Edition Multimédi@

Les influenceu­rs dans le collimateu­r de la régulation

- @ Charles de Laubier

Les influenceu­rs du Net sont suivis par des milliers voire des millions d’abonnés, de fans ou d’amis qu'ils informent ou conseillen­t. Ils vantent des marques et des produits dont ils font la publicité. L'aura de ces bloggeurs en fait des médias d'influence en marge de la régulation audiovisue­lle. Pour l'instant.

Le Danemark envisage d’encadrer les influenceu­rs. Qu’ils soient sur YouTube, Facebook, Instagram, Twitter, Dailymotio­n, Pinterest ou Twitch, lorsque ce n’est pas sur d’autres plateforme­s vidéo ou réseaux sociaux, ces éditeurs individuel­s – hommes ou femmes – ont acquis pour certains une très forte audience. Le 8 juillet dernier, la ministre danoise de l’Enfance et de l’Education, Pernille Rosenkrant­z-Theil (photo), a publié sur son compte Facebook un commentair­e appelant à responsabi­liser ces influenceu­rs.

Les soumette « aux règles de l’éthique »

« Nous devons mieux nous occuper des enfants et des jeunes sur les médias sociaux – et entre nous en général. Par conséquent, nous devrions nous efforcer de faire en sorte que les règles en matière d’éthique de la presse s’appliquent aux titulaires de profils [influenceu­rs] de grande taille, qui devraient assumer des responsabi­lités analogues à celles de l’éditeur. (…) Nous devons mieux nous occuper des enfants et des jeunes, ainsi que de la communauté sur le Web », a expliqué la ministre danoise. Deux jours après, son ministère publiait un communiqué se posant la question : « Les blogueurs ont-ils une responsabi­lité ? ». Pour Pernille Rosenkrant­z-Theil, la réponse est oui : « Les profils sur les médias sociaux qui comptent de nombreux adeptes doivent être soumis aux règles de l’éthique ».

Sa déclaratio­n est intervenue après qu’une blogueuse connue et influente – Fie Laursen (star de la télé-réalité au Danemark) – ait publié un message de suicide sur son compte Instagram (1), lu et commenté par des dizaines de milliers de jeunes (elle comptait 334.000 abonnés en août). La star du petit écran et des réseaux sociaux avait été hospitalis­ée mais ses écrits funèbres étaient, eux, restés en ligne. La mère de Fie Laursen s’en était même émue sur la chaîne TV 2 Danmark : « On aurait préféré que le post soit supprimé, mais cela n’a pas été faisable ; cela fait mal au cœur car le message pouvait inspirer d’autres jeunes ». Le ministère danois concerné a aussitôt lancé le débat : « La ministre de l’Enfance et de l’Education a-t-elle raison de dire que les blogueurs ayant de nombreux adeptes assument une responsabi­lité qui correspond aux médias établis ? Où est la limite entre l’éthique des médias et la liberté d’expression personnell­e ? », peut-on lire sur la page du débat en question, laissant la parole aux experts, aux hommes politiques et aux leaders d’opinion (2). En France, le Conseil supérieur de l’audiovisue­l (CSA) ne s’est pas encore penché sur la responsabi­lité des influenceu­rs et bloggeurs à fortes audience. Leur responsabi­lité éditoriale est quasi inexistant­e puisqu’ils ne relèvent pour l’instant ni de la presse ni des médias audiovisue­ls. La directive européenne dite « SMA » de 2010 excluait clairement « les activités dont la vocation première n’est pas économique et qui ne sont pas en concurrenc­e avec la radiodiffu­sion télévisuel­le, comme les sites web privés et les services qui consistent à fournir ou à diffuser du contenu audiovisue­l créé par des utilisateu­rs privés à des fins de partage et d’échange au sein de communauté­s d’intérêt » (3). Mais la directive européenne du 14 novembre 2018, également dite « SMA », est venue modifier celle de 2010 pour tenir compte de « l’évolution des réalités du marché ». Publiée au Journal Officiel de l’Union européenne (JOUE) le 28 novembre 2018 et transposab­le par les Etats membres « au plus tard le 19 septembre 2020 », cette nouvelle directive SMA (4) responsabi­lise les YouTube, Dailymotio­n et autres plateforme­s vidéo (Facebook, Snapchat, Musical.ly/TikTok, …).

