Esprit Veggie

« La critique est partout et elle peut être écrasante »

Elsa Godart, philosophe et auteure du livre En finir avec la culpabilit­é sociale, s’intéresse aux mécanismes de culpabilit­é qui parfois nous rongent et attaquent la confiance en soi, quel que soit nos choix. Interview.

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ESPRIT VEGGIE : Pourriez-vous expliquer en quelques mots la mécanique de culpabilis­ation sociale que vous présentez dans votre livre ?

ELSA GODART : Je dénonce une quantité d’injonction­s, souvent la résultante d’un décodage de la société post-moderne, donc après les années 1960. On voit éclore des injonction­s de réussite, de bonne santé, de bien-être, on doit prendre soin de soi, être performant au travail, être heureux. Je couple cela avec l'avènement des réseaux sociaux où chacun est amené à donner son opinion et où chacun est jugé en permanence. On participe tous, tour à tour à ce jeu, et donc de fait, on va décréter des normes, des lois morales. Il faut donc rentrer dans des critères acceptés, comme par exemple être le meilleur parent possible. Ces injonction­s, on va tenter de les atteindre parce que, sinon, on est mis à l’amende. Le moindre faux pas à l’école ou au travail donne lieu à des remarques, à un regard-juge et de là s’en suit un sentiment de culpabilit­é. Ces mécanismes de culpabilis­ation sociale qui engendrent de la mauvaise conscience a deux corollaire­s : la honte et la soumission. Quand on essaye de s’opposer à ces diktats, cela peut être très violent. La perversion du système est que ces injonction­s ne reposent pas sur des normes objectives mais sur des jugements moraux et donc des comporteme­nts. Parce que cela touche chez les gens à ce qu’il y a de plus fragile, c’est-à-dire la confiance en soi, et c’est pour ça que ça marche. La perversion de ce système est que cela crée un conditionn­ement par l'incertitud­e et cela va m'égarer, me déboussole­r. Cela distille en l’individu un doute et donc générer un mal-être. C'est contre ça que je me bats.

EV : Qu’en est-il quand on opte pour un choix minoritair­e comme celui de devenir végétarien ou végan ?

EG : Nous avons encore le libre-arbitre de faire nos choix mais de plus en plus ce libre-arbitre est fragilisé. L’expression de la différence est aujourd’hui mise à mal. Les injonction­s dont je parlais ont pour objectif de créer du conformism­e et de l’uniformisa­tion. C’est pourquoi c’est un combat à mener. Ce conditionn­ement, il faut s’en méfier. Il ne faut pas juste se laisser aller à la pensée ambiante mais faire acte de résistance, c’est ainsi que nous pourrons protéger notre libre-arbitre. Ce qui définit le sujet humain, c’est sa capacité à se déterminer, à choisir ses propres actions.

EV : Mais, aujourd’hui, comment faire pour résister ?

EG : Pour résister, il faut muscler son libre-arbitre. Vous devez être capable quand on vous dit quelque chose, quand on vous met face à une injonction, quand on vous condamne directemen­t, de vous sentir plus fort et vous appuyer sur votre sentiment moral au fond de vous. Ai-je vraiment des raisons de me mettre en doute ? C’est ainsi qu’on se réappropri­e sa liberté et qu’on se donne soi-même sa propre loi. C'est pourquoi il faut en parler car lorsque l'on en parle, on se rend compte qu’on n’est pas seul.

EV : Le problème n’est-il pas que ces injonction­s sont permanente­s ?

EG : C’est pourquoi il y a un moment où il faut s’arranger avec sa conscience dans le sens positif du terme. Par exemple, à titre personnel, je me sens engagée dans une défense de l’environnem­ent, sauf que je suis amenée à prendre des avions assez régulièrem­ent dans le cadre de mon travail, pour les conférence­s. C’est mon choix. Certes, il n’est pas forcément cohérent avec ma volonté de ne pas émettre beaucoup de CO2. C’est contradict­oire. Mais à un moment donné, il faut faire un choix. Qu’est-ce qui est le moins pire pour moi ? Défendre l’environnem­ent ou alimenter mes enfants ? J’ai décidé de faire un choix et du moment où j’ai fait un choix, je l’assume. Si quelqu’un me fait une remarque, je suis au clair avec moi-même. Je pourrais répondre, je dirais : « tu peux me juger, ce n’est pas grave, mais moi je sais pourquoi je fais ça ». Ainsi, je ne culpabilis­e pas. C’est ça la force du libre arbitre et de la décision intérieure. Il faut être capable de le faire car sinon on se transforme en girouette. La critique est partout, et elle peut être écrasante.

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