De Buddha á Giacometti
Une exposition en Suisse trace l'influence de l'art indien sur l'art occidental tout au long du XXE siècle. Fascinant.
LE MUSÉE d'art de Mendrisio, dans le canton suisse du Tessin, est niché au coeur de vielle ville, dans un ancien couvent du xiiie siècle. Un petit bijou, avec une programmation artistique fort originale, où s'alternent des expositions sur l'histoire du territoire helvétique et d'autres sur les maîtres du xxe siècle, connus et moins connus, de Paul Klee à Jean Arp, de Meret Oppenheimer à Walter Kurt Wiemken. De prime abord, on pourrait s'étonner du choix de l'exposition qui s'est tenue à cheval entre 2019 et 2020 : Inde ancienne : chefs d'oeuvre des collections suisses. Un récit à travers 14 siècles, du iie avant J.-C. au xiie de notre ère, raconté par 77 sculptures et organisé en sept thèmes : Métaphores poétiques ; Animaux légendaires ; Traditions comparées ; Histoires édifiantes ; Pouvoirs féminins ; Diramations ésotériques ; Miracles ; Couples divins ; Divinités cosmiques. « Nous sommes un petit musée et jouissons d'une grande liberté dans le choix des sujets », explique le directeur, Simone Soldini. Pour cette raison nous pouvons choisir des thèmes et des approches particuliers, qui interpellent les visiteurs, en les accompagnant dans un voyage et en tissant des liens entre l'ailleurs et l'ici. » Les sculptures présentées sont de grande qualité et possèdent une force vitale saisissante. Comme le fragment d'architrave d'un portail (FIG. 1), un bas-relief en arénaire rouge du ier siècle avant J.-C., en provenance de Mathura, avec les images d'un éléphant et d'un kinnara (créature légendaire moitié homme et moitié oiseau) s'approchant d'une roue, symbole du Dharma, au coeur des enseignements du Buddha. Ou comme, dans la salle suivante, une sculpture en arénaire rouge d'un Vyala mythologique (FIG. 2), animal hybride, symbole des forces obscures et divines nichées chaque être vivant. Ces sculptures sont utilisées
comme base des colonnes ou comme décoration verticale, celle-ci étant une invention plastique de l'art indien du xe siècle.
Deux siècles de fascination occidentale
« Toutes les sculptures exposées viennent d'inde, de Pakistan et Afghanistan », explique le curateur Christian Luczanitis, enseignant à la School of Oriental and African Studies de Londres. « Mais il ne faudrait pas les considérer comme représentatives de l'art indien dans son ensemble. Elles sont issues de collections privées suisses, crées entre le xixe et le xxe siècles et reflètent l'intérêt et le goût occidental pour l'art indien, avec une attention et une sensibilité toutes particulières pour les thèmes bouddhistes et pacifistes. Une civilisation découverte pas les Européens seulement dans de temps récents. Le premier musée d'art indien, l'indian Museum de Londres fut ouvert en 1807. « L'impact sur le public de l'époque fut immédiat et intense, et cette fascination marqua profondément artistes et intellectuels européens pendant deux siècles, de Gustave Moreau à Odilon Redon, de Ludwig Kirchner à Alberto Giacometti. C'est au xixe siècle également que paraît le traité du philosophe allemand Freidrich Schlegel, Sur la langue et la sagesse des Indiens, ouvrage qui contribue à diffuser l'idée propre au Romantisme selon laquelle le sanskrit est la langue originelle dont seraient issues toutes les autres langues. Le mythe de l'inde est installé et n'aura de cesse de se propager tout au long du xxe siècle, comme le rappelle le célèbre roman Siddharta, de Herman Hess (1922), les documentaires d'arnaud Desjardins à la fin des années 1950, les cahiers de notes de Pasolini dans les années 1970, la réinterprétation des symboles indiens par des artistes comme Franck Stella ou l'hypnotique Luigi Ontani ou encore les photos de Steve Mccurry et Sabastiao Salgado.
« Chaque sculpture doit être imaginée dans le contexte monumental d'origine qui ont souvent disparu : piliers de balustrade, fragments de décoration de stupa (temple bouddhiste), têtes ou bustes de statues à figure entière », explique l'autre curatrice de l'expo, Barbara Poltenghi Malacrida. Dans une sorte de voyage idéal, on commence par les sculptures venant de Mathura (Uttar Pradesh), reconnaissables à leur raffinement et l'arénaire rouge utilisé dans cette région. On admire aussi les petits bronzes du Tamil Nadu (Inde du sud), et notamment celui de la déesse Parvati (divinité de la fertilité, beauté et famille), assise sur une feuille de lotus, richement parée de bijoux et représentée dans une posture empreinte de sensualité et de grâce (en ouverture). Les sculptures du Gandhara (actuel Pakistan) sont emblématiques de ce lieu qui fut le point de rencontre d'orient et Occident, d'art indien et hellénistique. On remarque en particulier une tête de Bouddha en stuc, datant du ive siècle (FIG. 3). Le visage exprime la sensation de paix intérieure du Buddha ayant atteint l'éveil. Cette tête également montre l'influence hellénistique et n'est pas sans rappeler l'iconographie du dieu Apollon, divinité du soleil dans la mythologie grecque. Un splendide fragment en terre cuite provient d'inde du Nord et figure la déesse Lakshmi (divinité de la prospérité et de la bonne fortune) avec un éléphant qui lui verse de l'eau sur la tête (FIG. 4). Enfin, un haut-relief, raffiné et sensuel, clôture l'exposition. Il s'agit d'un grand fragment du ixe siècle mettant en scène Shiva et Parvati (FIG. 5), le couple mythique de l'hindouisme, représentées en amoureux enlacés et joyeux, comme il convient à ce couple divin dont la force spirituelle découle de l'intensité de leur union.