Pression opérationnelle et capital de compétences
Le 23 mars 1918, la IIIE armée française est engagée en Picardie au secours de la Force expéditionnaire britannique (BEF). Les divisions d’attaque allemandes viennent de percer les lignes de défense et il faut donc les affronter hors de la zone des tranchées, à la manière des combats de 1914. On s’aperçoit alors que l’infanterie française ne sait plus très bien combattre de cette façon. L’artillerie en revanche s’en sort beaucoup mieux et se réadapte très vite à ce contexte.
L’écart de compétences entre l’infanterie et l’artillerie s’explique par la présence parmi les artilleurs de beaucoup de vétérans des combats de 1914 qui savent se passer des «plans directeurs», des lignes téléphoniques et du réglage aérien. Il leur suffit de se souvenir. Dans les bataillons d’infanterie en revanche, il n’y a presque plus personne à avoir connu cette époque. L’artillerie a eu beaucoup
plus de facilité que l’infanterie pour accumuler de l’expérience. L’armée française découvrait que la guerre se joue aussi dans le champ invisible des compétences.
Courbe de Yerkes et Dodson et pratique opérationnelle
La courbe de Yerkes et Dodson (1908) décrit la relation entre le stress et la performance cognitive selon le
même principe que la courbe de Laffer relative à l’impôt : trop peu ne stimule pas, trop ne stimule plus. Entre les deux pôles, on trouve l’«eustress» défini par le médecin autrichien Hans Selye comme la zone positive du stress, celle où on met en oeuvre tous les moyens à sa disposition pour faire face à un évènement donné, jusqu’au moment où une pression trop importante finit par inverser le processus et à devenir paralysante (1).
À la manière du biologiste et politiste britannique Dominic Johnson, on peut établir un parallèle entre ce phénomène individuel et le comportement des armées (2). Pour reprendre le cas de la Première Guerre mondiale, la période qui va de la déclaration de guerre jusqu’à la venue de l’hiver 1914 est l’occasion d’une transformation considérable de l’armée française. Il y a peu d’innovations techniques, sinon des adaptations rapides d’équipements militaires et civils déjà existants, mais il y a énormément d’innovations de structure, parfois de culture lorsque le regard a changé sur les choses (s’enterrer ou se cacher pour se protéger n’est plus honteux) et surtout de méthodes. L’ensemble de ces quatre axes interactifs forme la pratique, c’est-à-dire ce qu’est réellement capable de faire une organisation.
Le contenu de cette pratique augmente très vite, car l’écosystème « armée française» est incité à innover et il associe trois qualités : l’absorbabilité des perturbations, une plus grande diversité (active, réservistes, armes différentes réunies au même endroit) et une plus grande connectivité (colocalisation, proximité, télégraphe, téléphone, automobile) qu’en temps de paix (3). Au bout de trois mois de guerre, l’armée française a plus changé que depuis le début du siècle. Elle reste ainsi sur le sommet de la courbe de Yerkes et Dodson, avec des fortunes différentes suivant les spécialités. Si l’artillerie ne cesse d’accumuler des compétences, l’infanterie, qui connaît un taux de rotation de son personnel (pertes et mutations) quatre fois plus élevé que l’artillerie, a plus de difficultés à maintenir les siennes. Comme en témoignent les difficultés de 1918, l’infanterie française est peut-être déjà en réalité sur la courbe descendante, lorsque le processus d’oubli est plus fort que celui de mémorisation.
L’affrontement entre deux armées s’effectue donc ainsi sur le terrain, mais aussi de manière invisible dans la confrontation de pratiques et de capitaux de compétences. Les opérations de 1918 en France relèvent initialement de la forme séquentielle, c’est-à-dire que l’on peut suivre un enchaînement des manoeuvres vers un but précis, la destruction de la BEF en l’occurrence. En basculant à l’initiative des Alliés en juillet, la campagne devient plus cumulative, c’est-à-dire faite de multiples petites actions dont on espère par cumul obtenir un effet stratégique émergent.
