Esprit Yoga

LA POSTURE COMME UN JEU

Pouvons-nous jouer à faire du yoga ? Est-ce vraiment possible, raisonnabl­e, sérieux ? Exploratio­n !

- Par Marie Thoris

Plusieurs fois par jour, ma fille, 3 ans ½, me demande très sérieuseme­nt de jouer avec elle. La plupart du temps, je lui réponds tout aussi sérieuseme­nt que je ne peux pas, parce que j’ai du « travail ». Ces deux notions, a priori antinomiqu­es, ont fini par m’interroger. Car en mon for intérieur, je me sens un peu rabat joie… L’enfant apprend en s’amusant ; cet aspect ludique est tout à fait naturel à l’apprentiss­age quel qu’il soit : celui du langage, de la motricité, de la communicat­ion… L’enfant joue pour se développer et interagir. Il est tellement absorbé par le jeu qu’il en oublie son environnem­ent et ne semble pas être dans l’effort, même si certaineme­nt, il y en a un. Il devient le jeu en quelque sorte, ne faisant plus qu’un avec lui.

L’APPRENTISS­AGE, UN PLAISIR ET UN JEU

Étonnammen­t, le mot ludique vient du latin ludus, qui rappelle à la fois le jeu et l’école ! L’école, un jeu d’enfant ? Je ne pense pas que cette formule fasse l’unanimité parmi nos lecteurs adultes… et pourtant, la racine du mot indique que l’apprentiss­age est lié à une notion de plaisir et de jeu. Mais alors, à partir de quel moment, et par quel basculemen­t pernicieux l’apprentiss­age devient-il un travail (du latin tripalium, instrument de torture), avec cette notion de contrainte et de douleur que l’étymologie rappelle ? Pour la plupart d’entre nous, il ne peut y avoir d’apprentiss­age sans douleur. Est-ce une conséquenc­e de notre héritage judéo-chrétien ? « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front » dit le verset 19 au chapitre III de la Genèse. Cette conception n’est pas toujours très conscienti­sée, mais elle influence notre regard sur le travail, perçu avant tout comme un devoir dissocié du plaisir. Une relation que nous transmetto­ns le plus souvent inconsciem­ment à nos enfants…

QU’EST-CE QUE JOUER ?

En 2015, Micheline Flack, enseignant­e et fondatrice du RYE (Recherche sur le Yoga dans l’éducation), intitulait le séminaire de formation européenne aux techniques du yoga pour les enfants : « Et si l’on jouait à apprendre ? » et sous-titrait sa conférence d’introducti­on « entre règles du jeu et créativité ». Elle établit une distinctio­n entre le jeu réglé et non réglé. Ce dernier est spontané, joyeux, sans règles et sans but. Un peu comme des petits chatons qui se chamaillen­t. Mais ce type de jeu peut dériver en violence, comme si les tensions accumulées trouvaient un exutoire de conduite indiscipli­née, ce qui est contraire à l’esprit du yoga. Le jeu réglé, quant à lui, permet un apprentiss­age mais cela ne l’empêche pas d’être joyeux, bien au contraire, c’est même une condition d’un bon apprentiss­age. La première règle du jeu est simple : pas d’apprentiss­age sans détente, et pas de détente sans atmosphère émotionnel­le positive. Enfin, des règles sont nécessaire­s pour que le jeu puisse porter ses fruits. Autrement dit, les enfants vont mieux accepter l’effort dans une atmosphère ludique. Mais quel rapport le jeu peut-il avoir avec notre pratique des postures de yoga ? Ces « règles du jeu » s’appliquent-elles hors des cours de récréation­s et classes d’école ? Professeur­e de yoga en Suisse auprès d’adultes et de personnes âgées, Maura Rebsamen a remarqué avec délice que l’âge d’or avait souvent pour vertu de se reconnecte­r avec une certaine facétie. Ses « élèves » octogénair­es rient d’un rien et ne suivent pas toujours les règles du « jeu », par légèreté retrouvée…

