LAISSE-MOI T'ÉCOUTER
Sidewalk talk : une pratique de thérapie sociale à la portée de tous, basé sur l'écoute et la rencontre.
Sidewalk talk, une thérapie sociale par l'écoute
ÀNEW YORK, par un samedi ensoleillé, il n'est pas rare de croiser à Union Square une foule bigarrée : joueurs d'échecs, danseurs de rue, jongleurs, cuisiniers amateurs se rendant au marché biologique ou passants frileux s'engouffrant dans une bouche du métro. Parfois, on y trouve des rassemblements politiques ou des simples individus brandissant des pancartes affichant « bisous gratuits », « poésies gratuites » ou « conseils gratuits ». Un froid samedi de mars, un nouveau petit groupe est venu s'ajouter à cette foule multicolore, près de la statue de Gandhi. Ce sont les volontaires de Sidewalk Talk, prêts à écouter tous les passants voulant parler, en offrant aux New Yorkais le simple don d'une oreille qui les écoute.
Sidewalk Talk
Le programme, né de l'initiative des psychologues Traci Ruble et Lily Sloane, s'organise autour des groupes d'« écoutants » volontaires. Le premier événement s'est déroulé en 2015 à San Francisco : cette foislà, les deux thérapeutes avaient recruté 28 volontaires, majoritairement psychanalystes et thérapeutes ; mais aussi des acteurs, des employés de bureau ou des artisans. Aujourd'hui, quatre ans plus tard, seulement 50 % des volontaires sont psychologues. L'idée était (et est toujours) d'écouter et de faire parler les personnes, sans leur offrir des conseils comme c'est
le cas dans une véritable psychothérapie. L'un des objectifs de l'initiative est de démystifier et de rendre accessible la psychothérapie, d'aider les personnes qui ne se sentent pas à l'aise à l'idée de se confier à quelqu'un, en les encourageant à s'ouvrir. Après la première expérience de San Francisco, ce dispositif d'écoute s'est rapidement diffusé dans d'autres villes : il faut dire que dans un pays comme les Etats-unis, on n'a pas l'habitude de s'ouvrir aux autres, surtout en contexte urbain. En assistant à la rencontre, on a l'impression que l'exercice est profitable non seulement aux « écoutés » mais aussi à ceux qui écoutent, dont le nombre ne cesse d'augmenter. Depuis sa création en 2015, Sidewalk Talk a atteint 4 500 volontaires et des centres dans plus de 50 villes et 12 pays à travers le monde. L'impact est conséquent : plus de 12 000 personnes écoutées et plus de 400 personnes orientées vers des centres médico-psychologiques.
Inspiration
Traci Ruble a déclaré s'être inspirée en partie de la performance de 2010 de l'artiste Marina Abramovic au Museum of Modern Art de New York, dans laquelle Abramovic invitait les spectateurs à s'assoir en face d'elle et à maintenir son regard. T. Ruble avait longtemps imaginé mettre le fauteuil de son cabinet à l'extérieur et inviter les passants à s'assoir pour profiter d'une séance gratuite : lorsqu'elle partagea avec ses collègues cette idée qu'elle pensait être incongrue, nombreux thérapeutes lui dirent avoir eu la même envie. « J'ai la conviction profonde que nous sommes tous responsables réciproquement de notre santé mentale », a déclaré T. Ruble, « mais cela n'est pas une thérapie de comptoir. Notre message est simple : il concerne l'écoute et connexion, ce qui nous rend sains. Et les relations nous rendent sains ».
La connexion fait du bien
D'innombrables recherches académiques et scientifiques viennent confirmer que le fait d'établir des connexions vraies est une exigence fondamentale. Dans son ouvrage Social : Why Our Brains Are
Wired to Connect, le neuro-scientifique Matthew Lieberman soutient que c'est un besoin aussi important que celui de se nourrir. Selon Traci Ruble, les rencontres dues au hasard se sont largement perdues à l'ère du virtuel et des smartphones, où les personnes traversent la vie la tête baissée, isolées par leurs écouteurs. On ne se parle presque plus dans le bus, le métro ou l'ascenseur. Même les rendez-vous pris par le biais d'applications comme Tinder éliminent en réalité l'opportunité du premier dialogue, tout comme les classements et les avis des clients sur hôtels et restaurants ont remplacé le bouche-à-oreille.
