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Carine Tardieu : « L’envie de raconter des histoires »

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Ôtez-moi d’un doute, le film de Carine Tardieu avec François Damiens et Cécile de France (présenté lors du Festival de Cannes 2017 à la Quinzaine des réalisateu­rs), a conclu la dernière édition de L’Eure fait son cinéma (ancienneme­nt Place aux cinémas), à la fin du mois d’août. À cette occasion, la réalisatri­ce nous a accordé un long entretien. Extraits. C’est la troisième fois que vous venez ici, à Évreux.

Carine Tardieu : Je me souviens, je suis venue pour La Tête de maman, avec Kad Merad.

Et aussi pour Du Vent dans mes mollets… Cette fois, vous venez pour Ôtezmoi d’un doute, un film «synthèse» d’une certaine manière puisque le premier, vous l’aviez fait avec Michel Leclerc (Le Nom des gens) et le second avec Raphaële Moussafir, et cette fois vous avez travaillé avec les deux, pour parler de pères.

Absolument. D’abord, j’ai beaucoup parlé des mères sur mes deux précédents films. Là, j’avais envie de passer aux pères. Pour des raisons personnell­es que je peux dévoiler - ce n’est pas si intime que ça. En gros, j’ai la sensation d’avoir rencontré mon père il y a quelques années, et pourtant je le connaissai­s, c’est lui qui m’a élevée, c’est mon vrai père, etc. Mais je l’ai rencontré au sens de la rencontre. C’està-dire : faire connaissan­ce avec non pas le père, mais l’homme.

« Son père n’était pas son père »

J’ai essayé de me lancer toute seule dans l’écriture. Je pense qu’elle était trop autobiogra­phique. J’avais du mal à trouver le recul. J’ai jeté des projets à la poubelle jusqu’au jour où un ami, qui a une soixantain­e d’années, aujourd’hui…

… que vous remerciez au générique…

… qui s’appelle Didier. Il m’a raconté son histoire qui est à la fois très proche du film et à la fois très lointaine puisque j’ai romancé l’histoire, beaucoup. Il a découvert à 50 ans que son père n’était pas son père. Lui, c’était à l’occasion de la mort de sa mère. Les langues se sont déliées autour de lui.

Vous gardez le début de cette histoire et vous travaillez dessus.

Très vite, je me suis demandé que faire de cette histoire ? Je trouvais que ça manquait de personnage féminin. J’ai eu très vite l’idée de cette demi-soeur. Ça, c’est l’idée que j’ai amenée à Michel Leclerc. Et là, on rentre dans la fiction. Qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? On s’est mis à travailler ensemble avec un grand plaisir parce que je suis très proche de Michel, c’est un de mes meilleurs amis. Michel et Raphaële sont mes alter ego, vraiment. Je peux les considérer comme un frère et une soeur que j’aurais choisis. On s’entend extrêmemen­t bien. On est très proches. Je n’avais pas écrit Du Vent dans mes mollets avec Michel parce que c’était l’histoire de Moussafir, mais il était ravi qu’on retravaill­e ensemble. Sauf qu’au bout d’un moment, peut-être huit mois de travail, Michel n’était plus disponible. J’avais un scénario qui était presque fini. Je sentais qu’il avait des écueils, qu’il n’était pas totalement abouti. Je l’ai fait lire à Raphaële Moussafir, en lui disant : Peut-être que tu peux faire un petit script doctoring. Elle m’a dit : En fait, je crois qu’il y a plus qu’un script doctoring à faire. On a remis une forme de pudeur dans le film. On s’est autorisé un peu plus d’émotion.

Vous avez confié qu’il y avait un peu de vous dans chacun des personnage­s.

Oui, forcément. Je ne peux pas défendre un personnage ou un acteur si je ne me retrouve pas d’une manière ou d’une autre en lui. Évidemment, et clairement, je suis dans les deux femmes. Les gens qui me connaissen­t trouvent que je leur ressemble. Ce sont deux femmes qui réagissent différemme­nt, mais elles ont des choses en commun. Elles se disent ou se pensent totalement autonomes, fortes a priori, et elles sont toutes les deux collées à leurs pères et incapables de s’en détacher, même si elles ne supportent plus de l’être.

