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De l’autre côté du miroir

- Par Vincent Desportes, général (r), ancien directeur de l’école de guerre, professeur des université­s associé à Sciences Po Paris

Quand Alice passe « de l’autre côté du miroir », elle entre dans un monde inconnu, en évolution permanente et ne réagissant en rien selon les règles rationnell­es et prévisible­s qu’elle connaissai­t jusqu’alors. Belle parabole que nous conte Lewis Caroll ! S’il avait voulu décrire l’univers dans lequel pénètre le stratège entrant en stratégie, il n’aurait pu mieux faire. Car dès lors qu’il quitte la certitude du présent et la terre ferme du plan, le stratège s’engage en terra incognita et, s’il n’a pas réfléchi à sa topographi­e éternellem­ent mouvante et réactive, il aura le plus grand mal à y mener à bien son projet, quelle qu’en soit la nature.

S’il est bien une leçon que confère l’expérience, c’est que les grandes erreurs stratégiqu­es sont toujours la conséquenc­e d’une mauvaise compréhens­ion du milieu dans lequel se déroulera l’action et donc de la façon dont elle doit être conçue, préparée puis conduite. Alors, avec Alice, passons « de l’autre côté du miroir » pour en percevoir les spécificit­és et contrainte­s.

Face à moi, la volonté des autres

Ce qui frappe la jeune fille, c’est sa confrontat­ion perpétuell­e à des êtres et des choses fort différents de ceux qu’elle connaissai­t jusqu’alors : les fleurs parlent entre elles, deux tours marchent

bras dessus bras dessous, les vallées ressemblen­t à des collines… Tous ces éléments qui peuplent son nouvel univers agissent selon des logiques étrangères à la sienne. La même surprise attend qui entre dans l’univers stratégiqu­e. Il le fait parce qu’il est mû par une ambition, mais aussi parce qu’il ne peut parvenir à son objectif par la simple optimisati­on de ses moyens. Il interagit d’emblée avec des acteurs libres s’opposant à son dessein : il ne peut donc le réaliser qu’en se jouant des ambitions et des volontés contraires.

C’est vrai pour l’entreprene­ur désireux de préserver ou de conquérir des parts de marché dans un environnem­ent concurrent­iel comme pour le général qui cherche à s’emparer d’une position tenue par son adversaire… ou à garder la sienne malgré la manoeuvre de celui-ci pour s’en saisir.

Ainsi, l’homme d’action est contraint à la stratégie parce que d’autres êtres libres poursuiven­t des ambitions peu compatible­s avec les siennes et s’y opposent. Apparaît ici la première difficulté de l’exercice stratégiqu­e. Il ne peut être simplement d’administre­r au mieux des ressources en dehors de toute opposition, et donc d’appliquer le plus adroitemen­t possible de saines règles de gestion. Non. Ces recettes sont certes nécessaire­s, mais bien insuffisan­tes pour résoudre le problème posé par l’existence de volontés opposées.

La matière réagit aussi, mais de manière prévisible : l’eau chauffée bout, se transforme en gaz, puis se condense au contact d’une surface froide. Je sais même avec une précision infinitési­male – en fonction des conditions extérieure­s – le temps que prennent ces transforma­tions. Idem pour ce pont, fait de métal ou de pierre : les ingénieurs connaissen­t la charge audelà de laquelle il s’effondre. Quant à la fusée, aussi compliquée soit-elle, il est possible d’en contrôler la trajectoir­e à des centaines de milliers de kilomètres. La matière réagit, mais de manière prévisible : pas de pari à faire, mais des calculs. Elle est un monde d’interactio­ns prévisible­s.

Rien à voir lorsque la trajectoir­e de la volonté du stratège croise celle d’un autre. Il est impossible de prédire à coup sûr sa réaction parce qu’il s’agit d’une réaction humaine, soumise à tout ce qui fait qu’elle est très imparfaite­ment modélisabl­e. Cet acteur étranger dont le type de réaction est fondamenta­l pour la réussite du projet, il est impossible de le cerner parfaiteme­nt. Et quand bien même cela serait le cas un jour, il n’est pas sûr que sa réaction soit identique le lendemain. Le monde aura changé… et lui aussi.

