EN CHEMIN VERS NOUS-MÊME
Le yoga nous invite à penser le cheminement comme un état de transformation, une progression où le but du chemin est l'abolition du but.
Le cheminement comme transformation et progression
AUSSI BANALE et naturelle qu'elle puisse nous paraître, l'acquisition de la marche a nécessité des efforts considérables. Il y a des millions d'années, saisi par un extraordinaire instinct de survie, un singe se risque à quitter les arbres et descend au sol. Mais la savane est remplie de dangers et à quatre pattes, il ne peut pas voir. Alors il se dresse sur ses pattes arrière pour arriver à voir au-dessus des hautes herbes. Nous sommes tous les enfants de cette population de singes qui leva le regard un jour et se mit à parcourir la terre et à traverser les océans, portée par une extraordinaire audace. Pendant très longtemps, l'être humain a été nomade et a trouvé dans le voyage sa propre façon d'habiter et de vivre l'espace. Si avec le temps il s'est sédentarisé, la marche continue à nourrir son désir d'avancer et son éternelle curiosité. Au niveau individuel, la marche porte aussi l'empreinte d'une soif illimitée de découverte et de conquête de l'espace. Pour le petit d'homme, la station debout et l'apprentissage de la marche signent un passage symbolique fort. L'enfant n'attend plus que le monde comble ses besoins car il est désormais capable d'aller explorer le monde par lui-même. Plus tard, la volonté et l'engagement traduiront ce même désir de mouvement et d'évolution, notions centrales dans les processus d'apprentissage et d'implication dans une voie.
Marcher, une voie vers la liberté ?
La notion de cheminement suppose nécessairement de partir de l'état où l'on est actuellement, avec ses avantages et ses inconvénients.
Marcher implique un retour sur soi, une interrogation sur ses actes et une compréhension de ses mécanismes. L'écrivain et aventurier Sylvain Tesson raconte dans un récit autobiographique comment il décide, après une chute grave, la colonne vertébrale rafistolée par des clous, de traverser la France à pied, sillonnant les « chemins noirs »1. Il explique que cette marche hors des sentiers battus l'a aidé non seulement à retrouver ses forces musculaires mais aussi la force intérieure.
Pourquoi la marche est-elle si vivifiante ? Comment comprendre sa puissance « restaurative » ? Plusieurs expériences significatives chez l'être humain semblent s'incarner dans l'action de cheminer. D'une part, la marche nous rend plus disponibles au monde. Poser le regard sur le vert tendre de l'herbe, recevoir les odeurs d'embruns ou entendre le chant des cigales, peut susciter des émotions de sérénité et de tendresse. Même l'expérience de la répétition, si pénible dans le quotidien, devient libératrice dans la marche. Marcher ouvre ainsi à une géographie de traverse qui résiste au vacarme provoqué par les dispositifs techniques et marchands qui anesthésient nos sens et capturent nos esprits. La flânerie est possible également au coeur du fracas des villes, le consentement à l'errance permettant d'éprouver les choses autrement. Comme le rappelle Walter Benjamin à propos de Baudelaire, se promener dans une grande ville permet de saisir des instants d'une intense beauté.
D'autre part, la marche aide à apprivoiser certaines peurs et à dépasser les obstacles. Dans l'action de cheminer, on découvre la nature humaine dans sa vulnérabilité et l'individu fait très concrètement l'expérience des limites corporelles. En marchant, il faut souvent apprendre à dépasser des sensations élémentaires comme la fatigue, la faim ou la soif. Par ailleurs, le caractère imprévisible, irrégulier et parfois sinueux du chemin, forge l'humilité et le courage nécessaires pour surmonter le doute, l'épuisement et l'usure. Finalement, l'acte de marcher revivifie profondément car il semble répondre au désir de se mettre en route vers l'essentiel. La marche devient alors instigatrice de détachement, voie de sagesse, pèlerinage vers soi. « La profondeur de la pensée », dit le « philosophe forain », Alain Guyard, « est fonction de l'usure des semelles »2 . D'autres philosophes avant lui avaient souligné la valeur intrinsèque de la marche pour aiguillonner la pensée. On voit à quel point leur pensée en est tributaire, notamment chez Rousseau pénétrant dans la forêt, ou chez Nietzsche dans son ascension aux sommets. Sans oublier les dimensions politiques de la marche : comme en témoignent la marche du sel de Gandhi, la marche sur Washington de M. L. King ou la « Marche des Beurs » de 1983. En marchant, on peut faire valoir des idées politiques. Dans la marche, tout redevient possible.
