Instagram mon amour
En quoi les réseaux sociaux influencent-ils la pratique, le rapport au corps et l'image de soi ? Tour d'horizon à travers Instagram, le réseau qui a popularisé le yoga mais qui en aurait aussi déformé le message.
INSTAGRAM SE définit en un mot : partage. Dans son ADN, Instagram est féminin, intime et créatif. Dès ses débuts en 2010, le réseau est investi par des femmes, jeunes, qui veulent éviter la drague lourde de certains internautes. On s'y sent moins exposé et plus en sécurité que sur Facebook. En quelques années, l'usage de ce réseau est devenu multiple : vortex inépuisable d'inspiration et de conseils, outil de libération des complexes et d'estime de soi, de stratégies d'influence… chacun y projette ses enjeux personnels.
Un moyen de se décomplexer
À chaque post, ce sont toujours les mêmes pensées murmurées : « Quelle image vais-je renvoyer ? Qu'estce que les autres vont penser ? ». Le réseau social nous met face à notre volonté de contrôle. S'essayer à Instagram, c'est prendre des risques : de se montrer, de s'exposer, de libérer sa parole, de donner un avis. Le jeu consiste donc à lâcher ses peurs et à se mettre à l'épreuve en affirmant ses gestes, ses postures et ses propos. En prenant une place, on inspire et on s'inspire. Des comptes sont ainsi une source intarissable d'informations sur le yoga, le développement personnel, la spiritualité, l'alimentation végétarienne et l'art de vivre en général. Certains deviennent même des coachs de vie. Le compte de Guru Jagat, professeure de Kundalini Yoga, diffuse une spiritualité en live à ses 52 000 followers, la coach Lucile Woodward promet la forme avec ses programmes sportifs et nutrition, l'autrice du best-seller Mange, prie, aime, Elizabeth Gilbert distille ses réflexions philosophico-spirituelles sur ses choix de vie à ses 900 000 abonnés. Des communautés de pratique, auparavant confidentielles et marginales, ont ainsi trouvé un espace de pouvoir et une puissance d'action. Le hashtag #yoga regroupe pas moins
de 77 millions de followers quant au #vegan, il est suivi par 90 millions de personnes.
Communauté Namasté : plastique parfaite et buddha bowl
Les professionnels du yoga ont très vite trouvé un écho sur Instagram. Au point que ces dernières années, le réseau aurait grandement contribué à la popularisation de la pratique. Aujourd'hui, la « communauté Namasté » obéirait à certains codes très stricts : posture alambiquée parfaite sur fond blanc épuré ou piscine ; sourire et bonne humeur en toutes circonstances ; buddha bowl aux graines de chia. Une image séduisante pour certains, stéréotypée et convenue pour d'autres. C'est le cas d'hermine Prunier, professeure de yoga parisienne âgée de 31 ans, créatrice du podcast Time To Bloom. Le yoga a changé la vie de cette ancienne chroniqueuse et Instagram, lancé sa carrière. Sur son compte, photos et partages d'expérience ont construit son personal branding. L'influence de certains comptes Instagram conjugués à sa pratique de yoga ont accompagné son évolution personnelle : « je suis sortie des conditionnements mainstream (grand public) qui lavent le cerveau et collent des complexes. Avant je me comparais aux filles de mon entourage, j'ai réalisé que le principe de sororité (la fraternité entre femmes) découvert sur Instagram était aussi à pratiquer autour de moi ».
Toutefois, elle porte désormais un regard critique sur la communauté yogi : « aujourd'hui, la « communauté Namasté » joue le jeu de l'égérie traditionnelle qui doit se taire, bien porter sa brassière et ne surtout pas donner son avis. J'espère que cette belle et grande communauté utilisera sa puissance pour autre chose que des leggings », affirme-t-elle. Les sujets de fond ? La juste rémunération des professeurs par les studios, les abus de pouvoir de certains profs envers leurs élèves et de véritables engagements citoyens et environnementaux, grands absents de la communauté yogi, dans une société de plus en plus tendue.