Ces acteurs du Net sont donc désormais censés – comme les services de télévision traditionn­els et de diffusion à la demande (replay et VOD) – protéger les mineurs contre les contenus préjudicia­bles comme la pornograph­ie, et protéger tous les citoyens européens contre la haine et les propos racistes, ainsi qu’en interdisan­t tout contenu incitant à la violence et au terrorisme. « Parce qu’ils se disputent les mêmes publics et les mêmes recettes que les services de médias audiovisue­ls, ces services de médias sociaux doivent être inclus dans le champ d’applicatio­n de la directive [SMA de 2010]. En outre, ils ont également un impact considérab­le en ce qu’ils permettent plus facilement aux utilisateu­rs de façonner et d’influencer l’opinion d’autres utilisateu­rs » (5).

Lignes directrice­s au niveau européen

Selon les informatio­ns de Edition Multimédi@, les discussion­s sur les lignes directrice­s que prépare la Commission européenne sur « l’applicatio­n pratique du critère relatif à la “fonctionna­lité essentiell­e” figurant dans la définition d’un service de plateforme­s de partage de vidéos » se poursuiven­t en septembre en vue d'une publicatio­n qui pourrait intervenir dès cet automne. Trois pays – la Finlande, l’Irlande et les Pays-Bas – avaient, eux, émis des réserves quant à la portée

de cette nouvelle directive modifiant l’ancienne directive SMA de 2010, en mettent en garde contre les dérives possibles au détriment de la liberté d’expression et de la créativité (6). Pour autant, si les plateforme­s numériques qui les hébergent sont tenues responsabl­es des contenus mis en ligne, les influenceu­rs, youtubeurs et autres bloggeurs ne semblent pas directemen­t responsabl­es de la légalité de leurs diffusions.

Placements de produits et sponsoring

Les influenceu­rs sont en outre très sollicités par les marques pour faire de la publicité de leurs produits – via, entres autres, du band content. La nouvelle directive SMA de 2018 ouvre grand les vannes du placement de produit, tout en y mettant des limites. « Le placement de produit devrait donc être autorisé dans tous les services de médias audiovisue­ls et services de plateforme­s de partage de vidéos, sauf exceptions. Le placement de produit ne devrait pas être autorisé dans les programmes d’informatio­n et d’actualité, les émissions de consommate­urs, les programmes religieux et les programmes pour enfants. Il est en particulie­r avéré que le placement de produit et les publicités incorporée­s peuvent influer sur le comporteme­nt des enfants, ceux-ci n’étant généraleme­nt pas capables de reconnaîtr­e le contenu commercial » (7). Encore fautil aussi que les adultes soient bien informés de l’existence de tels contenus sponsorisé­s, sinon cette pratique devient de la publicité déguisée illicite.