Marcher dans le cadre d'un pèlerinage possède aussi une grande importance dans des nombreuses religions. Dans l'hindouisme, chaque
« La profondeur de la pensée est fonction de l’usure des semelles »
Alain Guyard
type de pèlerinage a une signification religieuse différente. Il peut s'agir de se rendre à un lieu sacré (yatra) ou bien de faire un mouvement autour d'une personne (même le fait de tourner autour de soi), d'un temple ou d'un objet, (montagne, lac, rivière ou ville), dans le sens des aiguilles d'une montre (parikrama ou pradakshina). À travers cette forme de marche circulaire, le pèlerin se purifie, se relie au cosmos et se rapproche du divin. Pour lui, le chemin est tout aussi important que la destination et les difficultés relatives au voyage sont considérées comme des actes de dévotion.
Le yoga : quand le chemin est le but
C'est rare de trouver un mot qui désigne en même temps le moyen et le but d'une démarche. C'est le caractère unique du mot « yoga ». En sanskrit siddhi est l'accomplissement d'un objectif, la réalisation, le but. Dérivé de la même racine, sadhana, est le mot qui désigne le moyen pour y parvenir. Ces deux sens se réunissent dans un seul mot car on peut traduire « yoga » aussi bien comme l'état final recherché que comme le chemin qui y mène. Le seul fait de se mettre en chemin a déjà une valeur en soi et doit donc être apprécié, ici et maintenant. Pour Aristote3, le bonheur est un bien qui n'est pas fourni par l'extérieur. La marche, tout comme le bonheur, ne peut qu'être recherchée pour elle-même et jamais en vue d'une autre chose.
Cela est bien illustré dans l'expérience de la marche « kinhin » de la méditation bouddhiste. Dans la tradition Sôtô, on marche lentement et avec dignité entre les moments d'assise afin de vivifier le corps et l'esprit sans interrompre pour autant le calme de la méditation immobile. Cette marche inclut l'observation de la respiration, des sensations des pieds sur le sol et de l'orientation du corps dans l'espace. L'attention et l'état de présence cultivés dans l'assise ne changent pas, simplement ils sont appliqués dans le mouvement. Chaque moment a du sens en lui-même et nous invite à une présence plus pleine. Le chemin n'a plus de point d'arrivée. Le but du chemin est l'abolition du but.
C'est exactement la conception du bonheur pour Aristote et ce qui définit le mieux la marche comme un trésor intrinsèque, c'est-à-dire qui contient sa fin en elle-même. De la même façon, dans la pratique posturale du yoga, il s'agirait de ne pas concevoir la posture comme un but en soi mais comme un cheminement, ultime et joyeux. Comme dans la marche, dans le yoga il n'y a pas de quête de performance. La posture de yoga existe par quelque chose et non pour quelque chose. La pratique se dénoue alors de toute tension, dans la célébration gratuite de chacun des gestes qui conduisent à la posture, dans un relâchement permanent de l'effort. La pratique du yoga constitue sa propre récompense. Lorsqu'elle mobilise vraiment toutes nos facultés, elle devient une fin en ellemême, dans la plénitude de notre engagement et non pas dans l'obtention d'un résultat extérieur. Le yoga nous invite ainsi à une forme de pèlerinage vers nous-même, à parcourir les méandres de notre intériorité et à traverser le dernier des territoires vierges : celui de notre propre être inexploré.
« Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini »
Charles Baudelaire