LA VALLÉE DE L'INDUS
Voyage dans une civilisation pré-aryenne aux origines du yoga.
ELLE A été l'une des civilisations les plus avancées jamais connues : pourtant on ne savait rien d'elle avant 1920, lorsque des inspecteurs du Département archéologique indien, guidés par un moine bouddhiste à la recherche d'un sytpa (monument religieux), découvrirent par hasard, dans une aire au nord de l'inde (dans l'actuel Pakistan), l'une des cultures les plus anciennes au monde : la mystérieuse civilisation de la vallée de l'indus.
En fouillant à plusieurs reprises sous ce qui semblaient être juste des montagnes de détritus près des ruines de deux cités antiques – Mohenjo Daro et sa jumelle Harappa – apparurent les vestiges reculés d'un peuple pacifique et cultivé. Ce peuple n'avait ni roi, ni forteresses, ni armes et pratiquait un yoga archaïque. Il s'agit très probablement de la première communauté spirituelle organisée autour des principes yogiques.
La civilisation de la vallée de l'indus a fleuri entre environ 3 300 et 1 300 avant J.-C. et a occupé un territoire très vaste, suivant le cours du fleuve Indus, allant de l'iran à l'afghanistan, en passant par le Pakistan et en s'étadant jusqu'à l'himalaya, à l'inde nord-occidentale et au Maharashtra, une étendue comparable à celle de toute l'europe occidentale. À son apogée, sa population globale comptait plus de 5 millions d'habitants et depuis un siècle, les ruines de plus de mille centres habités ont été retrouvés. Bien que certains mystères restent encore sans réponse, les nombreuses trouvailles archéologiques permettent de brosser un tableau assez clair de cette société, de son fonctionnement et du mode de vie de ces populations.
Mohenjo Daro, le Manhattan de l’âge de Bronze
Mohenjo Daro, dont la licorne était le symbole, représentait pour l'époque une véritable métropole, un creuset d'ethnies et d'individus divers qui coexistaient pacifiquement. Déclaré en 1980 site patrimoine de L'UNESCO, Mohenjo Daro fut l'un des premiers grands centres urbains de l'histoire de l'humanité (elle comptait plus de 50 000 habitants) et eut une grande importance économique, culturelle et politique.
Y habitait un peuple à la très grande sagesse et à l'intelligence fort développée (et pas seulement « pour l'époque ») : ses habitants étaient agriculteurs, pasteurs, artisans, pêcheurs et d'habiles navigateurs, qui entretenaient des rapports commerciaux denses que ce soit par la terre ou par la mer. Ces liens pouvaient être construits avec les empires voisins comme la Chine, l'égypte, la Mésopotamie et la Perse lorsqu'ils exportaient des métaux précieux, des perles, de l'ivoire, de la céramique et du verre.
Cette cité a fleuri à partir de 2600 avant J.-C. et n'avait rien de « primitif » : elle était au contraire d'une étonnante modernité. Aujourd'hui, elle est encore considérée comme un modèle impeccable de durabilité urbaine, la première vraie cité écologique. Une agglomération organisée en plan carré, conforme à une urbanisation ordonnée et adaptée aux exigences de ses habitants. Des routes à l'abri de la chaleur excessive, une halle aux grains publique et accessible à tous, environ 700 puits publics et privés, et de nombreux petits potagers permettant de produire des légumes au sein même de la cité. Tous les habitants (sans aucune distinction) habitaient dans des maisons spacieuses et confortables, construites en briques et disposant d'eau potable, baignoires et bains privés ainsi que d'un système moderne d'égoûts pour écouler les eaux usées et évacuer les immondices (un système que même les Romains, près de 3 000 ans plus tard, furent incapables d'égaler).
Aucun lieu de culte dans la cité, qui présente en revanche de grands bains publics utilisés aussi comme fonts baptismaux, où les habitants se réunissaient pour assister aux rituels de purification. Leur capacité précoce à prendre en compte les questions d'hygiène et de propreté (en se débarrassant des déchets) reflète un idéal de pureté (saucha) central dans leurs croyances, qui annonce l'hindouisme et le jaïnisme sur de nombreux points.
La non-violence comme style de vie
Nous voudrions tous habiter dans une collectivité pacifique et harmonieuse, où les armes, les palais réservés au pouvoir, les prisons, l'exploitation, la discrimination basée sur la classe sociale, la race et le sexe n'existeraient pas ! Eh bien, cette société a déjà existé et s'est incarnée en la cité de Mohenjo Daro. En effet, à la différence d'autres civilisations contemporaines comme celle sumérienne ou égyptienne, aucune marque d'un emblème royal ou théocratique ne semble jamais avoir été retrouvé. Ni aucune fortification ni trace d'activité militaire ou de représentation de scènes de guerre, aucune sous-division en castes, tous éléments distinctifs des sociétés primitives caractérisées par un système patriarcal. Il est certain qu'elle possédait un fonctionnement démocratique et égalitaire et que les décisions étaient prises à l'unanimité par une assemblée de citoyens. La spiritualité semble avoir eu une place primordiale : caractérisée par des dispositions bienveillantes, une inclinaison à la non-violence et une volonté de réconcilier d'éventuels conflits. Les fouilles ont permis de mettre à jour de nombreux objets : bijoux, miroirs, poteries, tous d'excellente facture et même des jeux de tables très proches des jeux d'échecs actuels. Une société sans mariage institutionnalisé et sans prostitution.
