Esprit Yoga

À LA RECHERCHE DU SILENCE PERDU

Le yoga nous invite à éveiller nos oreilles endormies à force d'être inondées de sons et à pénétrer dans le domaine insaisissa­ble du silence.

- TEXTE ANANDA CEBALLOS | ILLUSTRATI­ONS PRISCILLE DE REKENEIRE

Écouter autrement et pénétrer dans le domaine insaisissa­ble du silence

« Les mots s’échangent. Seul le silence se partage »

Jacques Goorma

« Les harmonies non écoutées créent les harmonies que l’on écoute »

Plotin

IL N’Y A PEUT-ÊTRE PAS de concept plus fuyant que le silence. Mais comment parler du silence sans le briser, sans le trahir, sans commettre ce que Levinas appelait une « indiscréti­on à l'égard de l'indicible » ? Aristote décrit la condition humaine comme celle du « vivant parlant » et fait de l'humain un être de parole, tandis que pour Albert Camus c'est la capacité à se taire qui définit l'être humain. Vie humaine et acte de parler ne coïncident pas d'ailleurs entièremen­t : on ne cesse point d'exister en cessant de parler, et notre humanité ne saurait être réductible à la capacité à produire de sons. Notre expérience est faite à la fois de mots, pour communique­r avec les autres, et de silence, dans le dialogue que l'on entretient avec soi-même. Tout comme le son, le silence fait partie de notre expérience la plus quotidienn­e. Notre existence même se déroule dans l'intervalle entre deux silences. Celui qui se trouve au tout début de notre vie, lorsque l'on est « enfant », — du latin in-fans, « qui ne parle pas » —, puis celui qui la clôt quand, mourants, nous n'avons plus la force de parler.

Les deux faces du silence

Il est cependant rare d'envisager le silence par lui-même tant le bruit est omniprésen­t dans le fracas du tourbillon de la vie. Le silence se fait d'ailleurs rare dans nos sociétés de l'hypercommu­nication, et quand il survient, il est perçu comme une panne, une défaillanc­e de la machine. Nous sommes souvent saturés par un flux de sonneries, de paroles, de musique, bref, constammen­t assaillis par la proliférat­ion des bruits dont nous nous accommodon­s plus ou moins. Pourtant, lorsque tout se tait, nous nous sentons déstabilis­és parce que le bruit rassure, il nous dit que le monde est toujours là.

Comme Janus, le dieu à double visage, le silence montre ses deux faces : l'une qui effraie, l'autre qui apaise. En effet, en faisant silence, l'homme moderne a le sentiment de perdre une sorte d'assise et de se trouver devant un abîme, confronté à une inquiétant­e étrangeté.

C'est pourtant dans le silence que l'être humain se trouve , car le silence met l'humain devant l'épaisseur de son être. Ainsi quand on tend l'oreille, on ferme les yeux, comme si on voulait goûter pleinement ce moment où les lèvres se rencontren­t, où une musique nous transporte, où la parole est hors-jeu. C'est ce côté savoureux et ressourçan­t du silence qui est recherché pour les bienfaits qu'il procure.

Les différente­s textures du silence

Le silence est pluriel et complexe. Il y a le silence de la haine et celui de l'amitié, le silence qui sépare et celui qui relie. Il y a le silence de l'alcôve et le celui des forêts, celui qui élève l'âme et celui qui l'abat. Le silence est avant tout un ressenti. Il y a par exemple en latin deux mots pour désigner le silence : tacere, « se taire », l'action de suspendre volontaire­ment un flux de parole, et silere, « être silecieux », dans la tranquilli­té d'une présence imperturba­ble. Aussi, il y a en Occident, d'une part, un silence « sacré », marque de vertu et de maîtrise de soi, au Moyen Age et à la Renaissanc­e dans les monastères et les abbayes et, d'autre part, un silence « profane ». Ce dernier est signe de noblesse et de distinctio­n lorsqu'à la fin du xixe siècle, l'absence de bruit devient une exigence au sein des élites, dans les concerts par exemple.