Outre François Damiens et Cécile de France, vous nous montrez des hommes vieillissa­nts, ça ne le leur a pas posé de problèmes pour jouer les vieux messieurs ?

Guy Marchand n’a pas eu à le jouer, il a l’âge du rôle, il a 80 ans [il est né le 22 mai 1937, ndlr]. Mais il est bien conservé parce qu’il fait du sport. La seule chose que je lui ai demandée, c’est de se laisser pousser la barbe. Il ne voulait absolument pas. Il disait que c’était pour les hipsters, les djihadiste­s, tout le monde porte la barbe maintenant. Il a rechigné beaucoup. Mais - ce qui est drôle - depuis qu’il a la barbe, tout le monde lui propose des rôles, donc il l’a gardée. André Wilms est plus jeune, il a plutôt 70 ans. Lui aussi, je lui ai demandé de se laisser pousser la barbe. Je les trouve beaux, tous les deux.

Et Esteban. On le connaît en tant que David Boring, le chanteur des Naive New Beaters. En préparant cette interview, j’ai découvert que c’était le fils du cinéaste Philippe Clair.

Lui, je l’ai repéré dans le film de Sólveig Anspach, L’Effet aquatique, où il avait un tout petit rôle. Mais en 5 minutes, j’ai été complèteme­nt hallucinée par le personnage, son débit, la voix d’Homer Simpson, il a un rythme improbable dans sa manière de parler. Ce qui est génial, comme il est musicien, il a un sens du rythme incroyable. Et, du coup, de la comédie.

Au générique, vous rendez hommage à Claude Sautet, il était important pour quelle raison ?

Sur ce film particuliè­rement. Il l’était depuis que je suis jeune, j’ai vraiment été nourrie et biberonnée - entre autres - par le cinéma de Sautet. Là, je me suis fait une cure en écrivant le film. J’ai revu tous ses films, lu ses biographie­s, interviews, etc. Je voulais qu’il m’inspire. Je n’ai pas du tout la prétention de faire du cinéma à la Claude Sautet, d’autant que mon film est plus une comédie que les films de Sautet - même s’il y avait de la drôlerie dans certains films de Sautet. Je suis fascinée par sa capacité à filmer les non-dits, à faire dire des choses en apparence anodines, le sous-texte. Et la bienveilla­nce des personnage­s. Dans César et Rosalie, c’est flagrant. Il y a une justesse et une énergie incroyable­s. Je me suis dit : J’en mange, j’en mange, et on verra bien ce qui en ressort. Et j’ai demandé à toute mon équipe, de mes comédiens aux renforts machinaux, de faire la même chose, je voulais que tout le monde voit un maximum de films de Claude Sautet. Qu’on ait tous Sautet en tête. Et tout le monde en parlait, du coup. C’était chouette. Puisque c’est une histoire de père ; je pense vraiment que dans la vie, on peut se choisir des pères, je me suis choisi Sautet pour ce film-là. Comme un père spirituel.

Comme tous les journalist­es, j’ai lu votre fiche Wikipédia avant de venir. Il est question de Barjavel.

Le problème de la fiche Wikipédia… Ils ont pris ça dans une interview que j’ai donné parce que j’écrivais des livres pour enfants, il y a très longtemps, et tout d’un coup, ça prend une place folle, alors que j’ai lu un milliard de trucs. Cela dit, Barjavel, je ne renie pas du tout. J’ai adoré. Et j’adore la science-fiction ou l’anticipati­on. Là, il y a Tobe Hooper qui vient de mourir et Poltergeis­t est un de mes films préférés. Aussi parce qu’il y a de l’humour et Spielberg derrière. C’est psychanaly­tique. J’adore ce que ça raconte. J’ai grandi aussi bien en voyant des films de Francis Veber, je parle de La Chèvre. Pour moi, le regard de François Damiens sur Esteban, dans le film, c’est Depardieu et Pierre Richard. J’ai adoré énormément de films de Spielberg. E.T. est sur mon podium. En fait, au cinéma, à partir du moment où ça me touche, j’aime énormément de choses.

Qu’est-ce qui fait que vous avez basculé de spectatric­e à réalisatri­ce ?

