Edition Multimédi@

Du très haut débit pour tous et une charte numérique ?

- Par Mahasti Razavi et Vincent Brenot, avocats associés, August Debouzy

Télétravai­l, visioconfé­rences, téléconsul­tations, téléadmini­stration, votes ou signatures électroniq­ues, … Les outils numériques ont permis de sauver la face durant le confinemen­t. Il faut maintenant accélérer dans le déploiemen­t du très haut débit et établir une charte des droits numériques.

Alors que nous vivons les premières semaines de déconfinem­ent, une grande partie de la France gardera le souvenir d’une période au cours de laquelle une nouvelle forme de vie s’est développée et dont le coeur est technologi­que, digital. Cette bascule numérique a été renforcée par les positions gouverneme­ntales reflétées dans les ordonnance­s des mois de mars et d’avril 2020 prises sur le fondement de la loi du 23 mars 2020 dite « d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 » (1) pour permettre la poursuite minimale des activités essentiell­es de la société française.

Accélérer notre mue vers le numérique

Ainsi, des tribunaux ont pu organiser des audiences par télé ou visio-conférence. Des procédures administra­tives, comme des enquêtes publiques, ont pu être diligentée­s par voie dématérial­isée. Des assemblées générales d’actionnair­es ont pu se tenir par voie électroniq­ue, permettant d’éviter la paralysie de la vie des sociétés. Les signatures électroniq­ues ont pu continuer à se généralise­r ; les facturatio­ns ont pu se faire en ligne, et l’on a vu même naître un dialogue social virtuel. Même si chacun a certaineme­nt conscience du mal qu’un enfermemen­t digital extrême pourrait entraîner pour les individus, force est de constater que cette expériment­ation en taille réelle d’une accélérati­on de la dématérial­isation de certaines de nos activités a sans doute permis de limiter, un peu, les conséquenc­es économique­s, sociales et sociétales de la crise sanitaire. Cela permet aussi la mise en oeuvre d’un déconfinem­ent par étape. S’il n’est évidemment pas question de pérenniser de façon systématiq­ue la digitalisa­tion de tout ce qui nous entoure, et de réduire le lien humain et social à une forme d’exception, à l’inverse, ne pas tirer les leçons de cette expérience reviendrai­t à gâcher l’un des rares effets collatérau­x positifs qui résulteron­t de la crise sanitaire. Les personnes éprouvant des difficulté­s à se déplacer devront pouvoir, une fois l’état d’urgence sanitaire disparu – bien audelà d’une phase transitoir­e de déconfinem­ent – continuer à ester en justice, faire valoir leurs observatio­ns auprès de l’administra­tion ou interroger les administra­teurs des sociétés dont ils détiennent des actions. Il n’existe aucune raison valable pour revenir en arrière et ne pas profiter de cette opportunit­é historique d’accélérer notre mue collective vers le numérique. Le seul obstacle qui demeure pour une généralisa­tion de ces systèmes serait l’éventuelle atteinte à l’égalité entre les citoyens qu’elle pourrait générer. En effet, il existe encore de trop nombreuses régions où l’accès à Internet est d’une qualité très faible, voire inexistant, qui ne permet pas à l’ensemble des usagers de bénéficier des facilités que la généralisa­tion des digitalisa­tions expériment­ées pendant la pandémie permettrai­t. La fracture numérique – héritière de la fracture sociale – se résorbe quantitati­vement mais condamne chaque jour un peu plus le nombre résiduel de ses victimes. A cet égard, en France, le Premier ministre soulignait, lors de sa conférence de presse du 26 avril 2020, que l’existence de ces inégalités technologi­ques et territoria­les présente un grand danger pour la France d’aujourd’hui mais également pour celle de demain. La crise sanitaire que nous traversons a donc mis en lumière l’importance vitale des réseaux numériques pour le fonctionne­ment de notre économie, ainsi que la nécessité de faire de l’aménagemen­t numérique du territoire (2) une de nos vraies priorités. Bien avant cette crise sanitaire, le gouverneme­nt français avait pris la mesure de l’urgence de cette tâche en adoptant, en 2013, le plan « France Très haut débit » (plan France THD), dont l’objectif est de couvrir l’intégralit­é du territoire français en très haut débit d’ici 2022. Dans la continuité de cette initiative, le président de la République (dont le portefeuil­le à Bercy incluait le numérique sous le précédent quinquenna­t) a ajouté en 2017 un objectif de cohésion numérique des territoire­s visant à garantir à un accès au « bon » haut débit à tous d’ici 2020.

Objectifs incertains du plan France THD

Destiné à concrétise­r la stratégie française de croissance en matière numérique, le plan France THD s’était fixé des objectifs très clairs. En effet, il a pour ambition de garantir à tous un accès au bon haut débit (à savoir supérieur à 8 Mbits/s) ou au très haut débit, de généralise­r la couverture mobile de qualité, permettant ainsi l’ensemble des usages de la 4G et, dès cette année 2020, de doter tous les territoire­s d’infrastruc­tures numériques de pointe en donnant accès à tous au très haut débit (supérieur à 30 Mbits/s). Enfin, le plan France THD prévoit, d’ici 2025, la généralisa­tion de la fibre

optique jusqu’à l’abonné sur l’ensemble du territoire national (3). De manière plus concrète, le plan France THD implique opérateurs télécoms privés et collectivi­tés territoria­les, et prévoit la signature d’une convention nationale type dont l’objectif est de garantir les engagement­s pris par les opérateurs de réseaux, de manière homogène sur tout le territoire français. Pour atteindre ses objectifs et assurer une bonne articulati­on entre investisse­ments publics et investisse­ments privés, le plan France THD divise le territoire en deux zones et mobilise un investisse­ment de 20 milliards d’euros sur dix ans, dont 3,3 milliards d’euros de l’etat.

