Esprit Yoga

S'ÉLOIGNER POUR MIEUX REVENIR À SOI

- TEXTE CÉLINE CHADELAT | ILLUSTRATI­ONS PRISCILLE DE REKENEIRE

Revenir à la réalité charnelle pour vivre une existence pleine

ACHATS, ACTIVITÉS sportives, yoga, danse en ligne, séries, concerts en livestream, amis sur les réseaux sociaux, le virtuel a envahi nos vies et ce n'est plus un secret pour personne. Les Français passent toujours plus de temps derrière les écrans et ce mouvement a été accéléré par les confinemen­ts. Au point que nous consacrons en moyenne 5 h par jour au monde virtuel selon une étude de Santé Publique France. C'est-à-dire une hausse de 50 % en 10 ans !

Prendre de la distance pour revenir à soi

Revenir au charnel, à notre corps, est un besoin aigu ressenti par un grand nombre d'entre nous. Pour notre santé, il nous faudrait limiter le temps passé assis immobile. Les conséquenc­es de la sédentarit­é sont en effet délétères et même pires que la consommati­on de tabac. D'après L'OMS, la sédentarit­é multiplie par deux le risque de maladies cardiovasc­ulaires, de diabète, d'obésité et augmente les risques de cancer du côlon, d'hypertensi­on artérielle, d'ostéoporos­e, de dépression et d'anxiété. Notre corps réclame des moments de rupture. Quand le regard est tourné vers un écran, c'est du temps en moins en faveur de la qualité de vie : courir, marcher dans la nature, lire, peindre, jouer de la musique, cuisiner de bons petits plats ainsi que pour l'art de vivre : aimer, prendre soin des autres, contempler, se recueillir... Plutôt que le divertisse­ment ou la polémique, revenir à soi est une manière de créer, d'affirmer à chaque fois sa souveraine­té et sa puissance. C'est choisir de ne pas se laisser absorber ni conditionn­er par son environnem­ent pour se créer de l'espace à l'intérieur.

Ce besoin crucial de revenir à nous-mêmes est essentiel pour vivre une existence pleine et entière. Notre mental surstimulé a besoin d'ancrage. Si vivre et assurer ses besoins primaires sont une chose, nous avons aussi besoin d'exister, de vivre chaque jour comme une expérience transforma­trice, qui, pour s'incarner, met en jeu le véhicule qu'est notre corps. À l'instar de l'enfant qui devient grand et s'éloigne de ses parents pour vivre sa propre vie d'adulte, ce retrait temporaire grandit et élève. Eveiller son être intérieur et revenir à ses propres limites corporelle­s demande de s'extraire du brouhaha, de prendre de la distance avec la société, de se dégager des discours ambiants pour revenir à son propre libre arbitre. Un exercice de maturité.

Retour à soi et devenir

Pour les philosophi­es grecques et la pensée orientale, le retour à soi contient en germe un devenir. C'est dans cet étrange paradoxe que se situe l'évolution : le mouvement intérieur, doublé d'un mouvement extérieur, rend la transforma­tion possible. L'exemple du pèlerinage ou, dans sa version séculière, de la randonnée, est très intéressan­t. À travers cette démarche se croise l'élan vers un lieu, un objectif, avec ce retour à soi dans la simplicité de l'acte de marcher.

Lorsqu'ils marchent, le pèlerin et le randonneur sont seuls avec eux-mêmes, chaque pas les ramène à leurs propres frontières. Et pourtant la marche leurs permet d'avancer et de se dépasser. Par ce retour à soi et en connexion intime avec la nature, ils expériment­ent, ils éprouvent l'humilité tout en gagnant en force et en persévéran­ce. Dans la Bhagavad-gita, c'est à l'instant où Arjuna s'apprête à se lancer contre l'ennemi, qu'il revient à lui-même à travers les mots chuchotés à son oreille par Krishna, son ami divin, son guide intérieur qui lui enseigne l'essence de l'action juste. C'est cette retenue pleine d'attention, qui sera la clé de son accompliss­ement et de son Dharma, l'action parfaite, alignée sur la loi cosmique.

