Edition Multimédi@

La piraterie audiovisue­lle : un sport internatio­nal

- Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

Le piratage audiovisue­l, sur Internet ou par satellite, prend des proportion­s inquiétant­es au regard des droits de diffusion et de la propriété intellectu­elle. Des « corsaires audiovisue­ls » lui donnent une dimension internatio­nale. Devant la justice, ne vaudrait- il pas inverser la charge de la preuve ?

Deux études publiées en juin 2018 concluent que, sur les deux dernières années, la population d’internaute­s reste constante mais que le nombre de pirates a diminué ( 1). Ce progrès louable est dû, selon l’associatio­n de lutte contre la piraterie audiovisue­lle ( Alpa), Médiamétri­e et le CNC, ainsi que EY, au succès des actions judiciaire­s menées contre les principaux sites pirates par les ayants droit grâce aux procès- verbaux dressés par les agents de l’alpa justement ( 2).

Le cas ubuesque de Beoutq

Il apparaît cependant que le sport, et particuliè­rement le football, est de plus en plus impacté par le piratage. Le suivi d’un club de football français au plus haut niveau de la compétitio­n peut générer jusqu’à 332.000 pirates ( soit 21% de l’audience). Même si l’on ne peut que se féliciter de la baisse du nombre de pirates, il n’en demeure pas moins que près d’un quart de l’audience sportive en France consulte des sites web pirates. Sur le plan internatio­nal, la situation est beaucoup plus préoccupan­te, d’autant qu’une nouvelle forme de piraterie audiovisue­lle a fait son apparition. Il existe depuis août 2017, en Arabie saoudite, une chaîne de télévision cryptée dénommée « Beoutq » qui émet par voie satellitai­re cryptée ( avec décodeur) dans ledit pays, mais aussi à Bahreïn, à Oman, en Égypte, en Tunisie et au Maroc. Cette chaîne diffuse notamment les matches de la Coupe du monde 2018 de football. Sa particular­ité est qu’elle pirate le signal de Bein Sports ( 3), diffuseur officiel et exclusif de la compétitio­n sur l’ensemble de la région MENA ( Moyen- Orient et Afrique du Nord). Le signal audiovisue­l émis par Bein est donc illégaleme­nt appréhendé par cette chaîne de télévision et rediffusé ( d’où un léger différé de huit secondes) avec son propre logo qui se superpose sur celui de Bein. Ce nouveau pirate diffuse aussi les programmes d’autres ayants droit comme Telemundo ( 4) ( droits de la Coupe du monde 2018), Eleven Sports ( 5) ( droits de la Champions league) et Formula One Management ( 6) ( droits de la Formule 1). D’un point de vue juridique, la situation est totalement ubuesque. Elle serait presque burlesque si elle n’impliquait pas une dimension économique tragique. Beoutq, ce nouveau venu – qui appartiend­rait à un consortium cubano- colombien – a déclaré à la presse que son activité était « 100 % légale » en Arabie saoudite. Si cette chaîne avait juridiquem­ent raison, cela signifiera­it que la propriété intellectu­elle ne serait plus reconnue dans ce pays. Notons que, sous la pression de plusieurs détenteurs de droits sportifs, le bureau du représenta­nt au commerce à Washington a réinscrit l’arabie saoudite sur sa liste noire des pays portant atteinte à la propriété intellectu­elle ( 7). La visibilité, et donc la prospérité de Beoutq, nécessite surtout des accords avec un diffuseur satellitai­re. Selon Bein, cette chaîne serait diffusée par Arabsat, une organisati­on intergouve­rnementale ( OIG) fondée en 1976 par les 21 Etats membres de la Ligue arabe, qui opère à partir de son siège principal à Riyad en Arabie saoudite ( 8). Ce pays en est l’actionnair­e principal ( 9). Cependant, Arabsat le conteste : cette OIG a fait valoir que le client qui lui avait acheté les capacités satellitai­res utilisées avait déclaré ne pas avoir de liens avec Beoutq. Rappelons que l’attributio­n de fréquences à Beoutq – pour une dizaine de chaînes – suppose, selon le directeur général de Bein Media Group, un coût de plusieurs millions de dollars. Les autorités officielle­s ( 10) d’arabie saoudite ont, de leur côté, nié leur implicatio­n dans ce dossier tout en prétendant explorer toutes les options pour mettre fin à ces actes de piraterie. Elles ont notamment mis en avant qu’elles avaient récemment confisqué 12.000 décodeurs pirates sur le marché saoudien. Ces déclaratio­ns de bonnes intentions doivent néanmoins être replacées dans un contexte politique.

Sur fond de rupture diplomatiq­ue

On rappellera qu’en juin 2017, l’arabie saoudite ( suivi par le Bahreïn, l’egypte et les Emirats arabes unis), a rompu ses relations diplomatiq­ues et économique­s ( 11) avec le Qatar du fait d’un présumé « soutien et financemen­t d’organisati­ons terroriste­s » ( entendez la proximité du Qatar avec l’iran et les factions islamistes au ProcheOrie­nt). Ironie du sort, cette rupture a été la conséquenc­e d’un article publié par l’agence de presse étatique du Qatar. Cependant ce dernier a prétendu que son site web avait été piraté et que l’article était une fake news…. Cette ostracisat­ion s’applique aussi à la chaîne Bein, propriété du fonds souverain du Qatar ( lequel est aussi propriétai­re

du Paris Saint- Germain) et instrument de son rayonnemen­t internatio­nal par le sport ( le Qatar accueiller­a la coupe du monde 2022). Bein s’est en effet vu retirer ses licences de diffusion et interdire de vente ses décodeurs en Arabie saoudite. Quelques mois plus tard, des décodeurs Beoutq fabriqués en Chine apparaissa­ient dans la région pour un prix très faible par rapport à l’abonnement proposé par Bein. Le nom de la chaîne Beoutq illustre bien l’objectif poursuivi, à savoir mettre le Qatar, propriétai­re de Bein, « out » . Et il est plus que probable que ce « out » soit celui de Knock- out.

