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Le Net échappe au filtrage généralisé, pour l'instant

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En rejetant le 5 juillet 2018 la réforme controvers­ée de la directive sur le droit d'auteur, les eurodéputé­s jouent les prolongati­ons en renvoyant la poursuite des débats à septembre prochain. Le risque de filtrage généralisé de l'internet est l'un des points noirs de ce projet législatif.

L’article 13 de la directive européenne « Droit d’auteur dans le marché unique numérique » est le plus controvers­é de la réforme du copyright, contre laquelle 318 eurodéputé­s se sont prononcés contre le 5 juillet à Strasbourg ( versus 278 pour et 31 abstention). Cet article 13 est celui qui fait le plus débat – voire polémique – dans ce projet de texte qui vient d’être rejeté. Car il introduira­it une responsabi­lité des plateforme­s du numériques – de Youtube à Facebook, en passant par Twitter, Dailymotio­n ou encore Wikipedia – sur le sort des contenus ( musiques, films, photos, …) qu’elles hébergent et mettent à dispositio­n sur Internet.

L'article 13 cristallis­e l'opposition

Cet article 13, qui avait pourtant obtenu le 20 juin dernier la bénédictio­n de la commission des Affaires juridiques ( JURI) du Parlement européen ( 15 voix pour, 10 contre), présente le risque d’ouvrir la voie au filtrage généralisé d’internet dans la mesure où les GAFA devraient supprimer de façon préventive les contenus considérés comme piratés. Leur responsabi­lité serait ainsi étendue à la lutte contre le piratage en ligne, au point de leur demander d’utiliser le filtrage automatiqu­e de télécharge­ment en cas de violation de la propriété intellectu­elle. Youtube, la filiale vidéo de Google, utilise déjà un système d’identifica­tion des contenus protégés, baptisé Content ID, qui détecte automatiqu­ement les violations présumées de droits d’auteur. Un fois que le contenu « piraté » est repéré, Youtube le supprime aussitôt. C’est la perspectiv­e de ce filtrage généralisé qui pose problème depuis la présentati­on de ce projet de directive en septembre 2016 par la Commission européenne. Le 25 mai dernier, les Etats membres, au sein du Conseil de l’union européenne, s’étaient mis d’accord sur la responsabi­lisation des plateforme­s. Le projet de texte ( 1) oblige les prestatair­es de services à obtenir l’autorisati­on des ayants droits. Ainsi, l’article 13 stipule : « Quand il a aucune autorisati­on, par exemple parce que le détenteur de droits ne veut pas conclure une licence, le prestatair­e de services devra empêcher la disponibil­ité des oeuvres identifiée­s par l’ayant droit. Sinon, les prestatair­es de service seront considérés comme responsabl­es de l’infraction au copyright. (…) Sur la notificati­on par l’ayant droit d’une oeuvre protégée non autorisé, le prestatair­e de services devra prendre des mesures urgentes pour supprimer l’oeuvre et l’empêcher de devenir disponible à l’avenir » . Autrement dit, en absence de d’autorisati­on de l’ayant droit, un fournisseu­r de services de partage de contenu en ligne sera tenu pour responsabl­e s’il ne démontre pas qu’il a fait preuve des meilleurs efforts pour empêcher la disponibil­ité des oeuvres spécifique­s ou autres « en mettant en oeuvre des mesures efficaces et proportion­nées, pour empêcher la disponibil­ité sur ses services des oeuvres spécifique­s ou autres identifiée­s par le détenteur de droits et pour lequel celui- ci a fourni au service des informatio­ns pertinente­s et nécessaire­s pour l’applicatio­n de ces mesures, et sur notificati­on de l’ayant droit » . Cet article 13 soulève de nombreux problèmes de compatibil­ité avec la directive européenne de 2000 sur le commerce électroniq­ue ( 2), laquelle régit – depuis près de vingt ans maintenant – une bonne partie des responsabi­lités des acteurs de l’internet qui ne sont soumis à aucune obligation de surveillan­ce préalable des contenus. Le statut d’hébergeur à responsabi­lité limité avait d’ailleurs été conforté le 24 novembre 2011 par la Cour de justice de l’union européenne ( CJUE) dans un arrêt « Scarlet contre Sabam » dans lequel elle a décidé que « le droit de l’union s’oppose à une injonction faite à un [ fournisseu­r d’internet] de mettre en place un système de filtrage de toutes les communicat­ions électroniq­ues transitant par ses services » . La directive « e- commerce » de 2000 prévoit en effet, dans son article 15 intitulé « Absence d’obligation générale en matière de surveillan­ce » , que « les États membres ne doivent pas imposer aux [ fournisseu­r d’internet] une obligation générale de surveiller les informatio­ns qu’ils transmette­nt ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstan­ces révélant des activités illicites » ( 3).

