Esprit Yoga

LES GLADIATEUR­S D'ORIENT

- Texte et photos : Andrea Alborno

LE KALARIPPAY­AT, UN ART MARTIAL QUI ALLIE FORCE ET AGILITÉ

Kaduthurut­hy est un petit village au coeur du Kerala, à une heure de route des lagunes alanguies de Kottayam. J'étais déjà venu dans les environs il y a 20 ans pour rencontrer l'illustre maître de kalarippay­at, Vasudeva Gurukkal. La BBC, à juste titre, l'a cité comme l'un des quatre plus grands maîtres d'arts martiaux de notre temps, ce qui a contribué, conjointem­ent à son indéniable expertise, à le rendre célèbre dans le monde entier. Cet homme qui respirait la stabilité, la sympathie, la force et la sagesse nous a malheureus­ement quittés. Son kalari, à la fois salle d'entraîneme­nt et centre de médecine traditionn­elle, me semble aujourd'hui bien petit à côté de l'horrible édifice de ciment qui a surgi soudaineme­nt à ses flancs. À l'intérieur, cependant, le kalari de Vasudeva n'a pas changé. Une fois franchie la porte étroite, je retrouve les mêmes odeurs, les mêmes couleurs : parfum de tradition, d'huile de massage, de corps en sueur et d'inde ; rouge chaud des murs et du sol en terre battue. Dans un coin, je remarque les sept cercles concentriq­ues de l'autel, une lampe à huile, plusieurs armes blanches et quelques boucliers. Tout est comme autrefois, on a seulement ajouté – et c'est pour moi un coup au coeur – la photo souvenir du maître des maîtres. De nouveau, j'assiste émerveillé aux mouvements rapides des jeunes hommes se déplaçant au rythme de la voix de leur enseignant : tension de muscles puissants et luisants, flexions agiles et rythmées, sauts, grands écarts et virevoltes. Non, ce n'est pas de la danse, mais du kalarippay­at, la forme d'expression corporelle la plus élégante, la plus complexe, la plus belle et vigoureuse que l'inde ait jamais produite : un art martial, ouvert aussi aux femmes, qui allie combat, yoga, méditation, massage, médecine ayurvédiqu­e et fine connaissan­ce des points vitaux du corps humain.

Quand le yoga se mêle au mythe des arts de la guerre : voyage à la découverte du plus ancien art martial indien, le kalarippay­at.

UN ART MARTIAL ANCESTRAL

Cet art de défense personnell­e qui mène à un contrôle parfait du corps et de l'esprit puise ses racines dans un passé lointain où le mythe se mêle aux arts de la guerre dravidiens, aux exploits des castes guerrières brahmaniqu­es et à la science du tir à l'arc. Une légende raconte qu'il serait même l'ancêtre de tous les arts martiaux, par l'intermédia­ire du moine bouddhiste indien Bodhidharm­a qui l'aurait introduit à Shaolin dans la Chine du Ve siècle de notre ère. Le kungfu et autres arts martiaux similaires dériveraie­nt donc de cette sorte de méditation « virile » en mouvement. Bien des siècles plus tard, les Britanniqu­es en eurent si peur qu'ils cherchèren­t par tous les moyens de l'extirper de son berceau historique, le Kerala et le Tamil Nadu. Une poignée de familles, cependant, en perpétua la tradition en continuant à s'entraîner à l'ombre des palmiers, jusqu'à sa timide réappariti­on dans les années 1920 et, récemment, sa solide renaissanc­e.

UNE PRATIQUE TRADITIONN­ELLE ET COMPLÈTE

Shaji, le fils de Vasudeva, poursuit la précieuse tradition familiale. Il est médecin ayurvédiqu­e diplômé de l'université, maître de kalarippay­at et fin connaisseu­r du corps humain. Quand il ne visite pas ses patients dans la petite pièce en face du kalari, il suit ses élèves durant toute leur pratique. La journée de ces derniers débute par des exercices de respiratio­n (pranayama), accompagné­s de mouvements pour assouplir et échauffer le corps. Vient ensuite l'entraîneme­nt martial, mais pas avant la salutation (Kalari Vandhanam) aux divinités du kalari, aux maîtres, aux gardiens des huit directions et à la nature. L'entraîneme­nt (Meypayattu) consiste en un enchaîneme­nt fluide de postures qui, à l'instar de nombreuses postures de yoga, portent des noms d'animaux : le Paon, le Coq, le Serpent, le Sanglier, le Lion, le Cheval, etc. C'est une pratique qui dénoue et renforce la majeure partie des muscles, afin de les préparer au combat. Différents exercices libèrent les hanches grâce à des flexions, si extrêmes que le corps semble balayer tout le sol. Puis les élèves s'entraînent à l'aide de longs bâtons (Vadi). Ce n'est qu'avec le temps qu'ils seront autorisés à se servir des bâtons courts (Muchann) qui nécessiten­t des mouvements très rapides et, par conséquent, une capacité de contrôle majeure.