La vraie surprise de la campagne est alors la prise en seulement deux semaines d’octobre 1918 de l’ensemble de lignes fortifiées allemandes regroupées sous l’appellation de « ligne Hindenburg », la même ligne qui avait résisté aux Franco-britanniques pendant la majeure partie de l’année 1917. Elle n’était simplement plus tenue par les mêmes hommes. En perdant ses meilleurs soldats pour former une armée offensive, l’armée allemande sur la position s’était appauvrie et fragilisée. C’est le phénomène de «sélection-destruction» décrit par Roger Beaumont dans Military Elites. L’emploi des divisions d’assaut allemandes de mars à juillet 1918 dilapide un énorme capital de compétences sans obtenir de résultats stratégiques décisifs, et lorsque survient la contreattaque générale alliée, l’armée allemande qui lui fait face atteint rapidement son point de rupture et se désagrège en quelques semaines (4).
Certaines campagnes sont des campagnes cumulatives pures, comme
la bataille de l’atlantique pendant la Deuxième Guerre mondiale. La pression opérationnelle de la campagne sous-marine allemande stimule la pratique alliée sans lui faire atteindre le point de rupture. Au bout du compte, selon un processus darwinien, l’écosystème allié constitué initialement surtout de proies devient lui-même plein de prédateurs féroces : corvettes Flower, porte-avions d’escorte, avions traqueurs B-24 Liberator, destroyers, tous équipés de matériels de plus en plus sophistiqués, comme les radars Type 27 ou les nouvelles grenades sous-marines, et de mieux en mieux renseignés grâce au décryptage des codes allemands. Le perfectionnement et la production de sous-marins allemands sont incapables de suivre le même rythme. Après 1942, le tonnage de navires marchands alliés coulés diminue régulièrement alors que le nombre de sous-marins allemands ou italiens détruits chaque mois quadruple de janvier 1942 à janvier 1943 et reste stable ensuite au rythme d’un toutes les 36 heures. Si la production de sous-marins permet de faire face aux pertes, il est beaucoup plus difficile en revanche de remplacer les équipages perdus. Ceux-ci sont de plus en plus novices alors qu’inversement toute la force anti-sous-marine alliée ne cesse de gagner en expérience et en efficacité.
Le phénomène est inverse dans le Pacifique, où ce sont les sous-marins prédateurs américains qui ne cessent de gagner en efficacité et étouffent tout le transport maritime japonais. La flotte sous-marine américaine a considérablement progressé lorsque l’amiral Lockwood qui la commandait a décidé de relever de son commandement tout commandant qui n’avait pas obtenu une seule victoire en deux patrouilles. Cette pression interne a introduit une forte incitation à réussir (un tiers des commandants de sous-marins ont été relevés de leur commandement en 1942), mais sans compétition interne contre-productive, ce qui a permis de réunir et de partager les « bonnes pratiques » des meilleurs.
La reine rouge et les organisations armées
L’hypothèse de la reine rouge est proposée par le biologiste Leigh Van Valen et peut se résumer ainsi : l’évolution permanente d’une espèce est nécessaire pour maintenir sa place face aux évolutions des espèces avec lesquelles elle coexiste (5). Il s’agit en somme de bouger beaucoup pour pouvoir rester simplement à la même place, comme le personnage de la reine rouge dans Alice au pays des merveilles. Le stratégiste David Killcullen utilise cette métaphore dans The Dragons and the Snakes pour décrire le sentiment d’impuissance des grandes armées occidentales face aux organisations armées, en particulier au Moyen-orient, malgré l’énormité des efforts consentis et des innovations (6).
Il se trouve simplement que la plupart de ces organisations sont maintenues en permanence sur la partie haute de la courbe de Yerkes et Dodson. Killcullen prend l’exemple du Mouvement des talibans du Pakistan (Tehrik-e-taliban Pakistan, TTP) installé dans la zone tribale pakistanaise. Tous ses chefs depuis 2002 ont été tués par des drones américains, et immédiatement remplacés à chaque fois par un leader plus dur et expérimenté. Malgré la pression américaine et pakistanaise, et peut-être donc à cause de celle-ci, le TTP n’a jamais cessé de monter en puissance.
