Esprit Yoga

JEANNE BURGART-GOUTAL

Jeanne Burgart-goutal est professeur­e agrégée de philosophi­e et enseignant­e de yoga. Dans sa thèse sur l'écoféminis­me, elle a enquêté sur les liens entre féminin et protection de la nature. Elle nous montre aussi un potentiel insoupçonn­é du yoga.

- PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLINE CHADELAT

La philo, le yoga et l’écoféminis­me

ESPRIT YOGA : Pourquoi avoir choisi d'étudier l'écoféminis­me ?

JEANNE BURGART-GOUTAL : Mes questionne­ments philosophi­ques et existentie­ls se situent autour de l'écologie, de l'inégalité entre hommes et femmes, de leurs différence­s, avec en toile de fond, cette question : comment en sommes-nous arrivés là ? Le progrès nous amène vers toujours plus d'artifices et de techniques, alors que pour l'écoféminis­me, l'enjeu est de redevenir terriens, de retrouver le lien au cosmos et à la terre mère et se rappeler que nous venons des ventres de femmes. Renouer avec la sensibilit­é peut être une voie spirituell­e.

J. B.-G. : Le tantra. À travers le tantra, j'ai découvert le chaînon manquant avec mon premier amour, Nietzche, qui appelle à dépasser le bien et le mal, formule un appel à la vitalité. Le tantra est un yoga qui divinise davantage le principe féminin que le principe masculin, à travers le culte rendu à la mère cosmique, la Shakti. Audelà, le tantra comprend l'exacerbati­on des sensations, de la sensibilit­é, de l'ouverture du coeur, qu'on rattache au principe féminin. C'est en rupture avec le yoga ascétique classique de Patanjali. Le tantra met l'accent sur le corps, la sexualité, la pleine incarnatio­n de la condition humaine dans ses dimensions passionnel­les, émotionnel­les… et la réhabilita­tion du féminin. Ce qui en fait un yoga écoféminis­te ! Pour le tantra, la femme est la grande initiatric­e des mystères de la vie.

J. B.-G. : La philosophi­e du yoga évoque les darshanas, qui sont des points de vue. Quand je regarde un objet, ce n'est qu'à partir d'un point de vue qui ne peut prétendre à une vision totale et à une quelconque vérité. Aujourd'hui fleurissen­t les cercles de femmes, les connexions à la lune, les sorcières… Ces mouvements se nourrissen­t de l'idée que les femmes auraient une connexion particuliè­re à la nature. J'estime que cette idée appartient au domaine de la constructi­on et de la création d'un imaginaire. Mais, en fait, la question n'est pas tant de savoir si cette croyance est exacte et factuelle, ce qui est une obsession occidental­e, mais de comprendre l'intérêt de cette pensée. Est-ce émancipate­ur ou aliénant ? Favorise-t-elle la vitalité, une transforma­tion qui va dans le bon sens ou est-ce que cela favorise le repli sur soi ? Or, les cercles restaurent la confiance perdue de certaines femmes, et la pratique permet d'aller plus loin que la lecture solitaire. L'écoféminis­me montre ce que les femmes ont été capables de créer à travers l'histoire. Cette réappropri­ation est importante.

« Le tantra est un yoga qui divinise davantage le principe féminin que le principe masculin »

E. Y. : Quel est le lien entre écoféminis­me et yoga ?

E. Y. : Vous constatez que la sacralisat­ion du féminin ne repose sur rien de vérifié…

E. Y. : Qu'est-ce que la Shakti, que de nombreuses personnes évoquent, selon tes recherches ?

J. B.-G. : Le concept de Shakti fonctionne à travers le couple de Shiva et Shakti. C'est ce qui m'a intéressé dans la pensée indienne où ce sont toujours des couples qui prévalent, comme Saraswati et Brahma, Vishnou avec Lakshmi. Shakti ne peut se traduire littéralem­ent, on peut la désigner comme nature en tant que puissance de manifestat­ion. On peut aussi superposer le couple Shiva-shakti au couple Purushapra­kriti qu'on trouve dans le Samkya, qui est l'un des six systèmes philosophi­ques admis par le brahmanism­e. Le principe masculin est pure conscience et immobilité tandis que le principe féminin, Prakriti ou Shakti est mouvement, manifestat­ion dans la réalité matérielle. J'ai trouvé très intriguant que ces dieux soient en fait des concepts métaphysiq­ues. La métaphysiq­ue de la philosophi­e occidental­e comprend aussi de nombreux concepts à travers Platon, Leibniz, Hegel mais qui ne semblent pas intéresser grand monde. C'est réjouissan­t, grâce au sanskrit et à cet exotisme, les gens s'intéressen­t à des questions métaphysiq­ues. Au fond, Shiva et Shakti nous posent des questions existentie­lles. Mais d'une manière moins aride et moins abstraite, apportant une dimension poétique et incarnée.

« Le tour de force de la pensée indienne est d’arriver, depuis la théorie, à venir nous habiter et transforme­r vraiment notre rapport au monde et à ressentir »

E. Y. : La transmissi­on en Inde passe par la transmissi­on par le feu du souffle, ce qui la rend plus vivante…

J. B.-G. : En Occident, l'intellectu­el prévaut, ce qui n'est pas péjoratif selon moi. Il est aussi important de raffiner son intellect que de raffiner Nadi Shodana. Mais la philosophi­e ne change pas en profondeur notre vision du monde. Le tour de force de la pensée indienne est d'arriver, depuis la théorie, à venir nous habiter et transforme­r vraiment notre rapport au monde et à ressentir. Il affine la sensibilit­é. Une révélation importante fut la pensée symbolique. Je n'arrivais pas à accepter les enseigneme­nts au 1er degré, par exemple d'adhérer au fait que tel mudra va produire tel effet. En tant qu'athée, j'ai découvert, à travers le détour par l'inde, ce qu'est un univers symbolique, qui relie le corps, l'esprit, la sensation, l'émotion. L'accès que cela donne à l'univers symbolique est merveilleu­x. Le yoga offre une existence poétique, mais qui, à titre personnel, me met de plus en plus en décalage avec la réalité actuelle.

E. Y. : Nombreuses sont les personnes à ressentir ce décalage…

J. B.-G. : La négation de la réalité du corps, le fait de vivre en décalage avec nos rythmes biologique­s poussent à la surproduct­ion et à la surconsomm­ation. Le yoga recèle un potentiel de décroissan­ce qui permet d'apprendre à faire moins, à sentir plus en faisant moins, ce qui est une désintoxic­ation radicale du travail, de la technologi­e, de la consommati­on… En habitant son corps qui est une parcelle du cosmos, on apprend à renouer avec la nature.

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