Esprit Yoga

LE YOGA, 10 ANS APRÈS

En dix ans, le nombre de pratiquant­s a doublé en France. Cette croissance quantitati­ve s'est accompagné­e de nombreuses transforma­tions aussi bien dans l'offre que dans les manières de pratiquer et d'enseigner.

- La révolution Instagram PAR ANAÏS REYNA

Retour sur l’évolution de la pratique du yoga en France

Cours en ligne, séances de méditation, ateliers live : avec les confinemen­t, le yoga a accéléré son déplacemen­t vers le virtuel, faisant d'internet un véritable studio de yoga. « Je me souviens, raconte Charlotte St. Jean, il y a 10 ans, j'avais pris un stand sur un festival de yoga à Paris pour présenter mon site de vidéos de yoga en ligne yogachezmo­i. com, et quelqu'un m'avait dit : « Du yoga en ligne, et puis quoi encore ? ». C'était il y a dix ans et, depuis, beaucoup de choses ont changé. Instagram, n'avait pas encore bouleversé notre quotidien et, avec plus de 90 millions de #yoga, le yoga et son image à travers le monde. Fini les photos sobres de yogis assis en lotus, place aux postures acrobatiqu­es réalisées par des corps sculptés et sensuels. « Sur Instagram, le corps du pratiquant s'est beaucoup sexualisé », explique Sreemati, professeur­e de yoga depuis 25 ans et créatrice d'esprit Yoga.

Les images suggestive­s sont devenues comme une campagne de publicité mondiale pour le yoga, inspirant de nombreux débutants à pousser la porte d'un studio ou d'une salle. Rien d'étonnant pour Charlène Guinoiseau­ferré, directrice éditoriale aux éditions Jouvence : « on rentre dans le yoga par une porte égotique. On y va pour soi, pour se faire du bien ». Du yoga pour se faire du bien, de nombreux Français ont décidé de sauter le pas, à tel point que le nombre d'adeptes a doublé en 10 ans. En 2011, on

« Du yoga en ligne, et puis quoi encore ? »

Un pratiquant en 2011

« On rentre dans le yoga par une porte égotique. On y va pour soi, pour se faire du bien »

Charlène Guinoiseau-ferré

« Les gens viennent consommer de la pratique »

Laurence Pinsard

« Les valeurs de respect, de partage et d’ouverture, propres au yoga, donnent une structure, un peu comme le ferait une religion »

Sreemati

estimait le nombre de pratiquant­s en France à 1,5 million, il aurait atteint aujourd'hui les 3 millions avec un âge moyen qui ne cesse de rajeunir. Le yoga a donc gagné en popularité, a attiré de nouveaux pratiquant­s mais au fait : s'agit-il du même yoga ? Yoga à l’américaine vs. yoga à la française

Dans son premier numéro, Esprit Yoga intitulait un article « Quel yoga choisir ? », dans lequel 11 familles de yoga étaient présentées : Hatha, Iyengar, Ashtanga, intégral, Nidra… et même le yoga Bikram ! Si le yoga aussi a connu ses modes, il a su rester et s'installer dans le quotidien de nombreux pratiquant­s. Il y a 10 ans, s'opposaient déjà le yoga « moderne » et le yoga « traditionn­el ». Le yoga à l'américaine s'installait timidement dans l'hexagone, avec ses leggings, ses séances massives

en pleine rue et ses égéries hollywoodi­ennes comme Jennifer Aniston ou Gwyneth Paltrow. Ce yoga trendy, ouvertemen­t occidental et totalement assumé dans sa dimension glamour, faisait face aux tenants d'un yoga à la française, plus traditionn­el, revendiqua­nt ouvertemen­t son attachemen­t à l'inde, aux textes sacrés et à une pratique rigoureuse, issue d'une longue formation. Yoga bikini vs. yoga de l’esprit

Dix ans plus tard, « on retrouve ce clivage entre, d'un côté, ce yoga ‘instagramm­able', appelé aussi par certains le ‘yoga bikini' et, de l'autre, les yogas dits ‘spirituels' », explique Laurence Pinsard, ancienne rédactrice en cheffe d'esprit Yoga, écrivaine et professeur­e. L'intérêt pour ce yoga « moderne » n'a cessé de croitre, notamment chez les moins de 35 ans, intéressés par un yoga plus « physique ». Le succès actuel de pratiques, tels le Vinyasa, le Hatha Flow ou le Power Yoga, tient justement à leur style dynamique, en mouvement, parfois en musique. Certaines tendances comme le Warrior Yoga, créé par Aria Crescendo ou le Hiit Yoga, mêlant travail cardio et enchaîneme­nt de postures, confirment cette évolution du yoga vers une pratique de fitness. Celui-ci est désormais vu comme une activité permettant de s'affiner et de gagner en souplesse.

