RÉCIT DE VOYAGE
Dans la région, ils paissent par milliers, ces timides bovidés à l'allure préhistorique, cousins hirsutes et sauvages des mouflons et des chèvres. Pesant environ 300 kg pour deux mètres de long, ils ont une longue et épaisse toison laineuse qui leur permet de résister aux rigoureux hivers arctiques. «En 1964, l'un d'eux, baptisé Willie, s'était même habitué aux hommes et se promenait paisiblement dans le village, explique Tage, notre guide. Oh, tout a été tenté, à l'aide de camions, pour le déplacer et lui faire retrouver la vie sauvage, car son vagabondage dérangeait le trafic sur la piste aérienne. Mais il revenait à chaque fois...» Les histoires vraies n'ayant pas toutes une fin heureuse, Willie dut être abattu après qu'il eut attaqué deux habitants. En son honneur, sa chair a été distribuée à la population, tandis que sa tête trône toujours dans l'exigu mais intéressant musée de Kangerlussuaq.
Le temps d'imaginer l'anecdote, et c'est une incommensurable mer blanche qui emplit l'horizon! Le ciel chargé dilue ses teintes bleutées par endroits, mais fait ressortir ses déchirures, anfractuosités et rides de neige soufflée. Après quelques pas s'étend, sous nos pieds, un désert de glace vaste comme 50 fois la Suisse et épais de 3 km en son coeur, qui a jadis magnétisé les plus téméraires des explorateurs. Et qui fait désormais l'objet d'une attention soutenue des scientifiques désireux d'y trouver des réponses à leurs interrogations sur l'augmentation du niveau des océans due au réchauffement climatique. Rien qu'en 2007, «la quantité de glace qui a disparu fut équivalente au double du volume de glaciers alpins, soit 200 millions de tonnes», explique le glaciologue suisse Konrad Steffen, de l'université du Colorado, rencontré sur place. Cette fonte de l'inlandsis, aucun recoin du Groenland ne la met mieux en scène que le fjord d'ilulissat, à 260 km au nord de Kangerlussuaq. Long de 40 km, ce défilé maritime est continuellement rempli de glace, et d'icebergs plus ou moins volumineux: l'été, ces blocs se détachent de la langue du glacier Sermeq Kujalleq, lui-même nourri par l'inlandsis.
A l'entrée du fjord, un remblai rocheux sousmarin laissant une profondeur d'eau de seulement 250 à 300 m les bloque plusieurs années durant, le temps qu'ils fondent un peu et puissent alors passer cette rampe, avant d'être emportés pour un voyage incertain vers le sud par vents et courants. On dit d'ailleurs que c'est dans ce fjord qu'est «né» l'iceberg qui, en 1912, causa le naufrage du Titanic. Qu'il vente et pleuve, ou sous un soleil radieux, le spectacle est grandiose. Il a valu à la région d'être inscrite en 2004 au patrimoine mondial de l'unesco.