La régulation audiovisuelle devient la régulation du Net
En 2006, le professeur Eli Noam avait prédit que la régulation de l'audiovisuel « deviendrait » la régulation des communications électroniques ( 1). Avec les débats autour de la directive sur les services de médias audiovisuels ( SMA), la prophétie se con
Lorsque le spectre radioélectrique ne sera plus un outil de régulation des contenus audiovisuels, le professeur Eli Noam ( 2) a prévenu que les régulateurs audiovisuels se tourneraient vers les opérateurs de réseaux télécoms, les seuls acteurs présents sur le territoire national, et donc « régulables » . Cette transformation aurait, selon lui, des effets néfastes pour le caractère ouvert de l’internet, car le réseau mondial sans permission deviendrait un patchwork de réseaux nationaux interconnectés entre eux, chacun appliquant ses propres règles de contenus en fonction de sa législation nationale. L’ « innovation sans permission » de Yochai Benkler ( 3) serait remplacée par une négociation individuelle avec chaque réseau et son régulateur national.
Régulation du Net versus liberté d’expression
La Commission européenne propose d’étendre la directive SMA pour la première fois aux plateformes de partage de vidéos telles que Dailymotion et Youtube. Ces plateformes auraient l’obligation de mettre en place des mécanismes pour améliorer la protection des enfants et l’élimination de contenus haineux. La Commission européenne recommande des solutions d’autorégulation pour atteindre ces objectifs, mais certains parlementaires européens souhaitent aller plus loin, et appliqueraient aux plateformes les mêmes obligations que celles qui pèsent sur les éditeurs. Même si les opérateurs de réseaux de communications électroniques ne sont pas directement visés par ces mesures, la tendance des régulateurs de l’audiovisuel va dans le sens évoqué par Noam, car la cible de la régulation devient l’ « intermédiaire technique » . Pour comprendre la signification de cette évolution, il faut retourner aux sources de la régulation audiovisuelle et examiner pourquoi elle a toujours été séparée de la régulation des intermédiaires techniques de l’internet. Au moment de l’émergence de l’internet, la première réaction était d’appliquer des règles audiovisuelles. La Cour suprême des Etats- Unis a invalidé cette approche en 1997, estimant que l’internet constituait une espace de liberté d’expression semblable à la presse écrite ( 4). Selon la Cour suprême, la régulation audiovisuelle se justifie par la rareté des fréquences radioélectriques. De plus, les chaînes de télévision ont un caractère plus intrusif que la presse écrite et l’internet, car les contenus sont poussés vers l’utilisateur au lieu d’être sélectionnés par l’utilisateur en mode pull. Le Conseil constitutionnel en France a confirmé à son tour que la régulation de la télévision se justifiait en partie à cause de la rareté des fréquences ( 5). L’application de la législation audiovisuelle à l’internet serait donc excessive – contraire à la liberté d’expression. Dans une décision du 1er décembre 2015, la Cour européenne des Droits de l’homme ( CEDH) a confirmé que le service de partage Youtube était un outil important pour la liberté de pensée et d’expression, permettant l’émergence d’un journalisme citoyen ( 6). En application de cette jurisprudence, toute régulation des contenus sur Internet, y compris à travers la régulation des plateformes de partage, doit être mesurée au compte- gouttes, pour ne pas créer une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Le texte proposé par la Commission européenne précise bien que les plateformes de partage de vidéos sont des intermédiaires techniques et ne doivent pas être considérés comme des éditeurs. Cependant, ces intermédiaires techniques seraient soumis certaines nouvelles obligations qui se rajouteraient à leurs obligations au titre de la directive de 2000 sur le commerce électronique. La Commission européenne privilégie la voie de l’autorégulation pour traiter ces problèmes, et souhaite s’appuyer sur le cadre des notifications et retraits ( notice and takedown) prévus par cette directive « Commerce électronique » ( 7). Dans le cadre de sa stratégie du marché numérique unique, la Commission européenne a indiqué qu’elle ne souhaitait pas remettre en cause l’équilibre de cette directive.