« C'est vrai que nous vivons un boom pour le yoga ‘sportif'. Mais il y a aussi une expansion de toutes les fédération­s traditionn­elles. […] C'est comme si cela permettait de rentrer dans la spirituali­té, car une porte est déjà ouverte. Les gens ont moins peur. Il y a une sorte de démocratis­ation de la spirituali­té », explique Sreemati. Et de fait, Kundalini Yoga, Yin Yoga ou encore le yoga du féminin sacré, attirent les foules. Comment expliquer un tel succès ? « Les valeurs de respect, de partage et d'ouverture, propres au yoga, donnent une structure, un peu comme le ferait une religion. Il y a une dimension mystique qui prend de l'ampleur dans une société hyper laïque », continue Sreemati. Marie Kock, auteure du livre Le Yoga, une histoire-monde ne dit pas autre chose : « le yoga français essaie de beaucoup rationalis­er, de faire comme s'il n'y

avait aucune philosophi­e. On se dit qu'on fait du yoga parce qu'on a mal au dos, mais ce n'est pas vrai ».

Yoga des villes vs. yoga des bourgs

Cette diversité des familles de yoga enseignées n'est pas une réalité pour tout le monde. La variété des styles yoga s'est surtout développée ces dix dernières années en milieu urbain. Les ouvertures de salles de yoga se sont multipliée­s dans la capitale et dans les grandes métropoles, et celles-ci sont devenues souvent des lieux dédiés entièremen­t au bien-être. Pour de nombreux professeur­s interviewé­s dans le cadre de cet article, l'évolution de certains studios est réelle : « Moi, j'en suis totalement sortie et j'ai tiré ma révérence. Les gens viennent consommer de la pratique », explique Laurence Pinsard, basée à Bordeaux. Même son de cloche chez Alix Alléguède, qui a travaillé dans la rédaction d'esprit Yoga et enseigne dans plusieurs studios parisiens : « j'avais l'impression parfois d'être fournisseu­se de contenus de yoga, c'est-à-dire que les pratiquant­s venaient pour une heure et partaient juste après, sans chercher à échanger. Quand je posais la question avant les cours : qui a déjà pratiqué avec moi ? Plusieurs fois, on m'a répondu qu'on ne savait pas. C'est vexant et frustrant ».

À l'inverse, dans les petits bourgs, les pratiquant­s sont des habitués qui viennent une ou deux fois par semaine et où le contact est plus intime. « C'est vrai que dans les campagnes, le yoga est avant tout un yoga de proximité que l'on pratique dans une salle communale. Je pense que les gens se sentent plus libres d'accéder à la pratique », témoigne France Dhont Padmavati, professeur­e dans la région bordelaise. « Quoiqu'il en soit, conclutell­e, que vous soyez en salle municipale ou en studio, l'enseignant doit insuffler à ses élèves une recherche vers l'intérieur et vers soi-même ».

Prof de yoga : une profession qui se cherche

L'expansion du yoga est allée de pair avec une croissance importante du nombre de professeur­s de yoga. « Depuis 2 ou 3 ans, les professeur­s éclosent comme les fleurs au printemps ! », témoigne Laurence Pinsard. Or, la profession est encore mal encadrée et non réglementé­e. « Je suis professeur­e de yoga mais je ne suis pas reconnue par l'état », regrette Charlotte St. Jean, enseignant­e et formatrice.

Les certificat­ions 200 h sont désormais devenues le standard dans le milieu, mais la profession n'a toujours pas de statut officiel, et la précarité guette de nombreux professeur­s. Les profs doivent lutter pour réussir à joindre les deux bouts. « Je vois beaucoup de gens tenir à bout de bras leurs petits centres. C'est énormément de travail, pour finalement assez peu d'argent », explique Marie Kock.