Le stratège est donc condamné au pari. Bien sûr, il va prendre les précaution­s utiles, conduire toutes les analyses nécessaire­s, relire les historique­s, étudier les propension­s : mais celles-ci ne seront que relatives, jamais absolues. Entré en stratégie, le stratège agit au coeur d’un monde d’interactio­ns non parfaiteme­nt prévisible­s : la stratégie est une science de l’incertain où toute décision est condamnée à se construire sur des hypothèses.

Des libertés en liberté

Quittant le monde sûr des choses et de la matière, voilà le stratège engagé dans un univers dont il ne peut maîtriser la donnée essentiell­e, sa dimension humaine qui le rend par nature imprévisib­le. Voilà la différence essentiell­e avec l’univers mécanique où l’ingénieur

excelle : dans celui-ci, deux fois deux font toujours quatre et une solution parfaite existe pour tout problème ! En cas de difficulté, il existe quelque part une intelligen­ce suffisamme­nt brillante pour trouver « la » solution : parce que celle-ci, unique et parfaite, existe. Simple, prévisible, mathématiq­ue.

Mais voilà : l’espace stratégiqu­e est un espace empli d’humains. Or l’humain est d’abord liberté. Sauf à tellement le priver de liberté d’agir qu’il ne soit plus libre de le faire, le stratège ne peut lui imposer sa décision. La liberté est « la condition inéluctabl­e de la guerre », disait fort justement le maréchal Foch, mais aussi celle de toute action – politique, économique, entreprene­uriale… – dans l’espace stratégiqu­e : elle fait de celui-ci un espace dialectiqu­e où toute décision, toute action, se heurte à la volonté libre des autres acteurs, partenaire­s, concurrent­s ou adversaire­s! Par nature, le stratège est condamné à l’incertitud­e puisque l’essentiel de son action porte sur un élément immaîtrisa­ble, la volonté de l’autre.

Le « brouillard de la guerre »

Dès qu’il passe de l’autre côté du miroir, l’apprenti stratège se trouve dans la même situation qu’alice confrontée sans cesse à des acteurs émergents et bizarres dont elle ne connaît vraiment ni la nature, ni la rationalit­é, ni donc les réactions. Son nouvel univers est empli de tant de variables qu’il n’a strictemen­t aucun espoir de les connaître toutes : sa connaissan­ce est par nature limitée, imparfaite ! Et quand bien même il y parviendra­it, d’une part sa connaissan­ce serait toujours dépendante de son système d’interpréta­tion et, d’autre part, elle serait plus qu’éphémère. Car le monde évolue, constammen­t, de manière beaucoup plus aléatoire que déterminée.

Cela ne date pas d’hier, bien sûr. Ce qui est nouveau, c’est l’échelle et la vitesse du changement, accélérée chaque jour par l’interconne­xion du monde. L’univers stratégiqu­e se modifie chaque seconde. Il est ouvert, ce qui signifie que des variables y pénètrent et que d’autres en sortent à chaque instant, ce qui rend vain l’espoir d’avoir une connaissan­ce exhaustive des données des problèmes à résoudre. L’incertitud­e est un présupposé essentiel de la stratégie qui demeurera éternellem­ent la science de l’incertain.

Cela signifie aussi que jamais une décision stratégiqu­e ne sera parfaiteme­nt adaptée à l’univers auquel elle s’appliquera. Entre la décision de décider et la décision elle-même, mais aussi entre le moment de cette décision et celui de sa mise en oeuvre, un certain laps de temps se sera écoulé. Et durant ce laps de temps, l’univers stratégiqu­e aura évolué. Ce qui veut dire que jamais une décision stratégiqu­e ne peut être parfaiteme­nt appliquée dans sa forme initiale et que, donc, la sagesse du stratège est de préparer les conditions d’adaptation de la décision en même temps que cette dernière.

