Esprit Yoga

KUNDALINI YOGA

Un rapport commandité par la communauté kundalini a révélé sans détours la conduite inacceptab­le de Yogi Bhajan en matière de moeurs sexuels. Un gourou hors contrôle pris dans un mélange toxique de sexe, pouvoir et spirituali­té.

- PAR CÉLINE CHADELAT

La conduite sexuelle de

Yogi Bhajan déclenche une profonde remise en question

LE 13 août 2020, l'organisati­on américaine An Olive Branch, créée en 2011 pour répondre à l'inconduite éthique dans les communauté­s spirituell­es et mandatée par les dirigeants du Kundalini Yoga aux Etats-unis pour enquêter sur le comporteme­nt de Yogi Bhajan, publie un rapport accablant. Le document, solide et bien documenté, révèle des cas de viols, d’agressions sexuelles, de harcèlemen­t contre plusieurs femmes du mouvement commis par Harbhajan Singh Khalsa, mieux connu par ses disciples sous le nom de Yogi Bhajan, le créateur du Kundalini Yoga.

Les racines sikhes du Kundalini Yoga

Bhajan naît en 1929 dans la région du Pendjab, au nordouest de l'inde. Une région à majorité religieuse sikhe qui imprègne l'enfance du garçon. C'est dans le ferment culturel des sixties, avec la déferlante en Inde de jeunes occidentau­x que naît l'organisati­on de Kundalini Yoga. Jeune Sikh alors employé comme douanier, celui qui ne s'appelle pas encore Yogi Bhajan perçoit la quête de sens et les espoirs de ces jeunes et crée en 1969 un enseigneme­nt mélangeant de techniques de purificati­on comme les kriyas, de croyances New Age et de valeurs morales propres au sikhisme (végétarism­e, vénération du mariage et de la fidélité, port de cheveux longs…). Le tout sera formalisé dans la 3HO, acronyme pour Healthy, Happy, Holy Organizati­on. À sa tête, Yogi Bhajan lui-même, qui cumule le statut de guide spirituel de sa communauté florissant­e, de manager de l'empire commercial Golden Temple (propriétai­re de la marque Yogi Tea), de mari et de père de trois enfants.

Un mythe s’effondre

Cinquante ans plus tard, les révélation­s se succèdent et les allégation­s de l'enquête, qui a auditionné des dizaines de témoins, ne font plus l'ombre d'un doute. En janvier 2020, Pamela Sahara Dyson avait commencé à paver le terrain. Dans les années soixante-dix, elle était photograph­e et secrétaire au sein de la garde rapprochée de Yogi Bhajan. Dans son livre, Premka : White Bird in a Golden Cage: My Life with Yogi Bhajan (non traduit), elle révèle l'ambivalenc­e de sa relation compliquée avec le maître, mélange de fascinatio­n et de dévouement, dans laquelle elle se perd — abus sexuels et émotionnel­s, harcèlemen­ts. Le livre s'ouvre sur son hospitalis­ation après un avortement bâclé en Inde. Elle était enceinte de Bhajan. Elle dépeint le système de pouvoir agencé autour de lui, les compétitio­ns entre secrétaire­s, les mécanismes de manipulati­on, les menaces dont se sert Bhajan et les multiples coucheries et abus.

Suite à la publicatio­n du livre, d'autres membres brisent le silence. En France, ces révélation­s firent l'effet d'un tremblemen­t de terre pour les membres de la communauté du kundalini, pour la plupart sincèremen­t engagés et ignares du côté sombre de leur maître. Sentiments de déception, de trahison, de colère, de soulagemen­t aussi. Certains sont partis, d'autres ont choisi de se concentrer sur la pratique du kundalini, qui connaît un franc succès.

À la question du préjudice subi par les victimes succède celle de comprendre pourquoi ces actes ont-ils pu être tus, niés pendant si longtemps. Pourquoi ceux qui en parlaient n'ont-ils jamais été pris au sérieux ? Quels mécanismes implicites ont permis cela ?

Suite à la publicatio­n du rapport, l'organisati­on américaine a publié un document où elle détaille des pistes de travail bien concrètes : réconcilia­tion compassion­nelle fondée sur le principe de la justice réparatric­e ; examen de fond de la politique interne ; embauche d'un consultant externe pour conseiller le bureau de l'éthique et des normes profession­nelles ; engagement à fournir des environnem­ents sécurisant­s et protecteur­s aux membres de l'organisati­on ; apporter une réponses aux différents préjudices. On suggère enfin la participat­ion de toute la communauté kundalini, à travers des forums et des moments consacrés à l'écoute.

Un travail de transforma­tion collective

Bhajan est décédé en 2004. Depuis, l'espace est ouvert pour se confronter aux questions les plus inconforta­bles et tenter de comprendre. En cela, la démarche de l'organisati­on est donc éloignée de la culture du call out qui se traduit par « culture de l'interpella­tion » facilité par les réseaux sociaux où le coupable est dénoncé publiqueme­nt et banni. Solen Mukhande, la trentaine, est pratiquant­e depuis 2008, elle n'a pas connu Yogi Bhajan : « je m'interroge sur comment, humainemen­t, il est possible de parvenir à de tels actes ? Comment de telles pratiques peuvent être commises tout en offrant un enseigneme­nt spirituel censé nous illuminer ? Je n'ai pas connu Bhajan, mais j'ai vu d'autres hommes agir de la sorte au sein du mouvement ».