Ça s’est fait petit à petit. L’envie de base, c’est l’envie de raconter des histoires. Et je pense que j’ai quelque chose, un rapport à l’image. Je ne cadre pas mes films, mais j’adore faire de la photo. Ça part aussi du fait que, quand j’étais petite, j’étais assez solitaire.

(…/…)

Carine Tardieu : « L’envie de raconter des histoires » (suite)

Je n’étais pas trop sociable. J’avais des plaisirs qui étaient la nature, ma grand-mère, les animaux, je n’en sais rien… (rire) Ce n’était pas : plein de copains, les fêtes, tout ça. J’étais beaucoup dans un monde de rêverie. Le cinéma me sortait de tout ce qui me heurtait dans la vraie vie. Je n’ai pas osé y aller tout de suite. J’ai fait d’abord une école d’infirmière, après le bac. J’avais envie de cinéma, mais j’ai mis du temps avant de me l’autoriser. Si on m’avait dit, à 18 ans, que je serai réalisatri­ce, j’aurais ri. C’était inenvisage­able pour moi. J’avais tellement peu d’estime de moi-même. Comme ça me paraissait un métier de rêve. J’aurais jamais pensé le faire.

Quel a été le déclic alors ?

Mon frère - qui a 4 ans de plus que moi - a fait une école de cinéma. Il ne travaille plus dans le cinéma, aujourd’hui. Mais je crois qu’il a ouvert la porte. Quand je l’ai vu faire, je me suis dit : Après tout, pourquoi pas moi ? J’ai fait une école aussi. J’ai très vite dégotté des stages. À cette époque, je ne savais pas que je serai réalisatri­ce. Je voulais être dans ce métier-là. J’ai commencé à faire des stages sur des films. J’ai adoré ça. Être une petite main. Être partout comme une souris sur les plateaux. Et puis, petit à petit, en étant sur les plateaux des autres, je me suis rendu compte que j’avais quand même envie d’être calife à la place du calife. C’est là que c’est né, ce désir.

Vous pourriez vous autoriser un changement de genre ou vous avez trouvé votre voie ?

Là, j’ai un sujet qui est toujours autour de la famille. Une idée du thème que je veux aborder. Il se trouve que j’ai une idée qui pourrait peut-être m’emmener vers un cinéma un chouïa différent. Mais au fond, je n’ai pas forcément envie d’aller tenter des choses pour tenter des choses. Si, un jour, mon histoire nécessite de faire un film plus «fantastiqu­e» ou «policier», ce n’est pas pour autant que je ferai un film de genre. Je n’ai pas forcément l’ambition de faire autre chose que ce que je sais faire. Bien sûr, je progresse d’un film à l’autre. J’ai l’impression de faire des progrès. De faire de plus en plus simple. Là, où avant, je voulais prouver que j’étais metteur en scène en faisant des mouvements de grue, maintenant, j’assume à 1 000 % le champcontr­echamp et ça me va très bien. Peut-être que mes films vont être de plus en plus sobres (rire). On verra.

Vous êtes allée à Cannes, ce n’était pas prémédité. Même pas un rêve de petite fille, avez-vous confié.

Non. Je pouvais éventuelle­ment rêver des Césars, parce qu’il y a quelque chose de populaire. Et encore, ça me fait moins rêver aujourd’hui, finalement. Peut-être quand j’étais petite, parce que c’est une cérémonie qu’on regardait en famille. Cannes, pour moi, c’est très loin de moi. Et, comme en plus, je fais plutôt de la comédie, je n’imaginais pas une seconde qu’un jour, j’irai à Cannes. À vrai dire, je n’imaginais pas que je puisse faire des films suffisamme­nt bons pour aller à Cannes. J’avais l’impression que la barre était beaucoup plus haute que là où je pouvais aller. Ça fait plaisir. C’est sûr. C’est une reconnaiss­ance pour l’équipe. C’était un cadeau, comme ce n’était pas attendu. On n’a pas fabriqué le film du tout en pensant à ça. Ce n’est pas du tout une fin en soi, pour moi. C’est surtout super pour le film, ça lui donne une visibilité qu’il n’aurait pas forcément eue, sinon. C’est un cadeau, la cerise sur le gâteau. Entretien et photo : D.CH. Ôtez-moi d’un doute, sur les écrans le 6 septembre.

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