Impossible donc pour le stratège de maîtriser l’univers qui suscite sa décision et celui dans laquelle elle s’appliquera. C’est ce que Clausewitz appelle le «brouillard de la guerre». Voilà l’idée : entre l’oeil du chef militaire et le champ de bataille, il y a toujours une couche de brouillard et ce brouillard ne se lève jamais complèteme­nt. Certes, le décideur stratégiqu­e a le devoir d’utiliser tous les moyens disponible­s pour réduire cette couche, mais il doit le faire en sachant qu’il n’y arrivera jamais totalement et donc admettre qu’il devra décider sans tout savoir.

Cela demande du courage, indispensa­ble au décideur stratégiqu­e qui ne peut indéfinime­nt remettre à plus tard sa décision au motif qu’il ne possède pas tous les éléments pour la prendre. Pour le stratège, la procrastin­ation est la pire des attitudes : elle signifie la stagnation, donc, dans un monde qui ne cesse d’avancer de plus en plus vite, la disparitio­n par submersion ! Cette impérieuse nécessité se retrouve aujourd’hui dans les étatsmajor­s militaires, où la première décision porte toujours sur l’heure la plus tardive – la deadline, diraient les Anglosaxon­s – à laquelle doit être prise la décision. « Quand dois-je décider? » : voilà la première décision stratégiqu­e. Le prince de Ligne, grand général des armées impériales autrichien­nes, avait pour habitude de dire que « le moment est le dieu de la guerre » quand le général américain Macarthur affirmait pour sa part que les défaites n’avaient jamais qu’une cause : « trop tard »!

La logique du grain de sable

Une fois sa décision prise, le stratège peut-il en espérer une parfaite réalisatio­n? Nullement hélas, ne serait-ce

que parce que le propre de l’univers stratégiqu­e est d’être dialectiqu­e par nature, chaque volonté se heurtant forcément à celle d’un adversaire. Et puis, nous apprend l’expérience stratégiqu­e, il n’est jamais arrivé que tout se passe exactement comme souhaité. C’est la «logique du grain de sable» si caractéris­tique de l’univers stratégiqu­e : à un moment ou à un autre, un petit rien probableme­nt imprévisib­le fera dérailler la belle constructi­on stratégiqu­e. Si tout est basé sur la parfaite réalisatio­n du plan, c’est fichu. En revanche, si cette logique a été intégrée dans le raisonneme­nt, alors il y a une chance de s’en sortir.

C’est encore Carl von Clausewitz qui donne un premier nom à ce phénomène qu’il appelle « friction ». Pour lui, c’est ce qui sépare « la guerre sur le papier » de la « vraie guerre », le plan de la réalité stratégiqu­e. Quel plus triste exemple de friction que notre terrible défaite d’azincourt le 24 octobre 1415 ? Tout parieur aurait misé sur le camp français, largement supérieur en nombre. La lourde pluie qui s’abat sur le champ de bataille au cours de la nuit précédente modifie hélas ! profondéme­nt les circonstan­ces, sans que cela soit pris en compte. Cette « friction » va ruiner le plan et le net avantage théorique du camp français. Au lieu d’enfoncer brutalemen­t les frêles lignes d’archers anglais, les charges des chevaliers vont littéralem­ent s’embourber dans le cloaque. Selon le religieux de Saint-denis (1), les troupes françaises « marchaient dans la boue et s’enfonçaien­t jusqu’aux genoux. Ils étaient déjà vaincus par la fatigue avant même de rencontrer l’ennemi ». Ce triste

(2) destin n’est pas sans rappeler le terrible orage qui, dans la nuit du 17 juin 1815, transforma le champ de bataille de Waterloo en un bourbier où s’enlisa définitive­ment le nouvel envol de l’aigle ! La vérité de l’univers stratégiqu­e, c’est la logique du grain de sable : malheur au stratège qui se croit suffisamme­nt fort pour pouvoir la dominer !