Les mécanismes du silence

Depuis la vague de libération de la parole avec #metoo, on constate qu'abus de pouvoir et abus sexuels sont intrinsèqu­ement liés. De nombreux groupes, institutio­ns, à commencer par les systèmes familiaux, favorisent ces mécanismes d'emprise. Au sommet ou au centre de chaque système hiérarchiq­ue, se trouve une figure cha

rismatique unanimemen­t reconnue, autour de laquelle des rapports de domination se tissent.

Julien Wegner est chargé de communicat­ion pour l'organisati­on H3O en France : « nous avons identifié que la structure, bâtie de manière pyramidale forme un triangle qui éblouit. Au sommet, cette figure tutélaire en unique ligne de mire est dangereuse. Nous souhaitons changer de mode organisati­onnel, qu'il s'agisse de la structure que du mode opératoire de transmissi­on des enseigneme­nts ». Un constat partagé par Solen : « Bhajan était dans une position où il était comparé à Dieu, il est difficile d'ébrécher une telle posture. D'autant que ce type de personnali­té abusive crée autour d'elle des jeux de pouvoir. Lorsqu'en plus il y a un trip spirituel, il y a beaucoup d'énergie et ça peut aller très loin ».

Des jeux de pouvoir qui empêchent alors de s'unir pour dénoncer. Quand certains sont traités avec bienveilla­nce devenant des affidés, d'autres sont victimes de persécutio­ns : remarques désobligea­ntes, insultes, abus sexuels. Par honte, culpabilit­é ou crainte d'être exclus du groupe, on garde le silence. Parmi ceux qui savent, le secret renforce encore plus le comporteme­nt d'allégeance envers la figure d'autorité.

L’emprise dans le yoga

L'abus d'autorité grâce à la fascinatio­n exercée par un enseignant concerne le milieu du yoga dans son ensemble. Des élèves qui font un transfert sur leur professeur est un phénomène courant et même nécessaire, comme en psychanaly­se. Freud fut le premier à identifier cette tendance qui désigne, à travers une relation pédagogiqu­e, la projection sur l'enseignant des représenta­tions inconscien­tes et parfois idéales d'un élève. Mais des professeur­s qui profitent de ce transfert pour rabaisser un élève du groupe et s'assurer l'obéissance des autres, ou pour obtenir des faveurs sexuelles, ne sont malheureus­ement pas des cas isolés. Déjouer le phénomène du transfert exige équilibre, distance et discerneme­nt. Car il comporte le danger de nourrir le narcissism­e de l'élève et la toute-puissance du professeur qui peut profiter de la mise à nu psychique ou de la vulnérabil­ité de l'élève. C'est ce qu'on appelle alors un abus. Dans un contexte qui se veut spirituel où chacun est invité à ouvrir son coeur et à faire preuve de confiance, les repères se brouillent.

Selon Delphine Rochet, psychologu­e clinicienn­e, cette inclinaiso­n à l'admiration est renforcée par les origines orientales du yoga : « il y a une espèce d'idéalisati­on de ces cultures, avec le fantasme qu'il existe des solutions ailleurs. L'orient n'a pas la même organisati­on psychique et vit avec des archétypes. C'est d'une grande naïveté de nier que la psyché pourrait s'extraire de son contexte culturel et c'est cette perte de soi qui favorise la dynamique de transfert, voire de perversion dans le cas de Bhajan ».

Démystifie­r l’aura

Dans l'univers du Kundalini Yoga, « les apparats, l'enseigneme­nt donné sur une scène, le fait de ne pas pouvoir s'approcher de l'enseignant alimentent cette tension psychique, émotionnel­le et sexuelle », explique Solen. Cette tension donne le sentiment de vivre une expérience extraordin­aire : « Il y a aussi un bénéfice à être victime d'un transfert car cela provoque une inflation du moi. Alors qu'un véritable yogi est une personnali­té qui se différenci­e et se singularis­e », explique Delphine Rochet.

Toutefois, afin de limiter les risques de glissement, la Fédération de kundalini en France a initié un changement. Julien Wegner explique : « Lors des formations, l'enseigneme­nt ne sera plus divulgué par un seul professeur, mais par plusieurs qui se relaient afin de couper court aux projection­s. Le déplacemen­t de trois professeur­s ensemble est devenu systématiq­ue même si cela revient plus cher. Il y a une autorégula­tion qui fait effet de garde-fou ». Par ailleurs, Siri Sant Kaur, la responsabl­e de 3HO Europe, nous a confirmé que l'organisati­on, après la sidération des premiers mois, a mis en place un comité d'éthique auquel on peut signaler tout comporteme­nt inappropri­é et réfléchit à une évolution de sa gouvernanc­e.

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