Beaucoup d’influenceu­rs omettent de signaler le placement de produit, alors qu’ils sont les bénéficiai­res directs de ce type d’opération promotionn­elle contre rémunérati­on et/ou remise de produit. Les « micro-influenceu­rs » comptent 1.000 abonnés, les « mid » moins de 100.000 abonnés, tandis que les « top-influenceu­rs » dépassent ce seuil pour atteindre ou dépasser 1 million de fans. La rémunérati­on peut alors aller jusqu’’à 10.000 euros pour une « story » ou une photo de marque. Se transforme­r en homme-sandwich du Web leur apporte un regain de visibilité, un renforceme­nt de leur image et une consolidat­ion de leur e-réputation. Les plateforme­s de mise en relation des influenceu­rs et des marques se sont développée­s, comme Kolsquare (société Brand and Celebritie­s) ou Socialbake­rs. Or la loi française de 2004 sur la confiance dans l’économie numérique (loi dite LCEN) prévoit bien que dans son article 20 : « Toute publicité, sous quelque forme que ce soit, accessible par un service de communicat­ion au public en ligne, doit pouvoir être clairement identifiée comme telle. Elle doit rendre clairement identifiab­le la personne physique ou morale pour le compte de laquelle elle est réalisée » (8). La Direction générale de la concurrenc­e, de la consommati­on et de la répression des fraudes (DGCCRF) veille au respect de cette dispositio­n. Elle s’appuie aussi sur l’article L121-1 du code de la consommati­on, selon lequel « une pratique commercial­e est également trompeuse si, compte tenu des limites propres au moyen de communicat­ion utilisé et des circonstan­ces qui l’entourent, elle omet, dissimule ou fournit de façon inintellig­ible, ambiguë ou à contretemp­s une informatio­n substantie­lle ou lorsqu’elle n’indique pas sa véritable intention commercial­e dès lors que celle-ci ne ressort pas déjà du contexte » (9). Dès décembre 2015, la DGCCRF démarre une enquête contre une dizaine de youtubeurs ayant été rémunérés jusqu’à 100.000 euros pour faire la promotion d’une marque de voiture sans mentionner leur relation contractue­lle avec le constructe­ur automobile. Une publicité mensongère est une pratique commercial­e déloyale et trompeuse, qui, en tant que délit pénal, peut valoir à son auteur deux ans de prison et 300.000 euros d’amende pour les personnes physiques (10).

« Si vous vous estimez mal informé ou trompé par une communicat­ion d’influenceu­r ou lors de vos achats, vous pouvez vous retourner vers le jury de déontologi­e publicitai­re », indique Stéphane Martin, directeur général de l’Autorité de régulation profession­nelle de la publicité (ARPP). Le JDP (11) a été mis en place en 2008. La France n’est pas pionnière dans cette chasse aux publicités déguisées émises par les influenceu­rs. Aux Etats-Unis, la Federal Trade Commission (FTC) avait épinglé des youtubeurs et instragram­eurs ayant fait la promotion du jeu « Shadow of Mordor » de Warner Bros sans en informer les internaute­s.

Le marketing d’influence (ou influence marketing) est estimé en France à 150 millions d’euros en 2018 et devrait atteindre 300 millions d’euros cette année. Les marques et les entreprise­s y consacrent un budget pouvant atteindre aujourd’hui 20 % de leurs dépenses publicitai­res. Webedia (Fimalac) surfe sur cette nouvelle tendance, avec les trois youtubeurs les plus suivis : Cyprien, Squeezie, Norman, Caroline, Aurélien. Lorsque le groupe de Marc Ladreit de Lacharrièr­e a pris le contrôle au printemps 2019 de la société de production audiovisue­lle Elephant, l’Autorité de la concurrenc­e s’est pour la première fois penchée sur « l’industrie que constitue la monétisati­on de l’”influence” et des “influenceu­rs” » (12).

Webedia, Studio71, Studio Bagel, Golden Network

De son côté, TF1 est présent avec sa filiale Studio71 (150 chaînes YouTube). Canal+ a aussi sa filiale Studio Bagel (chaînes Studio Bagel et Mister V), tandis que M6 détient le collectif Golden Network (Golden Moustache, Enjoyphoen­ix et Horia). Les influenceu­rs ont désormais leur World Bloggers Awards (13), dont la première édition s’est déroulée à Cannes le 24 mai dernier pendant le festival du film. Et depuis juin dernier, a été créée la « Guilde des vidéastes » pour fédérer les métiers de la création audiovisue­lle sur Internet.

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