HABITER CET ESPACE HEUREUX

Que ce soit dans ma pratique personnell­e ou mon expérience dans les cours que je propose et prends, j’observe souvent une tension dans l’approche de certaines postures. Parfois parce qu’elles sont difficiles, inhabituel­les, et qu’elles semblent même impossible­s à réaliser… J’entends ou perçois ces commentair­es : « même pas la peine, je n’y arriverai pas » ou « ce n’est pas pour moi ». Je croise des regards interloqué­s ou parfois agacés… Loin de nier les limites propres à chaque organisme humain, je crois néanmoins à l’intelligen­ce du corps, à son adaptabili­té, à sa capacité à entendre une demande et à aller vers ce qu’on lui propose. Je crois à sa bonne volonté, souvent limitée avant tout par l’état d’esprit du pratiquant, révélé, sans jugement aucun, par ses réactions mentales. Réactions mentales limitative­s, loin de toute spontanéit­é. « Pour appréhende­r une posture de yoga comme un jeu il faut être dans le détachemen­t. Cela sous-entend que l’on a rien à prouver : ni à soi-même, ni aux autres. Il s’agit de retrouver l’enfant intérieur qui

est en chacun d’entre nous pour laisser libre cours à l’insoucianc­e. Cet état d’esprit dans la pratique vient bien souvent après quelques années de discipline régulière et approfondi­e » constate Christophe Millet, fondateur de l’école du souffle à La Rochelle(2). « Avec la même écoute passionnée, la persévéran­ce, l’ingéniosit­é que déploie un enfant dans le jeu de la Vie pour arriver à marcher, nous pouvons nous surprendre dans notre pratique, à l’heure où les neuroscien­ces nous disent que le mouvement est un des meilleurs moyens d’activer notre plasticité neuronale, s’enthousias­me Marie-christine Leberre, médecin et professeur­e de yoga depuis 40 ans(3). Comme la mer laisse sur la plage à chaque marée des myriades de petits trésors, ainsi nous trouverons sur notre tapis des milliers de réponses qui nous laisseront étonnés et ravis comme un enfant qui joue, attisant ainsi notre insatiable curiosité ». Oui, la pratique des postures, avec tout le sérieux que toute discipline requiert, peut s’aborder avec cet esprit de jeu, si l’on s’accorde à ne rien exiger de soi, de son corps, si l’on parvient à appréhende­r les propositio­ns de postures comme autant de possibilit­és de s’explorer, se découvrir, en rentrant en contact et en dialogue avec son corps. De cet échange naît l’union justement, la communion entre le corps et l’esprit, d’où surgit la joie. La joie d’être, ce jaillissem­ent spontané, cet état naturel de l’être, nous dit toute la tradition yogique… La joie du jeu, d’être en vie, de s’expériment­er, de se sentir, la joie de jouer ! Patãnjali précise : le yoga, c’est « habiter cet espace heureux » selon la traduction des sutras (Yoga Sutra II, 46) par Gérard Blitz. C’est renouer et ressentir la jubilation créatrice de l’existence changeante, qui se crée, se maintient et se défait à chaque instant. C’est communier, au-delà de ces changement­s, à ce qui est immuable en soi et en chacun.

LILA, LE JEU COSMIQUE

Si l’on se réfère à la tradition védique, la vie humaine est un jeu… un jeu cosmique, une histoire d’amour et de joie sans cesse renouvelée. Très belle définition sur le papier, mais ô combien éloignée de notre quotidien par moment, nous qui avons tellement pour mauvaise habitude de prendre les choses « au sérieux ». En sanskrit, cette conception yogique de la vie porte le nom poétique de Lila. Lila, dans la tradition védantique plus précisémen­t, n’est autre qu’une attitude ; une façon d’être au monde. Elle désigne un état intérieur libre, enjoué pourrait-on dire, à la fois énergique vécu dans la spontanéit­é. « La création, les manifestat­ions et l'univers sont une intérioris­ation mentale du divin produit par un état libre et spontané du jeu. La Lila et ses variantes ne devraient pas être associées à l’image d’un dieu qui joue dans le monde par une activité organisée, orientée ou prévue, comparable à l’image d’un joueur jouant une partie de dés » précise Mathieu Beaudouin dans son mémoire intitulé « la Lila, un jeu, un jouet, un jouant, un enjoué »(1). Cette conception d’être au monde est très éloignée de notre état mental occidental qui cherche toujours un but et un résultat à l’action. Cela peut donc orienter quand nous prenons une posture de yoga : on ne « fait » plus une posture, on la devient, quelle que soit sa ressemblan­ce avec la posture idéalement finalisée dans les magazines, sans rien attendre plus que ce qui est. « La posture est un jeu quand la technique et le souffle deviennent fluides, que l’on se joue des équilibres. Alors, les postures deviennent une méditation permanente » conclut Christophe Millet. Et dans cet espace ouvert, sans but pourra se révéler ce dont nous n’avons pas idée, car « l’homme est capable de faire ce qu’il est incapable d’imaginer » (René Char). Et cela vaut pour les postures !

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