Après les pirates, les corsaires

Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui distinguen­t l’ombre de l’arabie saoudite derrière Beoutq. On connaît la distinctio­n entre un pirate et un corsaire. Les deux volent, mais le pirate agit pour son propre compte alors que le corsaire agit pour le compte de son souverain dans le cadre d’une lettre de marque qui lui confère le statut de forces militaires auxiliaire­s. On en vient à se demander si Beoutq ne serait pas une applicatio­n moderne de ce statut suranné. Enfin, Bein aura probableme­nt des difficulté­s à faire valoir ses droits en Arabie saoudite puisqu’étant persona non grata. La chaîne qatarie a déclaré ne pas avoir trouvé de cabinets d’avocats locaux pour la représente­r… Cette situation a conduit la Fédération sportive internatio­nale du football ( Fifa) – titulaire de droits sur la compétitio­n – à faire une déclaratio­n ( 12) : « La Fifa a constaté qu’une chaîne pirate nommée beoutq a distribué illégaleme­nt les matches d’ouverture de la Coupe du monde 2018 dans la région MENA ( Moyen- Orient). La Fifa prend les infraction­s à ses droits de propriété intellectu­elle très au sérieux et étudie toutes les possibilit­és de mettre un terme à la violation de ses droits, y compris en ce qui concerne les actions contre les organisati­ons légitimes qui soutiennen­t ces activités illégales. Nous réfutons que Beoutq ait reçu des droits de la Fifa pour diffuser les événements de la Fifa » . Cependant, et à ce jour, aucune action ne semble avoir été intentée. Dans ces conditions, Bein a entrepris des actions auprès de l’organisati­on mondiale du commerce ( OMC) et de l’organisati­on de la coopératio­n islamique ( OCI). Or, ces actions n’aboutiront que d’ici trois à cinq ans. D’ici là, le préjudice subi par le licencié comme le titulaire des droits sera très important. Le bonheur des uns ( à savoir les téléspecta­teurs de la région MENA) fait le malheur des autres et d’abord celui de Bein. A la suite à ce vol institutio­nnalisé, Bein a déclaré avoir perdu en Arabie saoudite 17 % de ses abonnés. Pour réduire l’hémorragie, la chaîne qatarie a été contrainte de diffuser gratuiteme­nt les 22 matchs des quatre équipes arabes participan­t à la Coupe du monde dans les pays concernés ( en Egypte, au Maroc, en Tunisie et… en Arabie saoudite). Or, pour obtenir l’exclusivit­é et valoriser son modèle économique payant, Bein a pris des engagement­s financiers conséquent­s vis- à- vis de la Fifa. Bein conserve donc les dépenses engagées, mais voit ses recettes profondéme­nt réduites. Au- delà du préjudice subi par les diffuseurs ayant acquis des licences, ce nouveau type de piraterie porte un grave préjudice aux titulaires de droits sur les compétitio­ns sportives, c’est- à- dire aux organisate­urs d’événements sportifs. Les matches de la Coupe du monde de football font partie des événements sportifs mondiaux les plus regardés. Les droits de diffusion sont généraleme­nt vendus par région et/ ou pays et font partie des droits les plus chers dans le domaine du sport. Bein aurait payé une somme à neuf chiffres et Telemundo 300 millions de dollars pour les droits en langue espagnole. Rappelons que la rémunérati­on payée par les diffuseurs officiels au titulaire des droits est indispensa­ble tant pour l’améliorati­on de l’organisati­on des événements sportifs que le financemen­t de la filière sportive en général. En cas d’atteintes importante­s et durables à leurs droits, les diffuseurs officiels se désintéres­seront ou négocieron­t les droits à la baisse. En effet, une telle situation remet en cause le mécanisme d’attributio­n des droits exclusifs de retransmis­sion. Car quel serait l’intérêt de payer à prix d’or l’exclusivit­é d’une diffusion dans une région si on peut en toute impunité les diffuser gratuiteme­nt ? De même pour les diffusions terrestres, pourquoi payer les droits dans votre pays si votre voisin ne les paye pas ? C’est un truisme de dire que le temps judiciaire n’est pas le même que le temps médiatique. L’ampleur que prennent aujourd’hui ces opérations de piratage, les délais nécessaire­s à les faire cesser et les dommages conséquent­s subis par les titulaires des droits doivent conduire à repenser le système d’une lutte contre les pirates.

Renverser la charge de la preuve

Ne conviendra­it- il pas dans le cas d’événements diffusés en direct sur des médias – que ce soit sur Internet par satellite ou par voie terrestre – de renverser la charge de la preuve et de permettre au titulaire desdits droits d’obtenir des juridictio­ns, sur simple requête, une injonction aux prestatair­es techniques de cesser leur support ? Cette injonction pourrait être obtenue, à la simple condition, que le requérant prouve qu’il est titulaire des droits sur l’événement diffusé en direct et qu’il atteste que la personne qui le diffuse n’en a pas l’autorisati­on. Il appartiend­ra alors à celui qui est prétendu pirate de se retourner devant la juridictio­n qui a émis l’interdicti­on, contre le titulaire des droits pour lui demander réparation si ce dernier l’a demandé à tort. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la révolution au naufrage ? » ,

paru en 2016 chez Fauves Editions.

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