ÉCOUTER L'INVISIBLE
Six morceaux mythiques, à découvrir ou à réécouter, pour ressentir les failles qui définissent notre condition humaine.
Six morceaux mythiques pour se ressourcer
SI JE pouvais être Brahman, le Seigneur éternel et immanent de l'univers, parmi les premiers actes que j'accomplirais, je compilerais des listes de musiques éternelles, universelles et aimées de tous. Je vous en présente ici une sélection de six, regroupées sous un thème commun : « Le sacre de l'expérience humaine ». Je les ai choisies pour leur qualité musicale, pour les histoires qu'elles racontent et pour les valeurs qu'elles véhiculent. Surtout, je les aime parce qu'elles savent nous faire reconnaître et apprécier les multiples et précieuses failles qui définissent notre condition humaine.
In a silent way MILES DAVIS, 1969
Le morceau débute avec un accompagnement grave et continu, créé par la contrebasse jouée avec l'archet, sur lequel s'insère la mélodie subtile jouée par la guitare de John Mclaughlin. Miles Davis avait été très clair : les espaces musicaux doivent être amples et longs, pour lui les silences étaient aussi importants que la musique. L'image sonore de cette longue route silencieuse devait être très fine, presque fragile. Assez en tout cas pour demander explicitement à Mclaughlin de jouer de la guitare avec des notes lentes et incertaines, comme le ferait un « amateur ». Après quelques minutes arrive la trompette de Miles Davis. Elle susurre presque la mélodie, légère et fragile, comme si elle devait porter avec d'infinies précautions une délicate bulle de savon, comme si elle devait prolonger un rêve avant l'inévitable réveil. L'effet de la trompette est vaste et profond : c'est comme l'accompagnement d'une méditation, rythmé par quelques paroles savamment espacées dans le ton et le tempo, capables de résonner comme des cercles d'eau profonds et continus.
Dark was the night, cold was the ground BLIND WILLIE JOHNSON, 1927
C'est un gospel blues composé par Blind Willie Johnson, un musicien autodidacte, prédicateur et compositeur. Sans paroles — n'utilisant qu'une lamentation vocale et le son de sa guitare, jouée en faisant glisser un couteau sur les cordes (technique du slide), ce morceau décrit le désespoir sacré et la défaite de l'âme humaine face à la solitude, au froid et à la nuit. Cette lamentation, si humaine et si réelle, a inspiré de nombreuses chansons et a été utilisée dans de nombreux films. En 1977, elle a atteint l'universalité quand, avec d'autres morceaux, elle a été gravée sur un disque placé à l'intérieur de la sonde spatiale de la Nasa Voyager 1, pour représenter « la diversité de la vie et de la culture sur la Terre ». Ce disque a été adressé à toutes les formes de vie extraterrestre intelligentes en mesure de l'écouter. La mission de la sonde était d'explorer le système solaire et elle est encore opérationnelle, jusqu'au moins 2025, lorsque ses générateurs s'éteindront. Mais Blind Willie Johnson continuera de naviguer dans l'espace froid et obscur du cosmos, portant notre expérience humaine au-delà du système solaire.
Help ! THE BEATLES, 1965
J'ai choisi de parler de Help !, pour son éclatante innocence. On la comprend dès ses premiers instants : le cri, l'appel à l'aide, le son puissant et direct qui résonne encore aujourd'hui, un beat affirmé, tonique et vivant, comme s'il ne s'était pas déjà écoulé presque 60 ans depuis son écriture. On ressent une réelle et sincère recherche d'aide, de relation, de soutien. Nous sommes humains, nous avons besoin de chacun et de tous. Et le choeur anticipe et soutient tout le morceau. Pour la première fois, une chanson pop devient une déclaration sincère d'insécurité : « j'ai besoin de quelqu'un comme jamais ». Qui n'a jamais eu besoin d'aide dans sa vie ? Même Arjuna, le héros mythique du Mahabharata, face à l'éventualité de devoir combattre ses propres cousins, demande de l'aide à Krishna pour qu'il lui conseille le juste choix. Nous avons tous besoin de demander de l'aide, mais aussi d'en donner : c'est une action nécessaire et humaine donc, par définition, sacrée.