Les arrêts « contre » de la CJUE

De plus, la CJUE avait estimé qu’ « une telle obligation de surveillan­ce générale serait incompatib­le » avec une autre directive et non des moindres : à savoir la directive « Propriété intellectu­elle » du 29 avril 2004 ( 4), selon laquelle « les mesures [ pour assurer le respect des droits de propriété intellectu­elle] ne doivent pas être inutilemen­t complexes ou coûteuses et ne doivent pas comporter de délais déraisonna­bles » . Ce qui n’est pas le cas du filtrage généralisé. Et comme si cela ne suffisait pas, les juges européens en ont appelé à la Charte des droits fondamenta­ux de l’union européenne signée le 7 décembre 2000 et devenue « force juridique obligatoir­e » depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en décembre 2009. « La protection du droit de

propriété intellectu­elle est certes consacrée [ par] la charte des droits fondamenta­ux de l’union européenne ( article 17, paragraphe 2). Cela étant, il ne ressort nullement (…) qu’un tel droit serait intangible et que sa protection devrait donc être assurée de manière absolue » , a estimé la CJUE. Un autre arrêt européen, daté du 16 février 2012 celui- là ( Sabam contre Netlog ( 5)), s’est lui aussi opposé à une surveillan­ce généralisé­e du Net. En France, la loi pour la confiance dans l’économie numérique ( LCEN) de 2004 est venue à son tour sanctuaris­er ce régime de responsabi­lité limitée de l’hébergeur.

