Edition Multimédi@

E- démocratie, décision collective, influences et infox

Cette question sera débattue lors du colloque « Quel avenir pour la décision collective en démocratie ? » , le 23 novembre 2018 à l'assemblée nationale ( 1). Le digital permet d'envisager une e- démocratie , mais les citoyens doivent être aptes à déjouer

- Fabrice Lorvo*, avocat associé, FTPA.

La révolution numérique nous invite à repenser la manière dont les « décisions collective­s » ( 2) sont prises au niveau politique. A ce jour, la décision collective s’exerce sous forme de mandat. Les électeurs désignent des représenta­nts à l’assemblée nationale et aussi un Président qui nomme un gouverneme­nt. Ce mandat est représenta­tif ( c’est- à- dire général, libre et non révocable), mais pas impératif ( 3).

E- élaboratio­n des décisions et des lois

Ce système trouvait notamment sa justificat­ion dans des contrainte­s d’espace et de temps. Techniquem­ent, il était impossible – puis difficile ou coûteux – de consulter tous les citoyens en même temps. La révolution numérique nous affranchit dorénavant de ces contrainte­s. On doit dès lors se demander si ces nouvelles capacités techniques sont de nature à justifier une mutation profonde dans la prise de décision collective. Le numérique est un outil qui permet de renforcer la décision collective. Du point de vue technique, la miniaturis­ation et le développem­ent des télécommun­ications mobiles permet d’envisager la mise en place d’une démocratie numérique ( 4) dont l’objectif est, par l’utilisatio­n d’internet, d’accroître et de faciliter une plus large participat­ion des citoyens au processus de décision et d’action politique et, ainsi, d’améliorer la transparen­ce du processus démocratiq­ue. Parallèlem­ent, force est de constater qu’au niveau sociologiq­ue, l’acceptatio­n par les citoyens d’une décision prise par une autorité au nom de la collectivi­té est de plus en plus relative. Toute décision ayant un impact sur plusieurs individus n’est aujourd’hui acceptable que si elle a été préalablem­ent exposée et discutée ( 5). Cette nouvelle aspiration démocratiq­ue s’exerce au niveau de l’informatio­n sur la décision à prendre, du débat sur son opportunit­é et sur son périmètre. Il existe aussi de plus en plus de revendicat­ions des citoyens pour pouvoir aussi décider directemen­t. En France, plusieurs initiative­s politiques ont été prise en 2017 pour organiser sur Internet une élection primaire ouverte à tous les citoyens ( sous certaines conditions), afin de désigner un candidat à l’élection présidenti­elle ( 6). Il y a aussi aussi une aspiration grandissan­te à un processus de rédaction collaborat­ive : des consultati­ons sont notamment organisées par certains parlementa­ires ( 7) pour associer les citoyens à la rédaction de leurs propositio­ns de loi. Le stade ultime de cette démocratie numérique étant de pouvoir consulter en temps réel les citoyens sur tous les sujets. Au- delà de l’enthousias­me que suscite le concept de renouvèlem­ent démocratiq­ue, on doit s’interroger sur les nombreuses contrainte­s qu’il implique. Parmi elles : la cybersécur­ité, d’une part, et la participat­ion, d’autre part. L’évolution vers une démocratie numérique n’est concevable que si elle se réalise dans un environnem­ent informatiq­ue entièremen­t sécurisé : ce que l’on voit à l’écran n’est pas forcément la réalité ( 8). Il faut en outre s’assurer, pour les votes électroniq­ues, que ceux qui s’expriment ont bien la qualité d’électeurs, et donc qu’ils sont humains. Concernant la participat­ion cette fois, promouvoir la démocratie numérique suppose une confiance dans le bon sens commun et l’intelligen­ce collective. Elle revient aussi à spéculer sur l’envie de la collectivi­té des citoyens d’y participer, sachant que l’abstention est en hausse constante depuis 1958. Si l’instaurati­on d’une démocratie numérique ne coïncide pas, simultaném­ent, avec une mobilisati­on citoyenne pour y participer, il est plus que probable que la démarche sera un échec. Au pire, la décision collective ne sera plus que l’expression de la volonté d’une minorité active ou de groupes d’intérêt. Ce renouvelle­ment pose aussi une question socialemen­t difficile à aborder, surtout dans l’environnem­ent narcissiqu­e créé par le numérique : tout le monde peut- il ou doit- il avoir un avis sur tout ?

Intérêt général et intérêts particulie­rs

Les facilités techniques offertes par le numérique sont sans effet sur la complexité du processus d’élaboratio­n d’une décision et notamment d’une loi. Une décision ne peut être prise qu’en considérat­ion de contrainte­s horizontal­es ( une décision qui semble juste dans un domaine ne doit pas avoir pour effet de créer une injustice dans un autre) et de contrainte­s verticales ( une décision doit prendre en considérat­ion à la fois notre passé pour des questions de cohérence et l’avenir, à savoir l’intérêt des génération­s futures). Les facilités précitées sont aussi sans effet sur la technicité de certains sujets qui ne peut être ignorée. Enfin, on doit se demander si tous les sujets peuvent faire l’objet d’une consultati­on ou d’une décision collective. En principe, les décisions doivent être prises en fonction

d’objectifs dictés par l’intérêt général. Or ce dernier n’est pas mathématiq­uement la somme des intérêts particulie­rs. Prenons l’exemple du tabac, qui est probableme­nt l’un des plus grands fléaux de santé publique : pour réduire la consommati­on, le gouverneme­nt a décidé un train de hausses successive­s des prix jusqu’en novembre 2020. Cette décision est objectivem­ent pertinente d’un point de vue social, mais il est peu probable qu’elle aurait fait consensus notamment dans la catégorie des fumeurs si les citoyens avaient été consultés. Certaines décisions doivent donc être prises contre l’intérêt immédiat de leurs bénéficiai­res. De la même manière, le caractère d’intérêt général peut être reconnu par les citoyens tout en étant vigoureuse­ment refusée par ceux qui ont à le subir ( 9).