La technologie a modifié nos interactions, surtout dans les grandes
villes. C'est un environnement sous haute pression, focalisé sur l'efficacité et la performance, où l'on a tendance à être tendu et distrait, ce qui rend peu probable d'avoir envie de se lancer dans une discussion en faisant la queue à la poste. Les réseaux sociaux nous permettent de parler aux personnes sans bouger de chez nous, sans exposer notre humanité ou vulnérabilité face aux autres. Nous pouvons dire machinalement « Ça va ? » à des dizaines de personnes en une journée, mais nous ne nous arrêtons jamais vraiment pour écouter la réponse.
Comment ça marche
Dans une métropole comme New York, où les gens ne se promènent pas mais plutôt se déplacent, rapidement et toujours visant une destination précise, en esquivant avec habilité tout obstacle qui se présenterait sur leur chemin, la méfiance initiale est toujours palpable.
« Ceci n’est pas notre projet, c’est ton projet »
Devise de Sidewalk Talk
Beaucoup pensent que les volontaires de Street Talk incarnent une nouvelle forme de démarchage, mais au fur et à mesure que la curiosité prend le dessus, les personnes se détendent et commencent à interagir. Au début, le volontaire sourit chaleureusement aux passants, en leur offrant une place sur la chaise vide en face de lui. La majeure partie des passants détourne le regard, baisse le regard vers le téléphone, presse le pas ou change de direction. Certains s'arrêtent pour demander pourquoi les volontaires invitent-ils des inconnus à les rejoindre… et refusent courtoisement l'offre.
L'expérience est évidente : c'est un exercice social dans lequel on fait un don. L'objectif est de fournir aux personnes l'opportunité (toujours plus rare) de faire une petite pause dans la routine urbaine et de prendre un temps pour soi. Il n'y a pas d'arrière-pensée : personne ne leur vendra quelque chose, ni ne fera de sondages, ou cherchera à leur escroquer leur adresse mail. Les volontaires sont là seulement pour écouter, et ceci peut déranger, voire choquer. En revanche, une fois que la glace est brisée, on est surpris par la facilité de l'opération. Vues de l'extérieur, les personnes souriantes qui discutent assises l'une face à l'autre pourraient tout aussi bien être au bar ou sur un banc au parc. «Écouter signifie ralentir nos réactions, suspendre notre jugement et nous connecter aux paroles, à la respiration et au regard de celui qui nous parle. Créer de l'empathie est la médecine qui fera refleurir l'humanité ».
La formation
L'entraînement pour devenir « écoutant » est ouvert à tous, se déroule en ligne et dure plus ou moins une heure. Il est composé de divers modules:on y retrouve des informations qui nous aident à bien gérer le temps d'écoute et nous conseillent que faire si la situation apparaît critique (on peut par exemple proposer l'adresse d'un dispensaire médical gratuit) ; on y affronte également des thèmes comme « corps et émotions », « poser des limites pendant l'écoute », « réagir à des pensées suicidaires », « évaluer le risque en situation d'écoute en public ».
Le fait d'« écouter » va à l'encontre d'un lieu commun très répandu selon lequel si quelqu'un vous expose son problème c'est parce qu'il cherche une solution : une personne va me raconter un problème afin que je le résolve. Or, souvent, « donner un conseil » ou « offrir une solution » ce n'est pas du tout ce qui est attendu. Ces attitudes peuvent même être contre-productives qui abîment autant celui qui parle que celui qui écoute. « Nous ne nous voyons pas comme des ‘helpers', mais comme des constructeurs de communauté dans les espaces publics », précise Traci.
Lorsque quelqu'un nous raconte un fait triste ou problématique, peut émerger en nous l'instinct de donner rapidement une opinion, ou proposer de l'aide. Cela dévoile une difficulté à se connecter à l'autre et une difficulté à accepter ce qui vient de nous être raconté. Pour mettre fin rapidement à ce double inconfort, nous offrons notre solution. Écouter est un processus bien différent, et le dialogue qui en suivra sera plutôt une réflexion, comme dans un miroir, dans laquelle se valident les raisons de l'autre, en se limitant ainsi à simplement l'entendre. L'instinct nous pousse à donner notre avis, car nous vivons dans une culture performante du fix it, mais pour réellement voir un autre être humain, il est nécessaire surtout d'« être » dans l'espace commun créé par ses paroles, et de le reconnaître.