Edition Multimédi@

La loi de 1881 sur la liberté de la presse face au Net

« L'équilibre de la loi du 29 juillet 1881 à l'épreuve d'internet » . Ce rapport parlementa­ire, présenté en juillet, propose de lutter « contre les abus de la liberté d'expression sur Internet » : délais de prescripti­on, recours allégés, responsabi­lité él

- Par Marie d'antin et Etienne Drouard, avocats, cabinet K& L Gates

Dans son rapport sur l’adaptation de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ( 1), la commission des lois du Sénat constate que les victimes des abus de la liberté d’expression ne sont plus suffisamme­nt protégées par cette loi. Selon ses auteurs, la diffusion mondiale et instantané­e de contenus sur Internet nécessite désormais de redéfinir les équilibres posés en 1881 pour répondre de manière appropriée aux défis de notre temps. Comment responsabi­liser des utilisateu­rs dont on ne connaît pas l’identité ? Comment lutter contre des contenus diffamatoi­res, injurieux ou de provocatio­n à la discrimina­tion, dont on ne découvre l’existence que plusieurs semaines, voire des mois après leur diffusion ? Ou plus généraleme­nt, comment réprimer les abus à la liberté d’expression sur Internet ?

Prescripti­on : allonger d’un an ?

Aux termes de leurs 18 propositio­ns, les sénateurs François Pillet ( Les Républicai­ns) et Thani Mohamed Soilihi ( Parti socialiste) proposent de réformer la loi du 29 juillet 1881 pour lutter plus efficaceme­nt contre les abus de la liberté d’expression sur Internet. Outre l’allégement des formalités de recours et l’accroissem­ent des pouvoirs du juge, ils proposent principale­ment un aménagemen­t des régimes de prescripti­on ( délais et point de départ du délai pour introduire un recours) et de responsabi­lité des acteurs sur Internet ( diffuseurs, hébergeurs et fournisseu­rs d’accès), ainsi qu’une meilleure articulati­on entre la protection de la vie privée et le droit à l’informatio­n du public. • Adapter ou révolution­ner le régime de prescripti­on des délits d’injure, de diffamatio­n et de provocatio­n à la discrimina­tion sur Internet ?( propositio­ns n° 7 et 8). Le court délai de prescripti­on de trois mois prévu par la loi du 29 juillet 1881 est une exception aux délais de droit commun. Il constituai­t le point d’équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression et des entreprise­s de presse et, d’autre part, la lutte contre les abus de cette liberté fondamenta­le. Il était justifié par le caractère éphémère des délits commis sur des supports papiers, délits qui étaient voués à disparaîtr­e de l’actualité ou de la visibilité du public. Cet équilibre est aujourd’hui remis en cause par la durée de publicatio­n des contenus qui, diffusés à grande échelle sur Internet, puis rediffusés ou partagés sur différents sites ou réseaux sociaux, sont amenés à perdurer. Dans leur rapport d’informatio­n, les deux sénateurs proposent deux modificati­ons de ce délai. L’une porte sur sa durée ; l’autre – plus fondamenta­le – porte sur son point de départ. Il s’agirait, en premier lieu, d’allonger ce délai de prescripti­on à un an pour les délits de diffamatio­n, d’injure et de provocatio­n à la discrimina­tion. Ce nouveau délai devrait ainsi permettre de prendre connaissan­ce d’un contenu quelques semaines ou quelques mois après sa diffusion. En second lieu, le point de départ de ce délai serait bouleversé, puisque les auteurs proposent qu’il débute « au dernier jour de la diffusion d’un message » , c’est- à- dire au jour de sa suppressio­n. La mise en oeuvre d’un tel changement peut rendre perplexe. Ce délai commence- t- il à courir à compter du retrait du premier contenu diffusé sur un premier site ? Ou à compter du retrait de la dernière diffusion ou du dernier partage du contenu visé ? En tout état de cause, le délit d’expression - consistant à abuser d’une liberté publique - deviendrai­t imprescrip­tible. Espérons que les parlementa­ires qui auront à se pencher sur la modificati­on de la loi de 1881 auront conscience de l’inanité qui consistera­it, dans une démocratie, à rendre imprescrip­tible l’abus d’une liberté fondamenta­le.

Responsabi­lité des internaute­s

• Aménager le régime de responsabi­lité ( propositio­ns n° 9, 11 et 14). Les deux sénateurs proposent un régime de responsabi­lité à deux niveaux en distinguan­t le régime de responsabi­lité des auteurs profession­nels de celui des auteurs non profession­nels. Si les premiers conservera­ient le régime de responsabi­lité en cascade prévu par l’article 93- 3 de la loi du 29 juillet 1881 ( 2), les seconds seraient seuls et directemen­t responsabl­es des contenus qu’ils publient sur Internet. Cette propositio­n nous semble parfaiteme­nt justifiée et bienvenue puisque tout particulie­r est désormais en mesure de faire le « buzz » en quelques instants et de bénéficier d’une audience

impression­nante sur les réseaux sociaux, dès lors qu’il en assume la responsabi­lité dans l’état où il se trouve, sans directeur de la publicatio­n, ni quiconque autre que luimême, pour répondre de ses propres actes. Cette propositio­n va de pair avec la nécessaire précision du rôle des différents acteurs sur Internet, qu’il s’agisse de prestatair­es ( propositio­n n° 11), des réseaux sociaux ou de fournisseu­rs d’accès à Internet ( propositio­n n° 14).