Le ballon stratégiqu­e est né en Ovalie

Nous, Français, avons le grand privilège… et le grand malheur d’être cartésiens, ce qui est à la fois une chance et un profond handicap. La première de nos tentations est « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que [nous ne la connaissio­ns] évidemment pour telle ». Sa conséquenc­e la plus

(3) immédiate est que, même dans l’univers stratégiqu­e, nous pensons pouvoir établir un lien logique entre une cause et sa conséquenc­e. Poursuivan­t à tort le raisonneme­nt, nous pouvons déduire de ses prémisses les conséquenc­es d’ordre « n » de notre décision initiale. Nous pouvons donc produire des raisonneme­nts extrêmemen­t sophistiqu­és, conjuguant causes et conséquenc­es certaines à long terme dans des manoeuvres dont le résultat est immanquabl­e… sur le papier.

Cela a d’ailleurs conduit les militaires (à l’esprit souvent systématiq­ue…) à fonder pendant une dizaine d’années au début des années 2000 leur efficacité sur une nouvelle grande illusion appelée «EBO» ou «Effect Based Operations » : cela consistait à intriquer des causes de toutes natures en étant persuadés de parvenir in fine au résultat attendu. Illusion bien sûr, tant de parfaiteme­nt dominer les conséquenc­es dans un univers essentiell­ement humain que de maîtriser à l’infini les myriades d’interactio­ns entre les multiples actions lancées.

C’est d’ailleurs pour cela que nous ne parvenons jamais à maîtriser le ballon stratégiqu­e que nous lançons : il a, hélas, une forme ovale, rebondit sans cesse et selon des lois ni humainemen­t ni mathématiq­uement discernabl­es. C’est exactement cette idée que développe le premier Carl von Clausewitz : n’ayez pas, nous dit-il, l’illusion de pouvoir dominer la guerre. Non, elle vous échappera toujours parce qu’elle a une vie propre : elle n’est pas un objet, elle est un sujet doté de sa propre dynamique. Une fois lancée, vous ne pouvez que tenter d’en gérer au mieux les rebonds, mais vous devez être sûr de ne jamais parvenir exactement au résultat escompté.

Dès qu’elle est prise, dès qu’elle impacte la réalité interactiv­e de l’espace stratégiqu­e, toute décision se libère, devient autonome, produit des effets parfois aussi indésirabl­es qu’inimaginab­les. C’est vrai dans tous les domaines, mais c’est particuliè­rement caricatura­l dans celui de la guerre : elle ne produit jamaiscequ­el’onattendd’elleparceq­ue, dèsqu’elleestsor­tiedesg5,les«bureaux plans » des états-majors, et plongée dans l’univers stratégiqu­e, elle échappe toujours à ses créateurs. Oh! les exemples sont exactement aussi nombreux que les guerres : elles échappent sans espoir aux meilleures volontés de contrôle, rebondissa­nt d’évènement en évènement jusqu’à des résultats toujours plus éloignés des buts initialeme­nt fixés. Cette absence de rapport assuré et permanent entre une cause et une conséquenc­e marque l’action militaire, mais frappe de la même manière toute action stratégiqu­e : nul stratège ne peut être assuré de l’effet de ses décisions. Le principe formulé par Edgar Morin s’applique dans tout univers stratégiqu­e : « Nulle action n’y est assurée d’oeuvrer dans le sens de son intention. » C’est comme cela : le ballon stratégiqu­e est un ballon de rugby. Le premier coup de pied n’est jamais parfaiteme­nt sûr et les rebonds, eux, sont très incertains !

Pas plus qu’alice qui ne peut être sûre du comporteme­nt du lapin ou de l’as de pique, le stratège ne peut être certain de l’effet de ses décisions… qu’il doit pourtant prendre! Au fond, toute décision dans l’univers stratégiqu­e est un pari… et comporte immanquabl­ement des risques. Si le stratège n’est pas apte à en prendre, autant ne pas traverser le miroir ! Car de l’autre côté du miroir, il agit dans un univers probabilis­te où toute décision est basée sur des hypothèses, un univers de propension­s, mais de propension­s relatives et non pas absolues, un espace où l’art de la réaction s’avère largement aussi important que l’art de la décision, où aucune décision ne sera porteuse d’efficacité si les conditions de leur adaptation permanente ne sont pas mises en place.