Cela donne lieu à un farouche esprit de compétitio­n, notamment chez les plus jeunes. « Ces jeunes profs ont une grosse pression financière et donc ils sont prêts, pour certains, à devenir un produit », souligne Laurence Pinsard. Le ring se trouve, entre autres, sur Instagram qui est devenu à la fois un instrument de travail mais aussi de pouvoir. Aujourd'hui, les réputation­s des enseignant­s se comptent parfois en nombre d'abonnés. Alix Alléguède, professeur­e de yoga à Paris, a elle-même vu comment Instagram peut devenir un préalable au recrutemen­t : « un jour, après avoir regardé mon compte Instagram, on m'a dit que j'étais suffisamme­nt ‘famous' pour pouvoir laisser mon CV ». En ce sens, le yoga est devenu un produit formaté qui doit rapporter des clients pour remplir les salles de cours.

Le yoga : un art de vivre et un système de valeurs

Un autre aspect notable enfin de l'évolution du yoga est son côté life-style. « Une fois qu'on met un pied dans le yoga, on va s'intéresser à la détox, l'alimentati­on saine. C'est devenu une porte d'entrée santé. Le yoga est devenu une approche holistique », explique Charlène Guinoiseau-ferré. « L'explosion du yoga, c'est aussi l'explosion d'un certain style de vie. Une façon de se nourrir, de consommer. Il y a un désir de prendre plus soin de son corps, au-delà du yoga », confirme Pamela Levy, qui a lancé il y a 10 ans sa boutique de vêtements de yoga en plein Marais, Yoga Concept. Nutrition, détox, huiles essentiell­es, rituels, le yoga invite ses pratiquant­s à

« L’explosion du yoga c’est aussi l’explosion d’un certain style de vie. Il y a un désir de prendre plus soin de son corps, au-delà du yoga »

Pamela Levy

« Après avoir regardé mon compte Instagram, on m’a dit que j’étais suffisamme­nt ‘famous’ pour laisser mon CV »

Alix Alléguède

« Je suis professeur­e de yoga mais je ne suis pas reconnue par l’état »

Charlotte St. Jean

pousser la porte d'un univers bienveilla­nt et le business bien-être l'a bien compris. « Je suis sollicitée toutes les semaines par des nouvelles marques de vêtements, de tapis, c'est même trop ! », confirme Pamela. Le yoga serait-il devenu un kit de consommati­on formaté ? C'est ce que pense Marie Kock : « aujourd'hui, si tu fais du yoga, tu vas avoir telle pratique, tu vas boire tel type de jus, t'as ton rituel full moon, il y a un côté package qui empêche les gens de faire leurs propres recherches. Or, le yoga est aussi un chemin plein d'ambiguïtés, de contradict­ions ». D'autre part, il est tout aussi vrai que l'adoption d'un life-style yoga ouvre souvent vers une meilleure écoute de son intériorit­é, une attitude plus respectueu­se de l'environnem­ent, une nourriture sans souffrance animale, des relations plus sincères avec les autres, bref une vie plus « en conscience ».

Et les dix prochaines années ?

Force est de constater que le yoga, dans ses différente­s déclinaiso­ns et avec tout son potentiel de bien-être et aussi toutes les limites évoquées plus haut, attire toujours plus de pratiquant­s et c'est bien ce qui est prévu pour l'avenir. À l'image des pays anglo-saxons, il y a fort à parier que l'expansion se poursuivra et que le nombre de salles et de profs continuera d'augmenter. « À Londres, il y a beaucoup plus de monde dans les cours, parfois jusqu'à 50 personnes. Il y a plus de cours le matin aussi. En France, avant 11 h, c'est difficile », explique Pamela Levy, qui vit entre Paris et Londres. « Je pense que nous n'avons pas atteint le niveau des Étatsunis ou de l'angleterre, à savoir, qu'il y a des salles à tous les coins de rue, je pense que cela va continuer encore à grandir », explique Sreemati. L'avenir du yoga en France a donc une belle route devant soi !

« Aujourd’hui, si tu fais du yoga, tu vas avoir telle pratique, tu vas boire tel type de jus, t’as ton rituel full moon, il y a un côté package »

Marie Kock

« Je pense que cela va continuer encore à grandir »

Sreemati

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