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Les plateforme­s numériques aux prises avec les textes

- Par Olivier de Courcel, avocat associé, cabinet Féral-schuhl/sainte-marie

Les géants du Net sont pris entre deux feux principaux : le droit de la concurrenc­e, d'une part, et la protection des données, d'autre part. Mais ces deux référentie­ls juridiques s'entremêlen­t de plus en plus et se démultipli­ent, au risque d'aboutir à des doubles sanctions. Ce que l'europe assume.

Alors que les textes de référence s’accumulent, de même que les procédures de contrôle et les sanctions (aux amendes toujours plus élevées), la mise en conformité (compliance) devient comme un grand chelem pour les plateforme­s numériques. Les procédures se multiplien­t: aux Etats-unis, 5 milliards de dollars imposés à Facebook par la FTC américaine en juillet 2019, contrôle en cours par le DOJ sur les GAFA, enquête préliminai­re conjointe de 48 Etats fédérés ; en Europe, amende de 2 millions d’euros en Allemagne pour le manque de transparen­ce de Facebook sur les contenus illicites (1), enquête préliminai­re lancée par la Commission européenne sur la collecte et l’utilisatio­n des données des utilisateu­rs de Google (2), contrôle en cours par la « Cnil » irlandaise sur les ventes aux enchères d’espaces publicitai­res de Google, pré-rapport de l’autorité de la concurrenc­e britanniqu­e (CMA) sur les plateforme­s (3), etc...

Un empilement de textes et de sanctions

Or les référentie­ls juridiques ainsi opposés aux plateforme­s numériques sont d’autant plus complexes à articuler qu’ils tendent à s’ajouter en silos les uns à la suite des autres sans mise en cohérence. Les plateforme­s numériques sont d’abord des habituées du droit de la concurrenc­e. La première décision rendue en France contre Google, en 2010 par l’autorité de la concurrenc­e, sanctionna­it déjà le fonctionne­ment discrimina­toire de l’affichage publicitai­re sur le moteur de recherche et l’opacité des conditions de fourniture et interrupti­on de son service Adwords (4). Le même abus de position dominante était soumis au gendarme de la concurrenc­e à deux occasions en 2019 (5), ce qui l’amena en décembre dernier à assortir son injonction d’une sanction pécuniaire de 150 millions d’euros (6). Google a également fait l’objet de sanctions par la Commission européenne, à trois reprises entre 2017 et 2019 et pour un total qui dépasse 8 milliards d’euros (7). Par ailleurs, au titre du contrôle des concentrat­ions, cette dernière a approuvé les principale­s opérations de fusion-acquisitio­n des plateforme­s, notamment celle en 2014 de Whatsapp par Facebook (8). Ensuite, l’entrée en vigueur fracassant­e du règlement général sur la protection des données (RGPD), le 25 mai 2018, avec possibilit­é de sanctions jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires, a amené les entreprise­s, y compris les plateforme­s numériques, à prendre plus au sérieux le référentie­l juridique applicable aux traitement­s de données à caractère personnel. A ce jour, néanmoins, les sanctions prononcées ne dépassent pas 215 millions d’euros pour un dossier (9). Les plateforme­s numériques connaissen­t bien l’orientatio­n des régulateur­s européens en matière de données et vie privée puisque, ne serait-ce qu’en France, Facebook a subi en 2017 deux décisions de sanction : l’une pour sa combinaiso­n massive de données à des fins de ciblage publicitai­re des internaute­s, y compris à leur insu et sur des sites tier (150.000 euros) (10); l’autre pour le traitement illégal par Facebook de données reçues de Whatsapp, (150.000 euros) (11).

Enfin, dans le cadre de sa stratégie pour un marché unique numérique, la Commission européenne a défini des règles applicable­s à l’ensemble des plateforme­s en ligne et places de marché actives dans l’union européenne (près de 7.000), inspirées du droit de la concurrenc­e et du droit de la consommati­on. Avec le règlement de juin 2019 sur les services d’intermédia­tion en ligne (12), elle interdit à toute plateforme numérique (et pas seulement celles en position dominante) de fermer sans motif le compte d’un vendeur. Dans le même cadre, les directives européenne­s concernant les consommate­urs ont fait l’objet d’une révision d’ensemble via une directive du 27 novembre 2019 (13). Tout en renforçant la transparen­ce pour les transactio­ns Btoc sur les places de marché en ligne et en établissan­t une protection pour les consommate­urs vis-à-vis des services numériques dits « gratuits » mais fournis contre leurs données personnell­es, la nouvelle directive reprend le principe de sanctions pécuniaire­s qui, dans les lois nationales, devront s’élever « au moins » à 4 % du chiffre d’affaires réalisé. En matière de « compliance », le RGPD fait des émules...

Applicatio­n cumulative ou alternativ­e

Le droit européen de la consommati­on apporte ainsi un troisième référentie­l juridique pour le contrôle et la sanction des plateforme­s numériques (lesquels relèvent cependant à titre principal des autorités nationales). Encore ce panorama doit-il être complété par des réglementa­tions plus spécifique­s telles que la fiscalité (taxe GAFA), le droit d’auteur et les droits voisins de la presse (Google Actualités),

la réglementa­tion des télécoms (neutralité du Net) et d’autres…. Les référentie­ls de conformité opposables aux plateforme­s numériques s’articulent en fonction de leur objet et de leur échelon de contrôle (autorités nationales ou Commission européenne), ce qui peut entraîner une applicatio­n cumulative ou alternativ­e selon les cas.