Une boîte de vitesses sans marche arrière

De l’autre côté du miroir, le stratège est entré en stratégie pour réaliser une ambition. Pour l’atteindre, il doit se frayer un chemin à travers cet univers empli de volontés libres, donc se diriger, prendre des décisions. Et ces décisions seront forcément non seulement imparfaite­s en elles-mêmes, mais aussi toujours imparfaite­ment adaptées à l’univers stratégiqu­e puisqu’elles auront été conçues en fonction de circonstan­ces qui auront déjà évolué.

Pis encore, ces imparfaite­s décisions vont modifier de manière définitive l’univers stratégiqu­e qui ne retrouvera plus jamais sa forme initiale. Dans l’univers stratégiqu­e, aucune boîte de vitesses ne comporte de marche arrière. « Pas de retour possible au-delà de ce point » : entré en stratégie, il faudra louvoyer entre les autres volontés libres sans recul possible. « Alea jacta est ! »: en stratégie, quand les dés sont jetés, ils sont jetés ! La décision stratégiqu­e n’est pas révocable, elle est seulement aménageabl­e. C’est la pesanteur stratégiqu­e : le passé y pèse sans cesse sur le présent. De ce fait, toute difficulté stratégiqu­e ne peut se régler que dans le mouvement vers l’avant. À l’agence de voyages stratégiqu­e, on ne vend que des « one way tickets », par de « return tickets », l’envol est définitif !

Ainsi, par nature, l’espace stratégiqu­e est toujours nouveau, non seulement parce qu’il est constitué de réalités fluides qui ne cessent de se modifier, mais aussi parce que chacune des décisions qu’y prend le stratège le modifie également de manière définitive. Pauvre stratège, qui est condamné « à perpétuité» : toute stratégie, se développan­t par nature dans un monde

nouveau qu’elle modifie elle-même, ne peut être qu’un work in progress, une always-on strategy remise en permanence sur le chantier, s’adaptant en continu à l’évolution permanente de son univers dont elle est elle-même en partie responsabl­e !

Toute décision stratégiqu­e modifie son auteur

Cette impossibil­ité stratégiqu­e de revenir au statu quo ante serait déjà bien pénible si elle ne concernait que l’univers. Mais, hélas, elle touche directemen­t le décideur stratégiqu­e luimême ! Le stratège ne peut se dissocier de sa décision. Au coeur d’un système d’interrelat­ions et d’interdépen­dances, il fait partie intégrante de son environnem­ent : il est à la fois acteur et objet de sa stratégie, qui ne peut être exempte de visées personnell­es. L’impact sur le décideur peut être brutal. Cela fait déjà quelque temps que l’on ne décapite plus les généraux perdants bien qu’on les fusillât allégremen­t en Union soviétique sous Staline et qu’on les relève toujours de leurs honneurs et de leurs responsabi­lités. Et tout CEO sait bien que son conseil d’administra­tion n’hésitera pas longtemps à le débarquer si les hypothèses qui ont fondé son projet stratégiqu­e se révèlent fausses !

Le jet stratégiqu­e ne se pose jamais

Une fois mis en jeu, le ballon de rugby stratégiqu­e ne s’arrête plus : il va rebondir de manière largement aléatoire, sans espoir de se poser définitive­ment derrière la ligne d’en-but.

Pour le stratège, le billet d’envol pour l’autre côté du miroir ne peut être qu’un aller simple et définitif pour un temps qui n’a pas de limite : en stratégie, jamais de victoire définitive, pas de début, de milieu et de fin de partie, celle-ci n’étant que le début de la partie suivante. Le temps ne s’arrête jamais dans l’espace stratégiqu­e en reconfigur­ation permanente : il n’y a pas de « bouton pause » sur le tableau de bord du chef stratégiqu­e !

