LE BEAU GESTE
S’impliquer demande une forme de lâcher-prise, un consentement joyeux.
L’aube le disputait aux dernières étoiles. Un voile de brume épais est soudain déchiré par le retentissement de conques, timbales et tambours. Monté sur un grand char attelé de coursiers blancs, un chef d’armée vacille. Pris d’angoisse devant la menace d’une inéluctable bataille fratricide, le guerrier laisse choir son arc et ses flèches. Accablé de douleur, il décide d’abandonner, de se retirer de l’action. Ce guerrier est Arjuna, écartelé par le dilemme entre « agir » ou « ne pas agir ». Le dieu Krishna, sous la forme d’un conducteur de char, livre à son ami un message : ne renonce pas à l’action ! Ce n’est pas à l’action qu’il faut échapper, mais à la recherche égoïste qui se cache dans les actes.
Cela se passe dans la Bhagavad Gîta, texte majeur de l’hindouisme qui entreprend une réhabilitation de l’agir et milite pour revaloriser l’action humaine dans le monde1. La Bhagavad Gîta propose la voie de l’agir désintéressé par opposition à la voie dite du non-agir. Pour cela, à l’opposition entre activité et non-activité elle substitue une autre opposition qui distingue deux types d’action : l’action motivée par le désir, centrée sur l’obtention des résultats et l’action qu’on accomplit sans s’attacher aux fruits de nos actes.
Les morales antiques nous invitent aussi à ne pas nous inquiéter du but de nos actions et à nous investir da- vantage dans le chemin que l’on parcourt pour les atteindre. Les stoïciens distinguaient ainsi entre le but (skopos) et la fin, (telos)2. Pour le sage, le bonheur ne réside pas en premier lieu dans l’obtention du but poursuivi (skopos), mais dans la manière dont il s’y prend pour obtenir le résultat (telos). Il faut donc s’attacher davantage à la qualité de notre engagement plutôt qu’à la seule atteinte de résultats.
Celui qui atteint son but a manqué tout le reste
Proverbe zen
Quand nous sommes tournés vers la réussite et la performance, le yoga peut nous aider à amener notre attention vers l’agir désintéressé. Si nous ressentons l’inquiétude de ne pas réussir, si nous accordons trop d’importance au but, rappelons-nous que l’acte même porte en lui sa propre fin ; que le sage, comme disait Sénèque, même s’il échoue, réussit. Il n’est pas question d’agir dans l’indifférence du résultat mais en portant notre attention à la qualité de l’acte en luimême. S’impliquer demande une dépossession, une sorte de consentement joyeux. S’engager en lâchant prise sur le résultat et en nous attachant à bien accomplir le geste, car dans la pureté et la simplicité de l’intention se trouve la meilleure récompense. (1) Michel Hulin et Emile Sénart, La Bhagavad Gita, Paris, Points Sagesses, 2010.
(2) Pierre Hadot, La Citadelle intérieure : Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Paris, Fayard, 2011.