Les sceaux du yoga
Dans son livre Health, Healing and Beyond, Desikachar nous rappelle que pendant de nombreux siècles on pensait que le yoga et les autres aspects essentiels de la tradition indienne étaient arrivés dans le sous-continent avec l'invasion aryenne, approximativement vers 1 500 avant J.-C. La découverte de la surprenante civilisation de la vallée de l'indus a totalement bouleversé ces convictions et a montré l'existence d'une culture yogique ou proto-yogique remontant à plus de 1 000 ans avant
l'invasion. D'autres trouvailles significatives en témoignent : des statuettes d'humains en positions yogiques classiques qui prouvent bien que le yoga était déjà pratiqué à cette époque. La découverte la plus importance concerne des sceaux du yoga, de petites plaques en pierre sur lesquelles ont été sculptés en bas-relief des caractères d'écriture, des figures symboliques comme des arbres sacrés, des animaux mythiques et des humains en posture de méditation. En les enfonçant dans l'argile, les images apparaissent en haut-relief. Les pratiques de la méditation, de la prière et des sacrifices rituels exigent un haut niveau de concentration et de visualisation sur des images et icônes représentant le divin. Il est possible que ces sceaux aient eu le rôle de support à la méditation et à la prière.
Un petit sceau retrouvé à Mohenjo Daro revêt une importance toute particulière. Il montre la figure stylisée d'un personnage tricéphale, assis sur un trône et coiffé d'un couvre-chef orné de deux cornes. Devant le trône se trouvent deux daims, un tigre, un rhinocéros et un buffle. Sur la partie supérieure du seaux, on observe des caractères d'une écriture qui attend encore d'être déchiffrée. On pense que le personnage mis en scène dans ce sceaux est pashupati, le dieu des animaux, un proto-shiva, dieu ascète et figure centrale de la religion hindouiste représenté en pleine pratique d'un asana très exigeant : mulabhandasana. Cette posture, en agissant sur le premier chakra, favorise la sublimation de l'énergie sexuelle et le contrôle de la pensée. Il s'agit d'une posture qui requiert une très grande souplesse et une parfaite maîtrise du yoga. Elle est souvent hors de portée, même pour les pratiquants les plus expérimentés. Dans cette posture, shiva est donc représenté comme Mahayogi, le prince des yogis.
Les mystères d’une civilisation perdue
Les chercheurs n'ont pas encore réussi à déchiffrer l'écriture de ces sceaux, une langue dravidienne ou un proto-sanscrit, qui n'a pas d'idiomes auxquels l'apparenter : il est donc encore difficile d'éclaircir certains mystères autour du développement et du déclin de cette civilisation. Certaines interrogations demeurent : par qui fut-elle construite, puis détruite ? Fut-elle réellement le berceau du yoga ? Dans un premier temps, les chercheurs attribuèrent sa fin à un peuple de cavaliers et guerriers d'origine « indo-européenne », connus sous le nom d'« aryens », probablement originaires de l'iran, qui conquit l'europe et l'inde du Nord entre le xviii et le xvie siècle avant J.-C. Ils s'installèrent dans les plaines du Gange, avec une occupation violente et rapide, imposant leurs propres traditions, hiérarchies sociales et privilèges de classes.
Les fouilles plus récentes tendent toutefois à montrer que la civilisation de la vallée de l'indus avait déjà entamé son déclin au moment de l'arrivée des Aryens, peut-être pour des raisons climatiques. L'assèchement du légendaire Saraswati, le fleuve le plus célébré du Rigveda, força les populations à abandonner graduellement les lieux et à migrer vers des terres plus fertiles, spécialement vers l'est, le long du Gange. Les archéologues ont aussi découvert que le taux de radioactivité relevé en ces lieux, même après 5 000 ans, est 50 fois supérieur à la normale. On pense alors qu'un incendie aux proportions colossales, d'une force comparable à celle d'une bombe atomique aurait pu dévaster en peu de temps la plupart des centres habités. Peut-être une météorite ? Il est possible que nous n'aurons jamais toutes les réponses. Ce qui est certain est que le précieux héritage de la civilisation de la vallée de l'indus fut récupéré par les dominateurs aryens qui surent récupérer et réorganiser habilement un grand nombres d'éléments (symboles, figures religieuses, ascétisme, rituels) encore très vivants.