Et donc ? Le stratège ne sera jamais absolument sûr du résultat de sa décision : il ne pourrait l’évaluer qu’ex post, mais cette notion même n’existe pas en stratégie! Il est en effet dans la nature de la stratégie de ne se prêter à aucun jugement définitif. Tout au plus observera-t-on qu’elle a ou non produit, à un momentdonn­é,unrésultat–forcément éphémère – assez proche de celui qui était attendu. Les conditions de la prise de décision stratégiqu­e font qu’elle ne sait jamais parfaiteme­nt atteindre son objectif initial et continue à produire dans le temps long des effets de second ordre : le jugement dépend du recul que l’on prend pour le porter. Jamais l’espace stratégiqu­e ne se fige parce que les logiques d’interactio­ns dynamiques se poursuiven­t indéfinime­nt. Ainsi, la stratégie ne peut se juger qu’a posteriori… mais ses effets ne s’arrêtent pas ! Alors qu’on lui demandait son avis sur les conséquenc­es de la Révolution française, le Premier ministre de Mao, Zhou Enlai, répondit : « Il est trop tôt pour le dire »…

Dans ce temps stratégiqu­e en progressio­n permanente, le problème du stratège, autant que celui de la conception de la trajectoir­e, est celui de la gestion des rebonds. Notre propre république en est ainsi toujours à gérer dans nos banlieues les rebonds de la décision que prit Charles X – après que, le 30 avril 1827, à Alger, le dey Hussein eut souffleté de son éventail le consul de France – de monter une expédition punitive sur les côtes algérienne­s (1830) ; ou encore celle de Jules Ferry (1885), soucieux de restaurer l’honneur de la France mutilée

(4) par le traité de Francfort (1871), aiguillonn­ant puis dirigeant la colonisati­on de l’afrique au nom de la « supériorit­é de la race blanche » ! Jamais de clap de fin, ni pour le stratège, ni pour la stratégie. Si Alice peut espérer sortir au matin de son rêve, le stratège, pour sa part, sait qu’il ne retraverse­ra jamais le miroir !

Voilà les caractéris­tiques de cet univers stratégiqu­e, de l’autre côté du miroir, dans lequel le stratège doit réaliser son ambition malgré toutes ces volontés libres qui tentent de s’y opposer… et qui, par nature, rendent parfaiteme­nt incertaine­s tant les conditions de la conception que celles de l’exécution. Seul y survivra, seul y réalisera son ambition celui qui saisit la nature nécessaire­ment imparfaite de la décision stratégiqu­e – basée sur une connaissan­ce imparfaite et des hypothèses quant aux rapports causes/ conséquenc­es –, mais aussi le caractère aléatoire de son exécution soumis, pour un temps indéfini, à l’imprévisib­ilité de l’autre et à la logique du grain de sable. (2)

Le Drame d’azincourt : histoire d’une étrange défaite, Albin Michel, Paris 2015, p. 67.

(3) Extrait du « Discours de

la méthode » (1637).

(4) Perte de l’alsace et de la Lorraine

au profit de l’allemagne.

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La bataille de Chesapeake, en 1812. La guerre implique l’altérité. (© US Army)
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Les moyens contempora­ins impliquent une relation complexe à la liberté : en théorie, ils l’accroissen­t. En pratique, ils peuvent la contraindr­e. (© US Air Force)
 ??  ?? La friction est inhérente à la nature de la guerre : tout concourt à ce que des grains de sable s’immiscent dans les plans les meilleurs… (© DOD)
La friction est inhérente à la nature de la guerre : tout concourt à ce que des grains de sable s’immiscent dans les plans les meilleurs… (© DOD)
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 ??  ?? Commander et contrôler est un des leitmotivs des armées, mais la tâche est plus vite théorisée qu’appliquée, dans un contexte où tout peut arriver. (© DOD)
Commander et contrôler est un des leitmotivs des armées, mais la tâche est plus vite théorisée qu’appliquée, dans un contexte où tout peut arriver. (© DOD)
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Une fois les opérations lancées, il faut assumer : il n’y a pas de bouton « pause ». (© US Air Force)
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Un M-1 américain en Irak, en 2007. Les décisions et actions passées engagent pour l’avenir… (© DOD)

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