Somewhere over the rainbow JUDY GARLAND, 1938
L'histoire de ce morceau est intimement liée au célèbre film Le Magicien d’oz. Dorothy (Judy Garland) est une orpheline qui vit dans une modeste ferme du Kansas avec ses vieux oncles et son chien Toto. Elle y coule des journées sans bonheur et se demande alors s'il existe bien un chemin au-delà de l'arc-en-ciel, là où elle pourrait
La trompette susurre presque la mélodie, légère et fragile, comme si elle devait porter avec d’infinies précautions une délicate bulle de savon »
Ce disque a été adressé à toutes les formes de vie extraterrestre intelligentes en mesure de l’écouter »
Pour la première fois, une chanson pop devient une déclaration sincère d’insécurité »
oublier ses journées moroses, où sa douleur et sa tristesse pourraient trouver du réconfort. Un jour, une puissante tornade soulève la maison de Dorothy, avec le petite fille et le chien à l'intérieur, et les transporte jusqu'au règne du Magicien d'oz.
En ce lieu étrange, Dorothy rencontre trois compagnons de route : un épouvantail, un homme en fer et un lion sans courage. Ceux-ci décident de l'accompagner pour solliciter à leur tour le magicien et obtenir un cerveau pour l'épouvantail, un coeur pour l'homme en fer et du courage pour le lion. En réalité, le magicien s'avérera être juste un vantard mais, à sa façon, il parviendra à exaucer les souhaits de chacun et à ramener Dorothy dans la vie réelle. Le rêve de la chanson, qui a transporté des générations entières de rêveurs, reste donc une chimère, une tension vers l'absolu, évoquée notamment par le saut d'une octave dans l'attaque du refrain. Cette chanson propose une vision du monde où les conditions existentielles ne peuvent jamais être enfermées dans des jugements absolus, positifs ou négatifs. Et ce non jugement permet de rester ouvert, dans la tolérance et dans le partage. Élue la plus belle chanson jamais apparue dans un film américain, cette chanson est devenue avec le temps un hymne à la diversité et a été aussi adoptée par la communauté LGBT.
Passacaille en do mineur bwv 582 J. S. BACH, environ 1706
Selon certains critiques musicaux, les compositions de J. S. Bach ressemblent à des structures biologiques. En analysant la structure des compositions, on peut trouver des similitudes avec la composition d'une feuille d'arbre ou les parties d'une cellule ; des systèmes superposés qui échangent des informations et de l'énergie de façon coordonnée. On pense que Bach pratiquait l'ésotérisme, ce qui n'est pas surprenant, car à son époque, ésotérisme, science et foi s'entremêlaient, pour mieux connaître et représenter le mystère de la création ou, comme diront-on aujourd'hui, la réalité.
La Passacaille en do mineur est une oeuvre d'ingénierie musicale qui s'ouvre sur un thème joué au clavecin pendant 8 mesures et maintenu obstinément jusqu'à la fin, 239 fois en tout ! À ce thème principal s'ajoutent plus de 20 thèmes musicaux différents mais reliés et accordés à la mélodie amenée par les pédales de la basse. Il a été dit qu'avec cette composition Bach désirait créer une analogie avec la perfection de l'horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg. Les pédales du clavecin incarnent la progression du temps, inéluctable et immuable, et aussi celle de l'expérience humaine. Les divers thèmes qui s'en émanent décrivent la mutation continue de notre réalité et ses différentes formes. Chez Bach est toujours présente la volonté de construire une musique qui rende hommage de façon pérenne à l'incroyable complexité et beauté de la création.
4'33'' JOHN CAGE, 1952
La partition de ce morceau mythique indique aux musiciens de ne pas jouer de leurs instruments tout le long du morceau. La seule « musique » est alors constituée par les sons ambiants qui se manifestent pendant la performance. Le titre de l'oeuvre se réfère donc non pas à la durée de l'exécution, mais à la durée de la performance. C'était ça la musique de cette pièce pour Cage. À la différence des compositions écrites pour faire disparaître le monde extérieur, pour le transcender, voici une musique qui s'ouvre au monde réel, au présent, comme une fleur de lotus qui éclot sur une vidéo en accéléré. Voici la musique telle qu'elle n'a jamais été considérée — bruit, silence — et qui abat toutes les barrières avec la réalité externe. Cette conception était en accord avec la vision zen du monde de John Cage. Le compositeur insiste sur le pouvoir de l'expérience et de la perception directes, qu'il appelait « l'être » de la vie. « Jusqu'à la mort il y aura des sons, écrit Cage, et ils continueront après ma mort. »
Cette chanson est devenue un hymne à la diversité et a été aussi adoptée par la communauté LGBT »
Les pédales du clavecin incarnent la progression du temps, inéluctable et immuable, et aussi celle de l’expérience humaine »
Voici une musique qui s’ouvre au monde réel, au présent, comme une fleur de lotus qui éclot sur une vidéo en accéléré »