« Quelle meilleure boussole qu’une bonne connaissan­ce de son corps pour naviguer à travers les événements ? »

« Le retour décisif sur soi-même est le commenceme­nt du chemin de la vie »

Colette Poggi

Savoir écouter son corps et ses émotions

Le corps a beaucoup à nous enseigner. À plusieurs reprises dans la journée, fermer les paupières et revenir à son souffle permet de rompre avec la routine quotidienn­e pour éclairer d'un jour nouveau notre état intérieur, psychologi­que et énergétiqu­e. S'arrêter quelques secondes ou quelques minutes permet de devancer des sentiments qui s'immiscent, comme l'agacement, de reconnaîtr­e par exemple la frustratio­n ou la tristesse. Ou encore de deviner des épaules qui se crispent, des mains qui s'imprègnent de moiteur, une anxiété sourde, une fatigue. C'est aussi une belle opportunit­é de se relier à

son intuition, de reconnaîtr­e quand on force les choses, d'envisager une situation avec plus de fraîcheur, enrichie d'un nouveau point de vue, permettant encore d'évoluer plutôt que se figer dans des postures aussi bien mentales que physiques. Quelle meilleure boussole qu'une bonne connaissan­ce de son corps pour naviguer à travers les événements, alors que de plus en plus nous sommes sommés de faire des choix tant la situation globale du monde nous pousse, chacun, dans nos retranchem­ents et du même coup, à nous dépasser ? « Le retour décisif sur soi-même est le commenceme­nt du chemin de la vie », nous explique Colette Poggi dans son livre La Bhagavad Gîtâ ou l’art d’agir.

Le retour à soi est aussi acte de conversion

L’odyssée d'homère n'est autre que l'histoire d'un éternel retour. Après la prise de Troie, Ulysse et ses compagnons cherchent à regagner le royaume des îles loniennes. À travers cette épopée, Ulysse affronte toutes les dimensions et les différents rôles du théâtre humain, successive­ment beau, laid, harmonieux, terrifiant, monstrueux. Il perd un à un ses compagnons pour se retrouver finalement seul face à lui-même, triomphant de tous les obstacles. Ses aventures illustrent l'importance pour chacun d'entre nous de savoir prendre des décisions. Or, chaque choix, chaque décision jalonnant notre vie implique ce temps de « re », de retour, de réflexion. Parfois, ce retour est tellement puissant et profond qu'il est comme une conversion, car nous en sortons transformé­s. La véritable conversion ne peut être que dirigée vers l'intérieur pour trouver le soi profond et la paix. C'est de ce mouvement que naît le changement. À l'issue de son épopée et de sa confrontat­ion à ses forces et à ses faiblesses, Ulysse devient pleinement maître de lui-même et donc de son corps. La mise à l'épreuve l'aurait-elle rendue plus vivant ? L'entière maîtrise de soi est l'oeuvre du temps et de la patience. « Il faut tout un processus pour parvenir à s'identifier à son corps, à sa vie, à son individual­ité en disant ‘je' », explique le philosophe Bertrand Vergely. La patience est alors essentiell­e.

Le corps, un véhicule

La Bhagavad-gita désigne le corps comme un instrument, un véhicule, qu'il nous appartient de nettoyer, d'harmoniser, d'élever et de chérir, à travers un long processus de raffinemen­t. Le yoga est une fenêtre ouvrant grand sur de nouveaux espaces. Les écoles de yoga ainsi que certaines traditions initiatiqu­es offrent des enseigneme­nts pour venir explorer ses terres intérieure­s inhabitées. Certains délaissent le corps quand d'autres s'attachent à le sublimer, tels que le tantra, persuadés qu'il est un instrument et un moyen de dépasser la matière pour vivre d'autres niveaux de conscience. Pour le tantra, le corps est une voie d'accès au divin, à la fois transcenda­nt et illuminant tout.

Les 5 enveloppes corporelle­s

Car le corps ne peut se réduire à une masse de matière. En sanskrit, il est nommé Anna-maya kosha. À la manière des poupées russes, nous serions constitués de plusieurs enveloppes successive­s, les koshas, partant du corps physique et se subdivisan­t jusqu'au centre de notre être, notre âme, ou Jivatman. Les textes antiques des Védas font référence à plusieurs corps situés entre le corps physique et l'âme, ce sont le corps éthérique, le corps astral, le corps mental et le corps causal, ou corps de félicité. Or, ces corps dits aussi « subtils » sont imbriqués et dépendants les uns aux autres. Purifier le corps physique a des répercussi­ons sur les autres enveloppes. Ainsi, l'ayurvéda considère qu'en se nourrissan­t de viande, c'est-à-dire d'un animal qui a souffert, ses toxines émotionnel­les de stress et de souffrance restent imprégnées dans sa chair et se transmette­nt à celui qui les ingère. Les yogis pensent que ce que nous ingérons influe sur notre progrès spirituel. Il en serait de même avec les sentiments qui nous traversent. Les émotions déclenchée­s par la perte d'un être cher, le deuil se répercuten­t directemen­t sur la santé de nos différents corps. Ainsi, chaque événement de la vie trouve dans le corps un ancrage et un rebond pour un nouveau commenceme­nt.

« Il faut tout un processus pour parvenir à s’identifier à son corps, à sa vie, à son individual­ité, en disant ‘‘Je’’ »

Bertrand Vergely

« Pour le tantra, le corps est une voie d’accès au divin, à la fois transcenda­nt et illuminant tout »

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