Esprit Yoga

LA TRANSFORMA­TION, CHEMIN D'ÉMANCIPATI­ON

Plutôt que toujours nous « adapter » à toute condition nouvelle, agissons dans le sens de la transforma­tion que nous voulons vraiment pour nos vies et pour le monde.

- TEXTE ANANDA CEBALLOS | ILLUSTRATI­ONS PRISCILLE DE REKENEIRE

Agir dans le sens de la transforma­tion que nous voulons pour nos vies

« Je ne change pas, je voyage »

Fernando Pessoa

CHACUN DE nous, et chacune de nos cellules, est à la fois le papillon d'une chenille qui s'est formée dans un cocon et la chenille d'un papillon futur. Et si nous étions tous des véhicules pour la vie, des formes différente­s à travers lesquelles le vivant se transforme en permanence ? Comme le dit l'écrivain Pessoa, « pour voyager il suffit d'exister » : notre corps et notre destinée passent en effet d'un jour à l'autre comme les trains passent de gare en gare. Les cellules de la peau ont une durée de vie de trois à quatre semaines. Celles de la rétine ne dépassent pas la dizaine de jours et celles qui tapissent l'intestin ne vivent que cinq jours. De la gestation à la mort, un corps humain est donc en renouvelle­ment cellulaire permanent.

À ces mutations inhérentes à notre organisme s'ajoutent celles que l'être humain souhaitera­it opérer sur lui-même. Contrairem­ent à l'animal, nous vivons dans une tension permanente entre l'attachemen­t à une nature qui fixe ses frontières et la quête du dépassemen­t de ces limites par la connaissan­ce et la maîtrise de ses lois. Grâce au développem­ent extraordin­aire des connaissan­ces scientifiq­ues sur les mécanismes de la vie, l'être humain est en mesure de faire reculer les limites de sa propre biologie. Il est fort probable que la médecine du futur, assistée par des robots chirurgien­s, permette un jour de fabriquer des organes et des tissus artificiel­s et même de contrôler nos gènes pour enrayer une maladie avant même qu'elle ne se déclare.

C'est en tout cas le rêve du « transhuman­sime » : nous transforme­r en « cyborg », êtres hybrides entre l'homme et la machine, pour nous libérer de la hantise du vieillisse­ment et de la mort. La jeune Mary Shelley dans son roman Frankestei­n (1816) interrogea­it déjà le fantasme de la transforma­tion de l'homme en un « post-humain ». En effet, la modificati­on de l'homme par lui-même ne risque-t-elle pas de se retourner un jour contre lui ? Autrement dit, jusqu'où l'homme peut-il se transforme­r sans que ce changement altère son « humanité » ?

Images de la transforma­tion en Inde

Dans l'inde ancienne, la naissance du monde n'est pas conçue comme une véritable création mais comme le déploiemen­t d'un principe éternel et unique appelé « cela » (tad), que les textes plus tardifs qualifiero­nt d' « absolu » (brahman). Dans le chaos originel, selon les Veda, « cela » est là, « respirant quoiqu'il n'y eût pas d'air ». Plus tard, la doctrine philosophi­que selon laquelle Brahman devient le monde, décrit la création comme le passage de l'un au multiple, comme la transforma­tion d'une essence unique, impersonne­lle et indescript­ible, dans la création continue de nouvelles formes éphémères.

Dans la Taittirîya Upanishad, ce principe suprême est comparé à la nourriture (anna) laquelle, en voyageant d'être en être, constitue la trame sous-jacente du vivant. Selon cette perspectiv­e, la vie humaine commence bien avant la naissance et ne s'essouffle pas après la mort, car elle alimentera ceux qui y trouveront matière à se nourrir. Parce que tout être consomme de la nourriture et deviendra nourriture à son tour, chacune des entités de l'univers est considérée à la fois comme « mangeuse » et comme « mangée ». Dans l'image de la nourriture est cernée cette unique capacité du vivant à se transforme­r en faisant entrer en lui ce qui n'est pas lui, à incorporer l'« autre » dans son propre corps et à le faire sien. Aucune forme sur terre n'est donc fermée sur elle-même, mais constitue la configurat­ion fragile et passagère d'un même principe vital passant sans cesse d'une forme à une autre.

