PAS DE CRÉATION SANS DESTRUCTION
Dans l'hindouisme, la création de l'univers est conçue comme un cycle, représenté par trois figures divines (trimurti) : Brahma, Vishnou et Shiva. Il est courant d'attribuer à ces trois dieux trois fonctions respectives : la création, la conservation et la destruction du monde. Le mot « Brahma », nom du dieu créateur, dérive d'une racine (brih-) qui signifie « expansion » et « croissance ». La belle Sarasvati, sa parèdre, qui se déplace sur un cygne blanc et joue de la vîna (luth indien), est quant à elle la déesse de la créativité. Elle inspire aux hommes les plus belles productions artistiques et insuffle à la nature sa capacité d'engendrer des formes d'une exubérante richesse.
Selon cette vision, la destruction est indispensable à la création et au bon ordre du monde. Tout ce qui est né doit mourir. La fin d'un cycle assure le début du suivant. Dans les mythes cosmogoniques hindous, toute origine n'est qu'un re-commencement. Ainsi, aucune création n'est vraiment une création absolue, mais un redéploiement après une destruction qui marque la fin d'une ère. Et même si la création est l'apanage de Brahmâ, chaque dieu du panthéon hindou peut être en même temps créateur, préservateur et destructeur. Dans une iconographie célèbre de Shiva « Roi de la Danse » (Shiva Nataraja) de la fin de l'époque Chola (Xe siècle), ce dieu tient un tambour, symbole de la création, dans sa main droite et le feu, principe de la destruction, dans la main gauche. Ainsi, exécutant sa danse cosmique et par la puissance de ses rythmes, Shiva détruit et re-crée les mondes tout à la fois.
Dans la tradition indienne, la dimension créatrice est donc par essence fluide et fluctuante et ne se laisse pas enfermer dans une forme fixe et immuable, comme le montre le nom de cette doctrine : la « tri-murti ». Le mot « murti » signifie « forme figée, présence condensée, mouvement arrêté »1. Manière de dire que dans une « murti » se « coagule » temporairement l'insaisissable fluidité divine. Dans la « triple murti » se condensent alors création, conservation et destruction, mais seulement de façon momentanée, car ces trois phases sont actives à toutes les échelles de l'existence : dans l'expansion, la maturité et la résorption des galaxies ; dans l'alternance des saisons, des jours et des nuits ; dans le cycle de la vie et de la mort ; et même dans chaque battement du coeur. Saisir la créativité dans son jaillissement permanent demande donc une perception fluide, dynamique, de l'existence : vivre c'est changer, changer c'est mûrir, et mûrir, c'est mourir et naître indéfiniment à soi-même.
Dans la pensée hindoue, la destruction est indispensable à la création. La fin d'un cycle assure le début du suivant.