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Editeurs et Facebook : « Je t’aime moi non plus »

La pluralité de responsabl­es dans le traitement des données personnell­es n’implique pas forcément une responsabi­lité conjointe. C’est le raisonneme­nt que devrait avoir la Cour de justice européenne dans l’affaire « Fashion ID » . Or, son avocat général n’

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L’éditeur d’un service en ligne – site web et/ ou applicatio­n mobile – peut- il être coresponsa­ble de la collecte, par Facebook, des données personnell­es des visiteurs de son service en raison de l’intégratio­n d’un bouton « J’aime » de Facebook au sein de son service ? Selon l’avocat général de la Cour de justice de l’union européenne ( CJUE), lequel a présenté le 19 décembre 2018 ses conclusion­s dans l’affaire « Fashion ID » ( 1), la réponse devrait être « oui » .

Communauté d’intérêt et responsabi­lité

Cet avocat général ( 2) cherche à construire, en matière de protection des données personnell­es comme en matière de propriété intellectu­elle, un régime de responsabi­lité liée à l’insertion d’un lien hypertexte vers les services d’un tiers. En matière de propriété intellectu­elle, il aura fallu 14 années de controvers­es avant de juger au niveau européen qu’un lien hypertexte peut être un acte de représenta­tion d’une oeuvre nécessitan­t, pour celui qui intègre un lien au sein de son service, de recueillir l’autorisati­on du titulaire des droits attachés à l’oeuvre accessible via ce lien ( 3). En matière de protection des données personnell­es, cette fois, quelle est la responsabi­lité pour l’éditeur d’un service en ligne résultant de l’insertion d’un lien hypertexte d’un tiers – en l’occurrence le bouton « J’aime » de Facebook – sur son site web, permettant à ce tiers de collecter des données personnell­es des visiteurs du site web concerné ? Comme en matière de propriété intellectu­elle, l’avocat général de la CJUE se demande si le critère décisif pour déclencher une telle responsabi­lité ne serait pas celui d’une communauté d’intérêts entre celui qui intègre le lien sur son site web et celui qui a conçu seul les fonctionna­lités que ce lien déclenche. Dans cette affaire « Fashion ID » – du nom de la société allemande de vente en ligne de prêt- à- porter – il est établi que l’adresse IP et l’identifian­t du logiciel de navigation du visiteur du site web de Fashion ID sont transmis à Facebook du fait de l’intégratio­n d’un bouton « J’aime » sur ce site, même si le visiteur ne clique pas sur ce bouton « J’aime » , et même s’il ne dispose pas d’un compte Facebook. La « Verbrauche­rzentrale NRW ev » , une associatio­n allemande de protection des consommate­urs a introduit une action en cessation à l’encontre de Fashion ID au motif que l’utilisatio­n du bouton « J’aime » de Facebook sur ce site web était contraire aux lois allemandes sur la protection des données personnell­es, lois transposan­t la directive européenne « Protection des données personnell­es » de 1995. Puisque cette action ayant été introduite avant l’entrée en vigueur du RGPD ( 4), la CJUE rendra donc sa décision en applicatio­n de cette directive de 1995 et des lois de transposit­ion allemandes ( 5). L’associatio­n reproche ainsi à Fashion ID de n’avoir fourni aucune informatio­n à ses visiteurs sur l’existence d’une telle collecte par Facebook. Le régime de responsabi­lité entre Facebook et Fashion ID reste en suspens : est- elle conjointe, solidaire, ou distincte ? Pour obtenir une réponse fiable, l’associatio­n allemande a saisi la CJUE d’une question préjudicie­lle afin de savoir si Fashion ID peut être considéré comme « responsabl­e du traitement » au sens de la directive de 1995, alors même qu’elle ne peut avoir elle- même aucune influence sur ce processus de traitement des données par Facebook ? L’avocat général de la CJUE fait référence, dans ses conclusion­s, à l’arrêt « Unabhängig­es » ( 6) du 5 juin 2018 dont l’affaire serait similaire à celle de Fashion ID, au motif que : l’éditeur de site web intègre dans son site une fonctionna­lité développée et mise à dispositio­n par Facebook, permettant ainsi la collecte de données personnell­es par Facebook, résultant de l’enregistre­ment par Facebook de cookies sur les terminaux des visiteurs de sa page web. L’occasion de faire cette analogie ayant été trop belle, il en a conclu que le gestionnai­re d’un site web qui y intègre un lien hypertexte installant le « plugiciel » ( ou plugin en anglais) d’un tiers – en l’espèce, le bouton « J’aime » de Facebook – permettant la collecte par ce tiers de données personnell­es, devrait être considéré comme un « coresponsa­ble » de cette collecte avec ledit tiers ayant conçu ce plugiciel.

« Unité de finalités et de moyens » : vague

Inventer des similitude­s peut parfois tourner à la conversati­on de comptoir. L’avocat général a cherché à découvrir, coûte que coûte, « une identité de finalités et de moyens » dans l’opération de collecte et de transfert des données personnell­es pour que Facebook et Fashion ID soient jugés coresponsa­bles. Selon lui, la déterminat­ion commune des

moyens serait caractéris­ée par la décision prise par Fashion ID d’utiliser le plugiciel fourni par Facebook, outil permettant la collecte et la transmissi­on des données personnell­es à Facebook. Ainsi, tant Facebook que Fashion ID « paraissent donc avoir délibéréme­nt été à l’origine de la phase de collecte et de transmissi­on du processus de traitement des données » .