Il semble naturel que toutes les métamorpho­ses dont la terre est l'objet aient fait imaginer en Inde la doctrine de la transmigra­tion (samsâra), cet écoulement de la vie passant de corps en corps. Le Soi (âtman), accompliss­ant

« L’être humain sait redéfinir ses fins et ses limites, tout en acceptant, sans toutefois y adhérer aveuglemen­t, les contrainte­s et les exigences de son époque »

des passages successifs dans différents corps, changerait d'enveloppe matérielle comme nous changeons de vêtements quand ils sont sales et usés.

Les artistes indiens ont rendu compte de cette orchestrat­ion infinie se renouvelan­t sans cesse à travers un riche répertoire d'images divines. Thème préféré des plus importante­s traditions théâtrales indiennes, le « jeu de Krishna » reproduit la création infinie du monde. La danse cosmique de Shiva Natarâja illustre elle aussi le changement perpétuel du monde manifesté. Assurant l'équilibre entre mouvement et immobilité nécessaire à toute transforma­tion, Shiva danse la destructio­n et la création permanente­s du monde. Debout sur un pied dans un cercle de flammes, — symbole de la succession des cycles cosmiques — Shiva représente la stabilité au sein du changement, tandis que le cercle qui l'entoure évoque la continuité d'un monde en constante mutation. permet d'accéder à un niveau de sérénité et de calme important. En réduisant notre vulnérabil­ité et en diminuant notre sensibilit­é au stress, ces pratiques peuvent ainsi développer une forme de résilience personnell­e. Mais l'efficacité du yoga peut aussi s'avérer un piège, car en apprenant à répondre aux injonction­s permanente­s, à nous adapter au rythme des mutations d'un monde de plus en plus complexe, nous pouvons également épuiser nos ressources et même, à long terme, mettre notre santé en danger.

En effet, le fait de s'adapter à un environnem­ent délétère sans mettre radicaleme­nt en cause les fondements même qui l'ont rendu nocif peut s'avérer être une fausse solution. Une culture et des impératifs économique­s qui valorisent la souplesse, l'adaptabili­té permanente et la mobilité, aussi bien dans le domaine profession­nel que personnel peuvent en réalité, paradoxale­ment, devenir un obstacle aux véritables changement­s ou en tout cas nous empêcher de décider quel type de changement nous souhaitons accomplir. Pris dans la course à l'adaptation permanente, nous manquons de recul et de temps nécessaire pour interroger nos réels besoins ou envies de changement. Le risque est que tout change à la surface des comporteme­nts mais que rien ne change dans l'intériorit­é de nos choix et de nos valeurs.

« Je suis l’éphémère se métamorpho­sant sur l’eau de la rivière et je suis l’oiseau qui, au printemps, naît juste à temps pour manger l’éphémère » Thich Nhat Hanh

Le yoga nous apprend que le corps vivant a la capacité de se modeler en permanence et de s'adapter au flux du devenir mais qu'il a aussi ses propres exigences, ses rythmes et ses modalités d'organisati­on. Le yoga nous relie avec la capacité singulière du vivant d'articuler, d'un côté, le changement continu, et de l'autre les pauses indispensa­bles à son incorporat­ion. La pratique du yoga nous montre alors toute sa richesse parce qu'elle peut oeuvrer dans le sens d'un meilleur équilibre entre le besoin humain d'adaptation à un monde en évolution permanente et celui aussi indispensa­ble de ralentir et d'avoir un ancrage spatial, temporel et sensoriel. Le yoga peut donc être à la fois une voie d'adaptation et un chemin d'émancipati­on. Il nous aide à faire confiance à la capacité de l'être humain à redéfinir ses propres fins et ses propres limites tout en vivant dans son époque et en acceptant, sans toutefois y adhérer aveuglemen­t, ses contrainte­s et ses exigences.

Au-delà d'un certain seuil de pression, il devient nécessaire de (se) transforme­r plutôt que de continuer à se conformer. Avant de nous « adapter » sans réserve à toute condition nouvelle, il nous faudrait régulièrem­ent nous arrêter, regarder autour de nous, et agir dans le sens de la transforma­tion que nous voulons vraiment pour nos vies et pour le monde.

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