AROUNA LIPSCHITZ
Chercheuse spirituelle courageuse et indépendante, Arouna Lipschitz a remis en question son choix de renoncement pour plonger la spiritualité dans la relation amoureuse et dans la vie quotidienne.
ESPRIT YOGA : Comment êtes-vous devenue swami ?
AROUNA LIPSCHITZ : Fin 1981, mon maître m'invite à le rejoindre en Inde. Je me rends à Rishikesh, accompagnée de celui avec qui je vivais une belle histoire d'amour. À peine arrivée, le swami m'invite à prendre la robe de sanyasin (renonçant). Il propose à mon compagnon de faire de même. Il refuse… Si j'accepte, cela signifie perdre ma relation amoureuse… Je dis oui ! Ce qui met un terme à ma vie de couple. De retour à Paris avec mon swami, nous inaugurons un ashram à La Celle-saint-cloud : de professeure de yoga bien tranquille, je deviens maître spirituelle !
E.Y. : Comment émergèrent les questionnements qui vous feront quitter cette voie ?
A. L. : Je suis traversée par une sorte de dépression métaphysique pendant laquelle je me pose toutes les questions du monde : sur les enjeux spirituels de la tradition indienne par rapport à la modernité, le lien entre Orient et Occident, comment vivre sa
E.Y : Comment étaient reçus vos questionnements ?
A. L. : Mes questions gênaient. J'observais les maîtres spirituels, leurs manières de se comporter avec leurs disciples. Je voyais bien les petits jeux, les relations cachées dans les diverses communautés spirituelles, comment certains maîtres se comportaient avec leurs disciples. Au nom du transfert de la shakti ou d'un tantra « personnalisé », on se permettait des choses pas toujours des plus jolies. J'ai vu qu'il n'y avait pas de vrais dialogues sur cette question de conscience d'altérité. Comment penser une sexualité sacrée avec un vrai autre ? L'enseignement initiatique d'aïvanhov m'a donné des clés*. J'ai fini par ranger ma robe orange au placard, afin d'explorer une spiritualité incarnée jusque dans la relation. À ce moment, beaucoup pensaient que je déshonorais la robe orange et même que j'avais chuté.
E. Y. : Vous affirmez que l'amour ne garantit pas la compétence relationnelle ?
A. L. : Avec la méditation transcendantale, j'ai connu des états d'amour et d'unité dépassant toute imagination, l'amour pur. Pour autant, j'ai vu que ces
« Comment incarner sa spiritualité jusque dans la relation amoureuse, humaine et sexuelle ? »
« À la racine de tous les maux humains, il y a ce que je nomme “la Nostalgie de l'ailleurs” »
états de conscience étaient insuffisants pour être compétent sur le plan relationnel : les rapports de force dans les groupes spirituels, les personnes qui s'entredéchirent après le départ d'un maître. Incarner la spiritualité, c'est accepter sa naissance à 150 %, arriver à dire un oui radical chaque matin à sa vie terrestre et développer une conscience d'altérité, d'un « deux » relié au « un », pour spiritualiser toutes ses relations, jusqu'à la relation amoureuse et sexuelle. En ce sens, ma voie de l'amoureux est aussi un renouvellement du tantra.
E. Y. : Les états d'éveil peuvent être addictifs ?
A. L. : Vivre des des illuminations, c'est relativement facile, le plus dur est de se rendre au supermarché le lendemain ! Et je ne parle pas de vivre en couple, d'élever des enfants ! Nombreux sont ceux qui vivent de grandes expériences mystiques et qui restent perchés et incompétents dans leurs relations. En même temps, ces expériences permettent de retrouver la mémoire de l'amour pur, le problème c'est quand on en devient nostalgique. Pour moi, à la racine de tous les maux humains, il y a ce que je nomme la « nostalgie de l'ailleurs ». Il n'est pas facile d'en guérir mais c'est la condition sine qua non pour faire le chemin d'incarnation. Et si on n'accepte pas son incarnation, comment vivre une relation ?
E. Y. : Comment faire pour trouver un équilibre ?
A. L. : D'abord, accepter de guérir de la nostalgie de l'ailleurs : renoncer à la perfection, à l'absolu, cesser de confondre le fait d'avoir un idéal spirituel avec le fait d'idéaliser... On confond trop souvent l'idéal et sa réalisation idéalisée. L'idéal pousse à nous dépasser mais l'idéalisation est mortifère, c'est une sacralisation du sacré.
E.Y. : Comment faire la différence ?
A. L : En renonçant à tous les idéaux, aux croyances qui créent des conflits dans nos relations. Guérir de la nostalgie de l'ailleurs revient aussi à se confronter à ses ombres, à avoir le courage de regarder en face ses schémas répétitifs, à travailler sur le pardon et la résilience. Cela commence par la conscience corporelle, que le yoga offre si magnifiquement. Sans cette conscience d'habiter son corps, on rate quelque chose.