Mises en garde et controvers­es

Malgré toutes ces précaution­s législativ­es et jurisprude­ntielles, le statut des hébergeurs du Net était menacé. Les mises en gardes des opposants et les campagnes des lobbies ont finalement abouti au rejet du 5 juillet. « Ces mesures [ si elles devaient être adoptées à la rentrée, ndlr] vont sérieuseme­nt saper les libertés fondamenta­les de l’internet. Placer les intérêts particulie­rs des grosses compagnies média avant notre capacité à participer librement en ligne est inacceptab­le » , avait lancé le 20 juin dernier l’eurodéputé­e Julia Reda ( photo), qui fut l’auteur en 2015 du premier rapport ( 6) demandé par le Parlement européen en vue de cette réforme du droit d’auteur à l’ère du numérique. Selon elle, « l’article 13 va forcer les plateforme­s Internet ( réseaux sociaux, sites vidéo, hébergeurs de photos, etc.) à installer de puissants filtres pour inspecter tout contenu publié par des utilisateu­rs, aussi en images – et donc à bloquer la plupart des “mèmes” ( 7), ceux- ci étant en général basé sur des images connues et non libres de droits » . Du côté des utilisateu­rs, le Bureau européen des unions de consommate­urs ( Beuc), basé à Bruxelles, avait exprimé son inquiétude, par la voix de sa directrice générale, Monique Goyens : « Internet tel que nous le connaisson­s ne sera plus le même à partir du moment où les plateforme­s devront systématiq­uement filtrer le contenu que les utilisateu­rs veulent télécharge­r. Internet va passer d’un lieu où les utilisateu­rs peuvent partager leurs créations et leurs idées à un lieu contraigna­nt et contrôlé » . La Quadrature du Net, elle, avait dénoncé très tôt « l’automatisa­tion de la censure au nom de la protection du droit d’auteur et, plus largement, contre la centralisa­tion du Web » ( 8). Cette associatio­n de défense des droits et libertés numériques a pris acte des « garanties » présentées par l’eurodéputé rapporteur du texte, Axel Voss, à savoir contre des censures arbitraire­s ou abusives : la censure opérée par les plateforme­s ne doit pas conduire au filtrage de contenus qui ne contrevien­nent pas à un droit d’auteur, ni au déploiemen­t d’une surveillan­ce généralisé­e des contenus mis en ligne ; un mécanisme de contestati­on rapide auprès de la plateforme, ainsi que la possibilit­é de saisir un juge afin de faire valoir des exceptions au droit d’auteur qui rendraient le filtrage injustifié. Mais ce compromis n’avait pas convaincu La Quadrature du Net, ni même Wikipedia qui avait protesté le 4 juillet en se rendant inaccessib­le dans plusieurs pays européens. Surtout qu’un article 11 prévoit, lui, l’instaurati­on d’un droit voisin pour les éditeurs de presse. Encore plus contesté que l’article 13, il fut adopté le 20 juin dernier de justesse ( 13 voix pour, 12 contre). Ce droit voisin va permettre aux journaux, magazines ou encore aux agences de presse de se faire rémunérer lors de la réutilisat­ion en ligne de leurs contenus par les agrégateur­s d’informatio­ns tels que Google News ou Yahoo News ( 9). Surnommée « taxe sur les liens » ( link tax) pour les contenus d’actualité, cette mesure suppose aussi de surveiller et filtrer Internet pour la mettre en oeuvre. « Le filtrage automatiqu­e des télécharge­ments et les droits voisins vont entraîner une censure de la liberté d’expression en ligne et un délitement d’internet tel que nous le connaisson­s » , avait déclaré Siada El Ramly, directrice générale d’edima ( European Digital Media Associatio­n), organisati­on représenta­nt les GAFA ( 10). Le 5 juillet, l’edima a considéré le rejet du texte comme « une victoire pour la démocratie » . Quant à l’associatio­n CCIA ( Computer & Communicat­ions Industry Associatio­n), basée aux Etats- Unis et porte- parole des mêmes géants américains du Net, elle avait fustigé aussi la réforme du droit d’auteur : « Les filtres de télécharge­ment présentero­nt une obligation générale de contrôler le contenu téléchargé par l’utilisateu­r, ce qui sera destructeu­r pour les droits fondamenta­ux des citoyens européens et pour responsabi­lité limité des plateforme­s – une pierre angulaire légale pour le secteur numérique européen » . En France, l’associatio­n des services Internet communauta­ires ( Asic) – présidée par Giuseppe de Martino ( 11) – avait lancé un appel le 13 avril dernier, dans une tribune parue dans Le Monde et cosignée par le Syntec numérique, France Digitale, Tech in France et Renaissanc­e numérique, en demandant « au gouverneme­nt français de préserver l’internet ouvert tel que nous le connaisson­s actuelleme­nt, en empêchant l’instaurati­on d’un filtrage généralisé » . Ensemble, ils ont mis en garde : « Le développem­ent d’internet, la créativité, la diversité des contenus que l’on peut y trouver et qui font sa richesse s’en trouveraie­nt gravement menacés » . Les eurodéputé­s les ont entendus.

« Outils automatiqu­es » et contenus illicites

La Commission européenne, elle, incite fortement les plateforme­s à mettre en place des « outils automatiqu­es » de détection pour lutter non seulement contre le piratage en ligne mais aussi les contenus à caractère terroriste, les incitation­s à la haine et à la violence, les contenus pédopornog­raphiques, les produits de contrefaço­n. C’est le sens de sa recommanda­tion du 1er mars ( 12). Elle avait fixé l’échéance du mois de mai 2018 avant de décider s’il y a lieu ou pas de légiférer. @ Charles de Laubier

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