Comment préserver le statut d’hébergeur
La responsabilité allégée des intermédiaires technique est aujourd’hui la clé de voute du succès de l’internet à l’échelle planétaire. Le législateur européen essaye donc de trouver un moyen d’impliquer les intermédiaires techniques dans la lutte contre les contenus audiovisuels préjudiciables, tout en préservant le statut d’hébergeur au titre de la directive « Commerce électronique » . L’exercice est pour le moins délicat, compte tenu des pressions politiques visant à créer un « terrain de jeu plat » ( level playing field) entre les acteurs de l’internet et les diffuseurs traditionnels. Une partie du
problème vient de l’empilement d’obligations pesant sur les diffuseurs traditionnels. Ayant besoin de fréquences pour diffuser, les chaînes de télévision doivent accepter de nombreuses obligations en échange de l’utilisation gratuite du spectre. Comme le disait Noam, la licence de diffusion est un moyen facile pour réguler les contenus audiovisuels.
Fréquences gratuites contre obligations
Les obligations pesant sur les diffuseurs de chaînes de télévision sont multiformes, allant de la protection de la jeunesse, la pluralité des opinions, jusqu’au subventionnement de la production audiovisuelle. Certaines de ces obligations, notamment en matière de subventions, se justifiaient par le quasi- monopole dont jouissait le diffuseur grâce à sa licence. Protégé de la concurrence, le diffuseur pouvait générer des surprofits, et en contrepartie devait investir une partie de ces surprofits dans le secteur de la production. La concurrence du numérique change la donne. Les diffuseurs historiques sont en concurrence directe avec des médias n’ayant pas besoin de fréquences de diffusion. La proposition de la directive SMA prend acte de ce phénomène en imposant le même niveau d’exigences sur les fournisseurs de services de vidéo à la demande ( VOD) et les fournisseurs de services de télévision linéaires. Selon un communiqué du 23 mai 2017 ( 8), le Conseil de l’union européenne s’est mis d’accord pour imposer les mêmes règles aux services à la demande et aux services de télévision linéaires classiques. Malgré les nouvelles obligations imposées sur les plateformes de partage, l’approche privilégiée par le législateur européen reste axée vers l’éditeur du service, à savoir l’entité qui sélectionne des contenus et les organise dans un catalogue ou dans une offre de télévision linéaire. Cet éditeur est le mieux placé pour s’assurer que l’offre audiovisuelle qu’il organise obéit aux contraintes d’intérêt général telles que la protection des mineurs et la protection contre la publicité clandestine. Le problème se complique lorsque l’éditeur de l’offre audiovisuelle n’est pas un professionnel, ou lorsque l’éditeur est situé à l’étranger. La proposition de la Commission européenne reste fidèle au concept du lieu d’établissement de l’éditeur comme critère pour la loi applicable. Ainsi, un éditeur d’un service VOD qui a ses équipes éditoriales aux Pays- Bas ou au Luxembourg sera soumis aux lois de ces pays et non aux lois de chaque pays dans lequel le service peut être vu. La proposition contient cependant une entorse à la règle du pays d’origine : si un service est établi dans un pays membre mais vise un public dans un autre pays, ce pays de destination pourra imposer des obligations financières destinées à financer la production audiovisuelle. La France a déjà anticipé cette modification en créant une taxe VOD applicable aux services disponibles en France, même si l’éditeur est établi à l’étranger ( 9). La proposition de réforme de la directive SMA étend son champ aux offres de vidéo de courte durée. Les vidéos n’auront plus besoin d’être « semblables à la télévision » ( television- like). Par conséquent, de nombreux éditeurs de vidéo qui organisent leurs vidéos sur les plateformes de partage pourraient dorénavant être soumis à cette directive si elle était adoptée. Cela pourrait toucher des créateurs de séries de vidéos sur le bricolage ou le jardinage, par exemple. Etendre la régulation aux vidéos courtes pose la question de la proportionnalité et de l’efficacité de la régulation, et de la délicate frontière entre la régulation de la télévision et la régulation de l’internet. @