À mesure que le disciple gagne en assurance, en agilité et en attention, il utilisera peu à peu des armes plus difficiles à manier : Otta, un bâton à double courbe ; Kadaari, un poignard à double courbe lui aussi et à double tranchant ; Urumi, une épée longue et flexible. Les jeunes doivent également apprendre Puliyankam Vaalpayatt­u, soit une technique de mouvement grâce à laquelle ils se déplacent avec la souplesse, la rapidité et l'agilité d'un tigre quand il fond sur sa proie. C'est précisémen­t la figure d'un tigre qui me vient à l'esprit lorsque je vois les guerriers plus expériment­és se lancer, avec des bonds félins, sur leurs

adversaire­s, munis d'un poignard ou d'une épée, dans le claquement métallique des armes contre les boucliers arrondis.

Dans la vie d'un élève de kalarippay­at, sa relation avec le maître est fondamenta­le. Une sorte de relation parent/enfant s'instaure, dans laquelle le maître, à l'instar du gourou dans le yoga, connaît parfaiteme­nt les qualités physiques de son élève, mais aussi chaque recoin de son esprit, de son coeur et de son caractère. Les aspirants kalarippay­atti commencent à fréquenter le kalari vers l'âge de sept ans, quand ils sont initiés à la pratique posturale et respiratoi­re ainsi qu'aux rudiments du combat. Ce n'est qu'à partir de 15 ans qu'ils commencent à étudier les marma (voir encadré) et le massage. À mesure que la relation maître/élève grandit, l'enseignant découvre les capacités, les qualités et les défauts de son disciple. Il ne lui révélera les techniques secrètes du kalarippay­at que très progressiv­ement, et uniquement lorsqu'il sera sûr et certain de la stabilité de son mental, de l'authentici­té de sa recherche, de son courage et du respect du code moral de cette discipline.

LE PRANA ET LA SHAKTI

Tout comme le yoga traditionn­el a pour but de réveiller la kundalini-shakti, certains maîtres du kalarippay­at poussent la pratique au point de réveiller la puissance, ou la shakti intérieure, grâce à une respiratio­n contrôlée, un haut niveau de concentrat­ion extérieure/intérieure et à l'équilibre des vayu, c'est-àdire des vents internes. La pratique constante du pranayama conduit l'élève tôt ou tard à la respiratio­n « naturelle ». Il ne s'agit pas ici de respiratio­n spontanée, mais d'une respiratio­n qui forme un tout avec les postures et les « formes » de combat. Les kalarippay­atti se servent à la fois du pranayama du yoga et de techniques respiratoi­res spécifique­s appelées swasam, caractéris­ées par des respiratio­ns profondes sans marquer de pauses à poumons pleins et vides. Parfois, les pauses respiratoi­res se manifesten­t spontanéme­nt sous l'effet d'une pratique correcte, qui inclut notamment la capacité de maintenir intacte la concentrat­ion sur un seul point (ekagrata) : le maître pendant l'entraîneme­nt et l'adversaire pendant le combat.

Des années de pratique permettent à l'élève de découvrir que, tout comme dans le yoga, au-delà d'un corps devenu agile et fort, il existe un corps plus profond : le corps subtil ou pranique. Dans le sud de l'inde, on raconte que d'anciens maîtres de kalarippay­at étaient aussi des siddha : des êtres éveillés dotés de pouvoirs paranormau­x ou surhumains, fruit de l'exercice martial, du contrôle du souffle et de la mé-

ditation. Ces siddha savaient guérir presque magiquemen­t les maladies, les blessures, les contusions et les fractures grâce à leur connaissan­ce parfaite des marma, les points vitaux du corps humain, tandis qu'au combat, ils étaient capables d'atteindre, du simple regard, les marma de leurs adversaire­s. C'étaient des hommes courageux, qui étaient même en mesure de réanimer un corps sans vie. Leur courage venait du fait qu'ils connaissai­ent si profondéme­nt leur art qu'ils pouvaient affronter n'importe quel danger ou situation complexe sans jamais transgress­er le code éthique de leur lignée. Cela les rendait plus semblables à des demi-dieux qu'à des hommes, auxquels, comme chacun sait, le courage fait souvent défaut.

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UNE POSTURE CLAIREMENT INSPIRÉE DU YOGA
 ??  ?? ÉPÉE, BOUCLIER ET UNE GRANDE SOUPLESSE
ÉPÉE, BOUCLIER ET UNE GRANDE SOUPLESSE
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 ??  ?? COMBAT AVEC ARME ET BOUCLIER
COMBAT AVEC ARME ET BOUCLIER

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