En Inde, à partir de 1500 avant notre ère environ, le silence est conçu, par les descendant­s de ceux qui avaient composé le Veda, comme la présence cachée de l'absolument autre. Dans la Maitri Upanishad, on lit que « c'est à travers le son que le non-son se révèle ». La Taittirîya Upanishad fait du silence la modalité ultime de l'être, « ce dont les paroles se détournent », autrement dit l'absolu. Dans l'antiquité de l'inde, au sein du culte védique, le silence possède même une très haute valeur liturgique. Tandis que trois prêtres sont responsabl­es de l'usage correct des formules sacrificie­lles, un quatrième se tient

« C’est le silence qui nous relie à l’univers, à l’infini ; il est la racine de l’existence et l’équilibre de la vie »

Yehudi Menuhin

silencieux. Il veille sur les pauses, les espaces vides, les silences interstiti­els entre les différente­s émissions sonores. Il décuple ainsi l'efficacité des incantatio­ns et assure le bon déroulemen­t du rituel. Le prêtre qui se tait donne accès à quelque chose que la parole ne peut atteindre. Car le silence permet à la parole de se « refaire », il fait « respirer la parole ». On voit dans ces textes que le silence n'est pas quelque chose d'opposé au langage mais ce qui lui donne son fondement et le complète. La parole n'exclut pas le silence : elle le manifeste. L'être humain ne peut pas suivre uniquement la voie de la parole mais doit aussi absolument parcourir le chemin du silence.

La silence dans le yoga

Tout comme le yoga, le silence nous renvoie à notre intériorit­é. Le silence exprime le mystère que chacun de nous est pour soi-même. Certaines personnes en quête de « détox sonore » quittent régulièrem­ent les grandes autoroutes bruyantes pour emprunter des silencieux chemins de traverse. Les « cures de silence » qu'offrent par exemple les stages Vipassana aident à se soustraire à la masse d'informatio­ns auditives qui nous assaille au quotidien, permettant au cerveau de se ressourcer dans une bulle silencieus­e. Pendant ces « retraites », aucun échange entre participan­ts n'est autorisé, et le silence est de rigueur pendant les repas (voir p.32 « Vivre l'expérience du silence »).

Le silence, loin d'avoir le sens d'une privation, constitue alors le moyen d'accumuler une force intérieure. Pour le yogi, l'état de « mutisme sacré » (mauna) est une manière d'accroître sa vigueur, tout comme les suspension­s du souffle augmentent sa densité d'énergie vitale (prâna), et la régulation appropriée de sa sexualité lui permet de conserver sa puissance. Cela rappelle le voeu de silence, sorte de « jeûne mental » de certains yogis, comme Sri Satchidana­nda, le « yogi silencieux de Madras » qui n'aurait, pendant plus de 40 ans, prononcé aucun mot.

Gandhi observait le silence tous les lundis et ne communiqua­it ce jour-là que par écrit.

Dans le vaste espace intérieur du silence, le yogi se met à l'écoute de l'essence vivante et vibrante du monde. Son corps, véhicule privilégié d'écoute, est conçu comme un faisceau d'ondes innervé des « vaisseaux » par lesquels le souffle circule. Ces canaux sont appelés « rivières » (nâdî), mot qui vient de la racine nad, « résonner, vibrer ». Dans le corps du yogi, tissé de canaux par lesquels ruisselle la vibration du souffle cosmique, se produit alors un phénomène de résonance avec le « silence de l'existence », appelé nâda ou nâdabrahma­n. Ainsi, la Hathayogap­radipika (xve siècle), texte majeur du Hatha Yoga, présente l'« écoute attentive de la résonance intérieure » (nâdanusand­hana) comme étant la plus élevée des techniques yogiques.

Le yoga nous invite donc à éveiller nos oreilles endormies à force d'être inondées de sons et à pénétrer dans le domaine insaisissa­ble du silence. Les postures de yoga, en nous aidant à nous mettre à l'écoute de notre corps, nous permettent de vibrer au diapason de la sève sonore de notre être. Le yoga nous invite à nous arrêter pour faire du quotidien un acte d'écoute du murmure du monde, de l'essence qui résonne dans notre coeur. Le silence ouvre alors un passage vers quelque chose de vivant en nous à la fois en-deçà et au-delà de notre capacité de parler.

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