BONNES FEUILLES
Moi Tarzan, toi Jane
La construction des identités de genre, ce que signifie être femme ou homme dans une société donnée, est un processus complexe, lié à l’éducation, à la culture, aux traditions, au discours médiatique et à bien d’autres facteurs, comme l’alimentation. Poursuivant un travail amorcé avec son livre précédent, faiminisme, nora bouazzouni, journaliste, aborde frontalement dans son nouvel ouvrage, steaksisme, la question des relations entre pratiques alimentaires et construction des identités sexuelles. L’auteure mobilise l’histoire des moeurs, l’anthropologie et une multitude de données quantitatives pour décrire un phénomène qui est déjà sous nos yeux mais qui, en raison justement de son omniprésence au quotidien, finit par passer inaperçu. Quoi de plus naturel par exemple, si au restaurant monsieur commande une grosse entrecôte accompagnée d’une généreuse portion de frites, alors que madame s’oriente vers un poisson au four entouré de légumes ? On pourrait y voir juste des goûts et des choix alimentaires tout à fait personnels. eh bien, l’auteure nous montre que ces choix en apparence anodins sont en réalité chargés de sens.
Le discours qui désigne la consommation de viande comme une prérogative et un privilège masculin est très ancien, ancré dans plus de vingt-cinq siècles d’histoire et permet d’expliquer pourquoi encore aujourd’hui trois quarts des végétariens sont en fait des végétariennes ! La profondeur et l’enracinement historiques de ces répartitions alimentaires permettent de mesurer la difficulté de leur dépassement. D’ailleurs, le discours publicitaire, qui n’en est pas à un stéréotype près, se charge de préserver et même de renouveler cette « Division du travail alimentaire » en ayant recours systématiquement à des images et évocations viriles pour promouvoir les produits carnés. En somme, aux hommes la viande (et rouge s’il vous plaît !), aux femmes les yaourts et les végétaux.
La partie peut être la plus intéressante, et aussi la plus inquiétante, de ce livre est celle qui aborde la relation entre la nourriture et le corps de la femme. Car pour être « féminin », c’est-à-dire désirable, un corps de femme se doit d’être mince et svelte. Et cela implique un contrôle permanent sur la quantité et la typologie des aliments consommés. Lors d’une enquête réalisée dans une université américaine, on a demandé aux étudiants ce qui changerait si elles/ils devaient se réveiller dans la peau du sexe opposé. 97 % des femmes ont répondu qu’elles n’auraient plus à surveiller ce qu’elles mangent (contre 50 % des hommes) ! C’est dire combien la notion de discipline alimentaire est profondément enracinée.
Tout concourt à enfermer la femme dans un self-control permanent, une conscience de tous les instants des conséquences d’un laisser-aller alimentaire sur son identité féminine. Comme si la faim des femmes était une menace à repousser, en activant par un processus d’intériorisation remarquablement efficace. Cette crainte de la faim féminine se révèle la métaphore d’une envie bien plus ample. La sociologue susan bordo, citée par l’auteure, éclaire ce point de manière explicite : « Le contrôle de l’appétit alimentaire des femmes n’est que l’expression la plus concrète de la règle générale gouvernant la construction de la féminité : Que la faim des femmes — de pouvoir public, d’indépendance, de gratification sexuelle — soit contenue et que l’espace public qu’on leur permet d’occuper soit circonscrit, limité ».