Ces grandes organisations sont presque toutes structurées en centaines de groupes autonomes de la taille d’une section évoluant au sein de milieux difficiles. Ces groupes sous pression sont incités à innover, ils ont une bonne connectivité grâce à de nombreux liens aussi bien personnels, familiaux, tribaux, scolaires que techniques grâce aux moyens modernes, et une bonne absorbabilité grâce à la connexion avec de nombreux flux de ressources, notamment humaines. Ces organisations, en Irak par exemple pendant la présence américaine ou dans le Sahel, subissent des pertes sensibles, mais pas assez pour être déstabilisées. Avec une moyenne de six à sept ans de service pour un soldat français, on peut considérer que la plupart de ceux qui ont participé à l’opération « Serval » en 2013 sont déjà civils. Et depuis cette époque, très peu parmi eux ont passé au moins un an au Sahel. Pendant ce temps, la majorité des combattants djihadistes qu’ils ont eu en face d’eux en 2013, et dont plus de 80 % avaient survécu, sont restés sur place, ont
accumulé de l’expérience et évolué plutôt par sélection et méritocratie.
Depuis sa création en 1982, le Hezbollah s’est transformé à plusieurs reprises face à Israël : mouvement clandestin ; organisation de guérilla dans le Sud-liban, parvenant même à tuer un général israélien et surtout à obtenir le départ de Tsahal en 2000 ; armée structurée enfin, capable de résister de nouveau à une grande offensive israélienne en 2006. À cet égard et assez typiquement, le remplacement en 1992 d’abbas Moussaoui, premier leader du mouvement tué par les Israéliens, par Hassan Nasrallah a probablement plus renforcé le Hezbollah qu’il ne l’a affaibli. De la même façon, dans la bande de Gaza, le Hamas de la guerre de 2014 était plus fort que celui de 2008, malgré les multiples attaques qu’il avait subies entre-temps. L’état islamique ou Hayat Tahrir al-sham sont des versions améliorées du système des filiales d’al- Qaïda, qui représentait lui-même une adaptation à la réponse américaine aux attaques du 11 septembre 2001 (7).
Il est significatif que les quelques exemples de destruction d’organisations armées – guérilla en Tchétchénie en 2009, Tigres tamouls (Liberation Tigers of Tamil Eelam – LTTE) au Sri Lanka en 2009 également ou l’étouffement de l’état islamique en Irak (EEI) en 2008 – n’aient pu être obtenus que par des déploiements de forces considérables de « prédateurs ». Dans le dernier cas, la victoire n’a pu être obtenue que grâce à l’engagement de 160 000 soldats américains, de presque autant de membres de sociétés privées et de soldats de la nouvelle armée irakienne. Il y a eu aussi, et peut-être surtout, 100000 supplétifs irakiens, dont beaucoup d’anciens adversaires, et même l’appui de l’armée du Mahdi, la grande organisation chiite ennemie de la Coalition, mais aussi de L’EII. Les soldats américains de 2007, et même les autres, n’avaient plus grand-chose à voir avec ceux de 2003, les innovations en tous genres s’étant multipliées (8). La pratique américaine de contreinsurrection a fait autant de progrès en quatre ans que celle de la lutte anti-sous-marine pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Ce n’est qu’au prix de cet effort énorme de «prédation» qu’il a été possible d’arrêter de stimuler les organisations armées et de les faire basculer au-delà du point de rupture. Cela a eu un coût énorme, mais, au bout du compte, moindre sur la durée qu’en laissant l’ennemi au sommet de la courbe de stimulation. D’un autre côté, si les intérêts vitaux ne sont pas en jeu, une bonne stratégie en position asymétrique peut simplement consister à ne rien faire ou à se contenter de parer les coups du « faible » et d’attendre que ses faiblesses structurelles, en espérant qu’il en ait, fassent le reste. C’est finalement ainsi qu’à très grande échelle, la guerre froide a été gagnée. En d’autres termes, face à des structures politicomilitaires particulièrement résilientes et apprenantes, la « guerre à demi » ne donne que des résultats médiocres, au mieux le sur-place de la reine rouge. Si on ne veut pas engager de prédateurs adaptés au milieu et en nombre élevé, il vaut mieux s’abstenir.