Ouvrir une boîte de Pandore ?

Les précisions que les auteurs du rapport appellent de leurs voeux risquent néanmoins d’ouvrir une boîte de Pandore : la modificati­on légale – plutôt que prétorienn­e – des responsabi­lités respective­s de l’hébergeur, de l’éditeur d’un service et de l’éditeur d’un contenu au sein d’un service en ligne. Le régime légal en vigueur, initié en 1998, s’est stabilisé à partir de 2004 en France. Les tribunaux français et communauta­ires l’ont fait évoluer et semblent avoir également atteint un certain point de stabilité, quelles que soient les innovation­s qui apparaisse­nt sans cesse, des réseaux sociaux à la réalité augmentée, etc. Les auteurs veulent en outre réintrodui­re un régime de responsabi­lité civile pour les abus relatifs à la liberté d’expression. Pour mettre un terme à une jurisprude­nce qu’ils estiment défavorabl­e aux victimes d’abus de la liberté d’expression, les deux sénateurs proposent en effet de réparer les préjudices issus des abus de la liberté d’expression sur le fondement de l’article 1382 du Code civil ( 3) et d’exclure toute uniformisa­tion des procédures d’assignatio­n civiles sur les contrainte­s des dispositio­ns répressive­s de la loi du 29 juillet 1881 ( propositio­n n° 18). Si la sanction des abus de la liberté d’expression doit répondre à la recherche d’un équilibre entre cette liberté fondamenta­le et d’autres droits de même valeur, parmi lesquels les droits de la personnali­té, la jurisprude­nce s’est cependant prononcée sur ce point, à partir des années 1990, en faveur du régime procédural de la loi du 29 juillet 1881. En effet, s’il avait pu être admis, dans un premier temps, que la loi du 29 juillet 1881 ne saurait faire obstacle à l’exercice de l’action civile devant les juridictio­ns civiles pour des faits incriminés par ce texte, la Cour de cassation a progressiv­ement exclu cette possibilit­é. Ainsi, depuis deux arrêts d’assemblée plénière en date du 12 juillet 2000, le principe selon lequel « les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’article 1382 du code civil » ( 4) a été explicitem­ent consacré, pour protéger le périmètre de la loi sur la presse contre le droit commun de la responsabi­lité civile. Sous l’influence d’une vive contestati­on doctrinale ( 5), ce principe semble avoir été récemment nuancé par la haute juridictio­n qui a, d’une part, écarté certaines exigences formaliste­s de la loi du 29 juillet 1881 devant le juge civil ( 6) et, d’autre part, implicitem­ent écarté à la fois l’article 1382 du Code civil mais aussi la loi du 29 juillet 1881, pour sanctionne­r les abus de la liberté d’expression sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, en précisant que « la liberté d’expression est un droit dont l’exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialeme­nt déterminés par la loi » ( 7). Dans leur rapport, les deux auteurs proposent de revenir à la situation antérieure, en généralisa­nt l’applicatio­n de la responsabi­lité civile de droit commun ( article 1382 du Code civil) à tous les abus de la liberté d’expression. Pour les deux sénateurs, les actions civiles et pénales en matière de presse ne sauraient être soumises aux mêmes règles, dès lors qu’elles n’obéissent pas aux mêmes finalités ( 8). Cette vision qui viendrait à nouveau distinguer les actions civiles soumises à l’article 1382 du Code civil, des actions pénales destinées à réprimer les comporteme­nts incriminés par la loi du 29 juillet 1881, fera sans doute resurgir les inquiétude­s de ceux qui estiment qu’un dépeçage du droit à la liberté d’expression entre le civil et le pénal représente­rait une menace pour la liberté de la presse et un risque d’insécurité juridique ( 9). • Vers une meilleure articulati­on entre droit à la vie privée et liberté de la presse( propositio­n n° 17). L’articulati­on instaurée par la loi « Informatiq­ue et Libertés » de 1978 entre vie privée et liberté d’expression est aujourd’hui remise en cause par la nécessité de rendre effectifs les droits d’opposition, de rectificat­ion et d’effacement des données personnell­es et de reconnaîtr­e ce que d’aucuns ont appelé un « droit à l’oubli » ou au déréférenc­ement. Les deux sénateurs proposent à bon escient de remédier à la primauté de principe des dispositio­ns de la loi du 29 juillet 1881 sur celles de la loi du 6 janvier 1978 et sur les récentes jurisprude­nces et décisions administra­tives relatives au droit à l’oubli, notamment pour éviter de contourner et de compliquer l’applicatio­n des secondes par le nécessaire respect des premières.

Préserver l’équilibre démocratiq­ue

A travers ce rapport, les deux sénateurs dégagent des pistes de réflexion intéressan­tes quant aux évolutions nécessaire­s du droit de la presse face aux bouleverse­ments de notre société numérique. Gageons qu’il en restera de prochaines réformes équilibrée­s, offrant des voies de recours accessible­s aux victimes de tous les jours et garantissa­nt la préservati­on des équilibres démocratiq­ues. Dans ce domaine, comme dans d’autres, l’enfer est pavé de bonnes intentions. @

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France