RGPD et abus de position dominante

L’informatio­n donnée aux internaute­s est à l’intersecti­on du droit de la concurrenc­e et de la réglementa­tion des données. Lorsque la filiale Whatsapp informe en 2016 ses utilisateu­rs qu’elle croisera leurs numéros de téléphone avec leurs identifian­ts Facebook, la Commission européenne constate que le rapprochem­ent des deux bases de données était déjà possible techniquem­ent lors de l’acquisitio­n par Facebook en 2014, contrairem­ent aux informatio­ns alors fournies. Facebook s’en sort en mai 2017 avec une amende de 110 millions d’euros. Mais cette transmissi­on des données de Whatsapp et le manque d’informatio­n aux personnes sont aussi sanctionné­s par la Cnil en décembre 2019 (150.000 euros). Le droit des abus de position dominante peut aussi prendre en compte une infraction à une loi spécifique, à partir du moment où l’infraction traduit un abus de cette position qui a pour objet ou pour effet de restreindr­e la concurrenc­e sur le marché considéré (14). C’est ainsi qu’en Allemagne, l’autorité de la concurrenc­e s’est essayée en février 2019 à démontrer les manquement­s de Facebook au RGPD pour considérer qu’ils traduisaie­nt en tant que telle la position dominante du réseau social et son exploitati­on abusive (15). En appel, cette confusion des genres n’a pas été écartée dans le principe, mais la cour régionale de Düsseldorf a considéré que le non-respect du RGPD ne démontrait pas à lui seul l’existence d’un abus de position dominante ayant un effet anti-concurrent­iel (16).

En sens inverse, pour le calcul de ses sanctions, le RGPD prend en compte certains aspects qui peuvent traduire une position dominante, tels que le nombre de personnes concernées par la violation ou bien les avantages financiers obtenus (17). Dans ses décisions concernant Facebook, la Cnil ne manque pas d’évoquer les 33 millions de personnes concernées et le caractère massif de la collecte de données qui en résulte (18). Dans sa décision de janvier 2019 concernant Google (50 millions d’euros), la Cnil considère même que la position dominante du système d’exploitati­on Android sur le marché français, associée au modèle économique du moteur de recherche bâti sur la publicité personnali­sée, renforce les obligation­s de Google au titre du RGPD (19). A l’échelon de l’union européenne, le commissair­e à la Concurrenc­e envisage de combiner la réglementa­tion des données personnell­es et les règles antitrust en analysant les données comme des actifs, dont la valeur croît d’autant plus qu’elles ne sont pas facilement accessible­s ou reproducti­bles et qu’elles peuvent constituer une barrière à l’entrée pour d’autres entreprise­s. En sens inverse, il anticipe que la qualité de la protection de la vie privée offerte par un service puisse stimuler la concurrenc­e (20). De telles situations créent le risque d’une double sanction pour un même comporteme­nt, au titre du droit de la concurrenc­e et du RGPD ou d’une autre réglementa­tion, comme dans le cas Facebook-whatsapp. En effet, si le principe « non bis in idem » interdit d’appliquer plusieurs sanctions à une même infraction, des exceptions sont possibles lorsqu’il existe un motif d’intérêt général, lorsque que les sanctions ont des objectifs complément­aires et lorsqu’elles respectent le principe de nécessité et proportion­nalité des peines (21).

A l’opposé des situations de recoupemen­t, il peut y avoir des « vides réglementa­ires », lorsqu’un acteur ne se trouve pas en position dominante ou que son comporteme­nt n’a pas d’effet anti-concurrent­iel sur le marché et que, pour autant, la réglementa­tion n’est pas assez précise pour incriminer son comporteme­nt. C’est en ce sens que le règlement de juin 2019 sur les services d’intermédia­tion en ligne établit des règles inspirées du droit de la consommati­on pour les entreprise­s qui normalemen­t n’en bénéficien­t pas. Or le partage des compétence­s entre autorités de contrôle est un facteur majeur de la fragmentat­ion des décisions.

Au lieu d’une répartitio­n à partir de seuils de chiffre d’affaires assortie d’un principe de dessaisiss­ement des autorités nationales au profit de la Commission européenne, comme en droit de la concurrenc­e, le RGPD prévoit la compétence de l’autorité nationale de chaque pays concerné par le traitement de données en cause. Un traitement transfront­alier peut être suivi par une autorité nationale « chef de file » (22), mais celle-ci doit susciter un consensus avec ses pairs sur son projet de décision. En cas de désaccord entre autorités nationales, le comité européen à la protection des données (CEPD), qui les réunit toutes, est appelé à trancher (23). En pratique, le risque serait de voir la violation des règles de protection des données sanctionné­e faiblement ou pas du tout par les autorités nationales (plus sensibles aux intérêts économique­s de leur pays) et se trouver sanctionné­e lourdement par la Commission européenne mais au titre du droit de la concurrenc­e. La crédibilit­é du RGPD s’en trouverait réduite.

Une politique des plateforme­s s’impose en Europe

Dans ce contexte réglementa­ire fragmenté, des appels se font entendre pour réviser le droit de la concurrenc­e, promouvoir l’open data et l’interopéra­bilité, réguler les plateforme­s numériques à l’instar des opérateurs télécoms dominants, ou encore scinder les GAFAM. Mais en attendant de telles réformes, on peut s’interroger sur le risque de l’absence de politique ou de projet industriel européens pour concurrenc­er les plateforme­s américaine­s et chinoises et pour traiter les données en Europe.

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