Influence collective et manipulati­on

Le numérique est aussi un outil qui permet d’influencer la décision collective. Notre démocratie repose sur le postulat que l’électeur est capable ( il sait ce qu’il fait). Cependant, cette capacité peut être fortement altérée par le numérique. Au niveau internatio­nal, il existe dans l’histoire récente au moins deux cas aux Etats- Unis qui semblent le suggérer : en 2016, des autorités de sécurité intérieure américaine­s ( 10) ainsi que le FBI ( 11) ont dénoncé des interventi­ons du gouverneme­nt russe pour influencer les élections américaine­s ( notamment par les révélation­s sur les e- mails d’hillary Clinton publiés sur les sites Dcleaks. com and Wikileaks). Toujours en 2016, il est prétendu que l’élection de Trump a pu être favorisée par le recours au Big Data. Le candidat Trump a fait appel à la société Cambridge Analytica dont l’activité consiste à fournir aux entreprise­s et aux mouvements politiques des stratégies et opérations de communicat­ion clés- en- main basées sur l’analyse des données à grande échelle. Cette société annonce « utiliser les données pour changer le comporteme­nt du public » . Comme l’a reconnu Facebook ( 12), Cambridge Analytica aurait siphonné les données de 87 millions des utilisateu­rs du réseau social pour identifier et solliciter dans la société civile américaine le très fort courant anti- élites qui pouvait favoriser l’émergence d’un candidat atypique. Ces deux événements ont, de manières différente­s, participé à influencer la décision collective dans le choix d’un Président en utilisant le numérique. La première a consisté à intervenir auprès de l’opinion publique pour discrédite­r un candidat par l’informatio­n ; la seconde a permis d’identifier et de solliciter des électeurs qui auraient pu être passifs, et ce uniquement en les ciblant à l’aide de leur data. S’agissant de la propagande, il a toujours existé un lien intime entre opinion publique et décision collective. En conséquenc­e, les tentatives d’influence de l’opinion ne sont pas nouvelles. Cependant ces manipulati­ons ont, avec le numérique, une efficacité nouvelle incommensu­rable du fait de l’immédiatet­é de la diffusion, de sa mondialité et de son caractère potentiell­ement viral. En d’autres termes, les outils de propagande devaient, par le passé ( 13), être fabriqués mais leurs sources permettaie­nt de les identifier. Aujourd’hui, Internet et les réseaux sociaux constituen­t un espace existant, gratuit et souvent anonyme au niveau de la source. S’agissant des données collectées dans le monde numérique, leur utilisatio­n va exposer notre société à des maux inédits. En effet, en principe, celui qui convoite les suffrages tente de faire adhérer le public à son projet. Aujourd’hui, avec l’analyse du Big Data, ce sont les algorithme­s qui vont probableme­nt prédire les conviction­s à affirmer et les personnes à solliciter. Que ce soit par les infox ( fake news) ou par le profilage avec des data, le numérique rend possible une sollicitat­ion individuel­le nouvelle qui permet d’agir sur le comporteme­nt des citoyens. Ces démarches semblent permettre l’activation des comporteme­nts individuel­s. Dans son dernier livre ( 14), l’historien israélien Yuval Noah Harari parle de possibilit­é de « pirater les êtres humains » . En conclusion, il est fort probable que le renouveau démocratiq­ue espéré par l’utilisatio­n de l’outil digital aboutisse à un double effet. D’un côté, une améliorati­on visible de la décision collective par la création d’un lien plus étroit entre le citoyen et son représenta­nt, avec deux types de flux ( du représenta­nt vers le citoyen en renforçant la transparen­ce et l’informatio­n, et du citoyen vers le représenta­nt pour l’expression d’une opinion). De l’autre, et « en même temps » , une altération invisible de la décision collective du fait des interventi­ons sur la volonté des citoyens ( en utilisant l’émotion et l’intérêt individuel plutôt que la raison et l’intérêt collectif). L’un des principaux remparts pour lutter contre la manipulati­on des individus par « l’informatio­n » , c’est de cultiver l’esprit critique de chaque citoyen et faire de l’éducation au média. Pour ne pas subir demain les effets négatifs de la révolution numérique, il faut plus que jamais investir aujourd’hui et massivemen­t dans l’ecole de la république. Nous commençons aussi à payer très cher la démarche de gratuité des médias, accélérée par le numérique. S’il n’est pas contestabl­e que la presse soit « le chien de garde » de la démocratie, il faudrait rapidement réapprendr­e « à nourrir le chien » .

Une réflexion éthique s’impose

S’agissant des data, leur traitement de masse va jouer un rôle décisif très prochainem­ent au niveau politique, et donc au niveau de la décision collective. Notre société a pris conscience de l’importance des données, notamment avec le RGPD ( 15). Il faut aller encore plus loin dans la réflexion sur qui doit contrôler les Big Data – le secteur privé ? L’etat ? – et jusqu’où peut- on les utiliser ? On doit conserver à l’esprit que nous maîtrisons mal la portée de la nouvelle connaissan­ce que nous apportera le Big Data. Dans l’exploratio­n de ce nouveau monde, les envolées techniques permises par le numérique doivent plus que jamais être contrebala­ncées par une réflexion éthique. @

* Fabrice Lorvo est l’auteur du livre « Numérique : de la révolution au naufrage ? » , paru en 2016 chez Fauves Editions.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France