne durera pas : « Comme les spirales d’un ressort, espacées entre elles à l’état normal et qui sous la pression d’un poids se juxtaposent l’une contre l’autre et forment une masse unique, les différentes classes de la nation française, sous la pression terrible et impitoyable de la guerre, ont été fondues dans l’impersonnalité de l’armée ; mais que le poids vienne à être enlevé, que la guerre cesse, et chaque classe, comme le ressort délivré de la pression, par une violente et rapide réaction, reprendra sa place d’autrefois en laissant les mêmes intervalles entre elle et la classe voisine et en observant, chacune vis-à-vis de l’autre, les mêmes règles de conduite, en gardant les mêmes préjugés qu’avant la guerre, comme si elles s’étaient méconnues pendant quatre ans. »
De la valeur du changement allégué
A posteriori, aucune de ces deux positions ne s’est révélée ni totalement juste ni complètement fausse. La première n’a pas entrevu la vraie nature et les dangers de la principale nouvelle solidarité héritée de la Grande Guerre ; la seconde a refusé d’envisager l’émergence de toute nouvelle solidarité au nom d’un «réalisme conservateur» qui, justifié concernant la lutte des classes, s’est étendu au-delà du raisonnable et a empêché d’imaginer quelque forme que ce soit de nouveauté. Pour l’essentiel, la société française d’aprèsguerre a retrouvé les fractures sociales et politiques d’avant-guerre, les mêmes clivagesidéologiquesqu’avant1914réapparaissant après l’acmé patriotique et nationaliste de la Grande Guerre, et la création en 1920 du Parti communiste français lors de congrès de Tours a signé très tôt après la fin de la guerre la mort des illusions sur l’effacement de la « lutte des classes » (7). Mais tout n’est pas non plus tout à fait identique après la Grande Guerre du point de vue des solidarités au sein de la société française. Et, finalement, personne n’a anticipé l’un des phénomènes majeurs de l’entre-deuxguerres : la constitution d’une solidarité sociale nouvelle, héritée de la guerre et regroupant sous des formes plus ou moins organisées et plus ou moins politiséesunnombreconsidérabled’anciens combattants – les fameuses «ligues». C’est bien une solidarité neuve issue de la guerre, mais particulière, voire particulariste, et organisée, plutôt que nationale et spontanée.
La seule solidarité qui fut suffisamment intense dans la guerre pour surplomber les distances sociales, géographiques ou culturelles entre les individus, et survivre à la paix, est la solidarité combattante. Mais tout le monde n’a pas partagé cette communauté de destin et il existe au moins trois lignes de fracture qui se dessinent nettement au cours de la guerre et perdureront ensuite (8). Entre les combattants de l’avant et ceux qui reçoivent une affectation spéciale, considérés comme chanceux, débrouillards ou embusqués, et rejetés hors de la solidarité combattante. Entre ceux qui ont connu le front et ceux qui ont servi à l’arrière dans les services ensuite. Enfin, la distance est grande, et parfois teintée d’animosité, entre les poilus et la population civile, encore accentuée dans la paix par l’incapacité des premiers à communiquer leur expérience de la guerre à des individus qui, souvent sans rien en voir ni rien vivre de comparable, s’en sont cependant fait uneidéepréciseissuedescommuniqués et des films de propagande.
Au bout du compte, combattants ou non, de nombreux Français se sont unis et ont combattu dans la Grande Guerre en donnant à la catastrophe européenne un sens quasi apocalyptique, celui de la fin d’un monde dans la fureur de la guerre de masse et industrielle qui laisserait émerger une société européenne de paix perpétuelle. Ils consentaient à un sacrifice extravagant, mais justifiéparun«monded’après»radieux, débarrassé du bellicisme des puissances centralesetdelaguerrecommemodede règlementdesconflits.c’étaitla«derdes der». Les juristes français se sont d’ailleurs beaucoup investis dès la fin de la guerre et dans les années 1920/1930 dans la constitution d’un droit international en tant que « droit des gens » et de la paix par la sécurité collective. On sait ce qu’il advint malheureusement assez vite de ces grands espoirs concernant le « monde d’après »…