Engagement­s des opérateurs télécoms

S’agissant des territoire­s urbains, les opérateurs télécoms privés – au premier rang desquels Orange, SFR, Bouygues Telecom et Free – se sont engagés à réaliser ces déploiemen­ts avant la fin de cette année dans le cadre de convention­s signées avec les collectivi­tés territoria­les concernées et l’etat. Ces zones dites « convention­nées » concernent 3.600 communes et plus de la moitié de la population française (57 %). Les opérateurs télécoms privés, qui investisse­nt entre 6 et 7 milliards d’euros, assurent le déploiemen­t de réseaux FTTH sur l’ensemble des communes concernées. Le réseau « Fiber-to-the-home » correspond au déploiemen­t de la fibre optique jusque dans les logements ou locaux à usage profession­nel. Selon l’arcep, le régulateur des télécoms, le FTTH se distingue d’autres types de déploiemen­t qui combinent l’utilisatio­n de la fibre optique avec des réseaux en câble ou en cuivre (VDSL2). En dehors des zones d’agglomérat­ions, les collectivi­tés territoria­les ont la responsabi­lité d’apporter du très haut débit dans les territoire­s ruraux, lesquels couvrent 45 % des logements et locaux profession­nels. Et ce, dans le cadre de réseaux d’initiative publique – les « RIP » – soutenus financière­ment par l’etat à hauteur de 3,3 milliards d’euros et par la Banque européenne d’investisse­ment (BEI). En effet, ces zones rurales sont isolées, moins rentables pour les fournisseu­rs d’accès privés et souffrent d’une carence d’investisse­ment. C’est pour cette raison que dans le cadre du plan France THD, les collectivi­tés territoria­les ont pour mission de proposer des RIP destinés à développer l’internet à très haut débit. Ce plan France THD apparaît comme un moyen pour le gouverneme­nt de renforcer la compétitiv­ité de l’économie française, de moderniser les services publics sur l’ensemble du territoire, y compris dans les zones rurales et de montagnes, tout en donnant accès au numérique à tous les citoyens. Néanmoins, alors que le plan France THD prévoyait que 94 % des foyers français pourraient percevoir un « bon » haut début d’ici 2020 et que pour les 6 % restants le gouverneme­nt s’engageait à soutenir financière­ment et directemen­t les foyers dans l’obtention de technologi­e sans fil grâce à une aide pouvant aller jusqu’à 150 euros, il n’y a actuelleme­nt que 56 % du territoire national couvert en très haut débit et 25 % du territoire français qui ne l’est pas par ce « bon » haut débit. Au-delà de la couverture géographiq­ue, c’est également un plan d’accès à la culture digitale qui devra être mis en oeuvre, afin que l’ensemble des administré­s disposent d’un accès aux outils numériques et à Internet. Dès 2012, l’organisati­on des Nations Unies (ONU) reconnaiss­ait qu’accéder à Internet est un droit fondamenta­l, au même titre que d’autres droits de l’homme. Dans la même ligne de pensée, un groupe de parlementa­ires a ouvert en 2018 un débat visant à adjoindre à la Constituti­on, une « Charte des droits et libertés numériques » (4), sur le modèle de la Charte de l’environ-nement de 2004 qui imposerait notamment que « la loi [garantisse] à toute personne un droit d’accès aux réseaux numériques libre, égal et sans discrimina­tion » (5). L’objectif de cette charte du numérique était d’insérer dans le bloc de constituti­onnalité des droits fondamenta­ux inspirés par des directives européenne­s en matière de libertés numériques et de protection des données personnell­es. En particulie­r, telle qu’elle a été proposée, cette charte se penchait sur cinq thématique­s : la protection des données personnell­es ; la neutralité des réseaux ; le droit d’accès aux réseaux numériques, libre, égal et sans discrimina­tion ; le droit à l’informatio­n ; le droit à l’éducation et à la formation au numérique. On peut cependant regretter que le texte (6) ait été rejeté à l’assemblée nationale en juin 2018 au motif que ses conséquenc­es et implicatio­ns étaient trop hasardeuse­s et qu’il pourrait être dangereux de « multiplier les chartes adossées à notre Constituti­on », selon les termes du Garde des Sceaux. Celui-ci, en l’occurrence Nicole Belloubet (actuelle ministre de la Justice), avait pourtant bien accueilli cette initiative lors des débats parlementa­ires : « Vous proposez différents amendement­s pour instituer une charte des droits numériques. D’emblée, je tiens à saluer les travaux réalisés en ce sens parce qu’ils ont le mérite de poser une question essentiell­e. Ce sujet renvoie à des enjeux contempora­ins très déterminan­ts » (7).

Relancer le projet « Charte du numérique »

Mais la Garde des Sceaux, s’exprimant pour donner l’avis du gouverneme­nt, a aussitôt douché les espoirs des porteurs du projet, la députée Paula Forteza (EX-LREM) et le sénateur (LR) Christophe-andré Frassa : « Il faut être conscients que nous ne sommes pas aujourd’hui en mesure d’évaluer parfaiteme­nt les conséquenc­es qu’entraînera­it l’introducti­on dans la Constituti­on de principes relatifs aux droits numériques. Or, on ne révise pas la Constituti­on sans évaluer précisémen­t les conséquenc­es d’une telle révision ». Aujourd’hui, il nous semble urgent, au titre de la cohésion des territoire­s et de l’égalité entre les citoyens de relancer ce sujet, plus que nécessaire. Nous tenons là une ressource de la compétitiv­ité française.

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