Des conclusion­s dénuées de tout fondement

Par ailleurs, l’avocat général, a estimé que la finalité pour laquelle Fashion ID a intégré le bouton « J’aime » sur son site web serait d’améliorer la visibilité de ses produits par le biais du réseau social. S’il admet que cette finalité ne correspond pas à celle poursuivie par Facebook ( à savoir le profilage des visiteurs à des fins de publicités ciblées), il affirme cependant que les deux parties « paraissent globalemen­t poursuivre la même finalité d’une manière qui semble mutuelleme­nt assez complément­aire » . Le critère retenu ici ne serait donc pas l’identité de la finalité poursuivie, mais « une unité de la finalité : commercial­e et publicitai­re » , critère beaucoup plus large, vague et sujet à interpréta­tion que le premier. La conclusion à laquelle parvient l’avocat général est dénuée de tout fondement juridique connu ou prévu par les textes en vigueur hier ou aujourd’hui. D’une part, ni la directive de 1995, ni le RGPD, ni la CJUE jusqu’à présent, ne se fondent sur une « identité de finalités » ou encore une « unité de finalités » , mais bien sur la déterminat­ion commune de finalités par les deux responsabl­es de traitement, c’est- à- dire une ( ou plusieurs) finalité( s) déterminée( s) d’un commun accord. D’autre part, la déterminat­ion conjointe de moyens ne fonde pas la décision prise par un éditeur de site web d’intégrer un plugiciel d’un tiers sur sa page web. Il serait, au contraire, grand temps d’admettre qu’un seul et même moyen de traitement de données, peut servir des finalités et des intérêts différents, voire divergents, déclenchan­t des responsabi­lités distinctes pour des traitement­s de données qui peuvent être étrangers l’un de l’autre ou propres à un acteur, et échappant à la connaissan­ce, au contrôle ou au bénéfice d’un autre acteur. C’est au prix de cette distinctio­n des intérêts et des finalités, qu’on peut réguler l’économie numérique en évitant de confondre David et Goliath et de rendre un éditeur européen de services coresponsa­ble de l’activité d’un vendeur américain de profils publicitai­res. Fashion ID et Facebook ne sont pas coresponsa­bles de traitement ; Fashion ID n’a pas déterminé conjointem­ent avec Facebook les finalités et les moyens qu’aura Facebook de traiter des données. La pluralité de responsabl­es de traitement n’implique pas forcément une responsabi­lité conjointe. Autrement dit, quand on est plusieurs, on ne forme pas qu’un. Selon la directive de 1995, un responsabl­e de traitement est « la personne physique ou morale qui, seule ou conjointem­ent avec d’autres, détermine les finalités et les moyens du traitement de données à caractère personnel » ( 7). Cette définition a été reprise à l’identique dans le RGPD ( 8) : elle admet qu’il peut y avoir plusieurs coresponsa­bles décidant conjointem­ent de la finalité du traitement et des moyens à mettre en oeuvre pour la réaliser ( 9). S’il peut exister différents niveaux de responsabi­lité conjointe, pour tout ou partie d’un traitement de données, la question posée désormais à la CJUE est celle avant tout de savoir comment caractéris­er une telle responsabi­lité conjointe et non de la décréter par paresse lorsqu’on se trouve en présence de plusieurs acteurs autour d’un même moyen de traitement de données. Tant la directive de 1995 que le RGPD de 2018 posent un critère repris par la CJUE, celui de la « déterminat­ion conjointe des finalités et des moyens » du traitement opéré par les personnes physiques ou morales. Or, l’avocat général ne reprend pas ce critère d’appréciati­on puisque, selon lui, pour qu’il y ait responsabi­lité conjointe, il est nécessaire que les deux opérateurs poursuiven­t une unité de finalité et non pas qu’ils déterminen­t conjointem­ent la finalité de traitement. Or les finalités poursuivie­s par Fashion ID et par Facebook sont divergente­s. Il est faux d’affirmer en l’espèce que les deux parties auraient déterminé de façon commune la finalité de l’opération de traitement consistant en la collecte des données personnell­es des visiteurs du site web de Fashion ID. En effet, Facebook n’est convenu de rien avec personne lorsqu’il a conçu son plugiciel lui permettant à lui - et à lui seul - de collecter les données de personnes visitant un site web tiers. Facebook n’a pas davantage discuté avec quiconque de sa stratégie « data » , consistant à collecter et traiter des données à des fins de profilage et de ciblage publicitai­re, y compris lorsque les personnes concernées ne se sont jamais inscrites sur Facebook. Fashion ID a simplement décidé, a posteriori, d’intégrer ce plugiciel dans sa page web afin de bénéficier de la diffusion qu’un bouton « J’aime » lui procure au sein des membres de la communauté Facebook d’un de ses visiteurs, si ce dernier a un compte Facebook et s’il clique « J’aime » . La société Fashion ID n’a en aucun cas déterminé les moyens essentiels à la collecte par Facebook des données car elle n’a pas participé à la conception du plugiciel, de ses fonctionna­lités, de ses finalités et de leur participat­ion à la stratégie « data » de Facebook.

Ce qu’en disent les « Cnil » européenne­s

Ainsi, Fashion ID et Facebook ne peuvent être qualifiés de responsabl­es conjoints d’un tel traitement, non pas parce que ce serait une erreur d’appréciati­on discutable, mais parce que les régulateur­s européens et le RGPD disent le contraire. Comme l’a relevé le G29 des « Cnil » européenne­s, « la coopératio­n dans le traitement ne signifie pas qu’il y a forcément coresponsa­bilité. En effet, un échange de données entre deux parties, sans partage des finalités ou des moyens dans un ensemble d’opération, doit être considéré uniquement comme un transfert de données entre des responsabl­es distincts » ( 10). Il faudra être encore un peu patient avant d’avoir la position finale de la CJUE, en espérant, d’ici là, que celle- ci ne se trompera pas de question ni de raisonneme­nt. @

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