« Aujourd’hui, la communauté Namasté joue le jeu de l’égérie traditionnelle qui doit se taire, bien porter sa brassière et ne surtout pas donner son avis »
Hermine, 31 ans
Du côté des débutants en yoga, cet univers paradisiaque peut avoir des effets intimidants. Lisa, entrepreneure et designer âgée de 28 ans découvre il y a un an le yoga sur Instagram grâce aux photos d'une blogueuse française. A ce moment, elle ne veut pas entendre parler de se rendre dans un cours de yoga, pour ne pas subir de comparaison physique et par crainte du regard des autres. Elle a donc commencé des cours… en ligne ! « Je ne me vois pas mettre les pieds dans un cours de yoga, je n'ose pas, je ne peux pas supporter le regard des autres sur moi, je ne me sens pas assez à l'aise dans mon corps », explique-t-elle. Dommage, quand on sait combien le yoga est une pratique bienveillante qui aide justement à s'accepter pleinement. Ces images parfaites en ligne n'instaurent-elles pas un vaste champ de comparaison et de frustration ? Manon, 26 ans, pratique le yoga à Lyon et suit de nombreux yogis en ligne : « à chacun de choisir les émotions ou les sentiments auxquels il souhaite se relier » explique-t-elle avant de poursuivre « on devrait tous savoir que ces images n'illustrent pas la réalité, qu'une photo de chandelle réussie à la plage demande une centaine d'essais ». Difficile toutefois de faire la différence. Mieux vaut avoir un mental stable et être doté d'une solide estime de soi face à cette déferlante d'images plus attrayantes les unes que les autres.
L'essence du yoga en péril sur Instagram ?
Un an plus tard, le regard de Lisa a évolué : « le yoga me fait toujours autant envie, je ne suis pas complexée de ne pas être la bombasse en brassière qui fait des postures de fous furieux… Je trouve simplement que les réseaux sociaux renvoient une fausse image du yoga. Pour une personne qui n'y connaît rien, il représente des postures compliquées et des paysages sublimes. Je n'ai pas envie de cette relation au yoga. Je veux me sentir libre et me reconnecter aux raisons profondes pour lesquelles je pratique ». Un avis partagé par de nombreuses instagrammeuses sensibles au yoga.
Si sa perception a changé, c'est au fil des lectures et de découvertes, comme la méditation : « je me suis détachée du besoin de résultat et de la réussite d'une posture, pour moi cela n'a aucun sens. J'en suis toujours à la salutation au soleil et je ne m'aventure pas plus loin.
L'idée est d'abord de me faire plaisir ». Se dégager de l'objectif de la performance pour ressentir, privilégier le chemin au résultat, c'est finalement l'essence du yoga. Le yoga est une pratique ancestrale qui a traversé les âges durant des milliers d'années et dont le coeur, sans nul doute, survivra aux réseaux sociaux.
De nouvelles formes d'affranchissement
L'univers léché du yoga sur Instagram contraste aussi avec d'autres comptes toujours plus engagés qui gagnent rapidement des centaines de milliers d'abonnés (Wondher, Fraiches, Les Eclaireuses…). Véganisme, féminisme, écoféminisme, body positivisme : Instagram est devenu la rampe de lancement de nouvelles manières de vivre son rapport au corps et de penser sa vie. Oubliez le cynisme, il est question de s'assumer et de s'aimer. Le body positivisme consiste ainsi à aimer son corps, sans jugement ni à priori. Cellulite, bourrelets, cicatrices, vergetures, cheveux blancs, poils, on balaie les complexes et on se met à l'épreuve du regard des autres grâce à l'hashtag #bodypositive.
Les réactions des followers sont alors un curseur pour gagner en confiance et transformer l'image de soi. L'objectif étant de se libérer de critères et de règles sur le corps féminin imposés par la société. Ces tendances n'ont rien d'anecdotiques et commencent à influencer le comportement des entreprises et des marques.
Ce qui fait des réseaux sociaux des moyens pour exercer une emprise sur la réalité. Certains faits de société, comme le mouvement #metoo, le récent #monpostpartum, les violences faites aux femmes ou le traitement des animaux dans les abattoirs ont d'ailleurs été révélés par les réseaux sociaux avant que les médias grand public ne s'en emparent. En quelques années, les règles ont changé, le réseau est devenu une vaste conversation où post, photos, vidéos et hashtags font monter à la surface des questions de société et encouragent de nouvelles formes de libération.
« Je me suis détachée du besoin de résultat et de la réussite d’une posture, pour moi cela n’a aucun sens »
Lisa, 28 ans
« On devrait tous savoir que ces images n’illustrent pas la réalité, qu’une photo de chandelle réussie à la plage demande une centaine d’essais »
Manon, 26 ans