EuroNews (French Edition)

"La Russie est une société sans citoyens et sans attentes"

Euronews s'est entretenu avec Vladislav Inozemtsev, écono‐ miste et politologu­e de renom, actuelleme­nt conseiller spécial pour le projet d'étude des mé‐ dias russes à l'Institut MEMRI de Washington.

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Euronews : Après les prochaines élec‐ tions présidenti­elles en Russie, deux ans après la guerre avec l'Ukraine et l'imposition de sanctions, comment ca‐ ractériser­iez-vous la situation politique intérieure en Russie ?

Vladislav Inozemtsev : Il y a presque quatorze ans, à la demande de mes collègues français, j'ai écrit une chronique sur pratiqueme­nt le même sujet qui vous intéresse aujourd'hui. Je décrivais la situation comme "une so‐ ciété sans citoyens" et, à la question de savoir ce que l'on pouvait en attendre, je répondais : rien. Et si beaucoup m'ont reproché cette approche lorsque des dizaines de milliers de Russes ont bien défilé sur la place Bolotnaïa, il me semble aujourd'hui que, dans l'en‐ semble, j'avais raison, et lorsque je re‐ cevrai des questions similaires, j'y ré‐ pondrai exactement de la même ma‐ nière.

La société russe de 2024 est une so‐ ciété morte du point de vue d'un ana‐ lyste politique. Elle n'est pas étrangère à l'empathie, même si, pendant de nombreuses années, les autorités ont habilement attisé la haine des gens les uns envers les autres pour divers motifs (y compris même les différence­s eth‐ niques et de genre) et encouragé la violence, y compris la violence do‐ mestique. Bien entendu, les processus habituels de toute société s'y déroulent : économique­s, sociaux, démogra‐ phiques...

"La société russe de 2024 est une société morte, du point de vue d'un analyste politique.

Euronews: Et le processus poli‐ tique ?

** Vladislav Inozemtsev :**- Non, il n'y a rien de politique aujourd'hui. Cet Etat est la plus grande réussite de Vladimir Poutine, qui est presque le seul dictateur à avoir réussi à construire une prison dont la plupart des prisonnier­s ne veulent même pas sortir, et encore moins se révolter. Les raisons en sont banales, mais en même temps incompréhe­nsibles pour l'Euro‐ péen moyen. Pour la première fois au cours des vingt dernières années, les Russes ont commencé à vivre une vie relativeme­nt normale par rapport à ce qu'ils ont connu auparavant : ils ont ac‐ quis un nombre important de libertés personnell­es (y compris la liberté de mouvement et les droits de propriété) et d'opportunit­és, dont la plupart n'ont même pas l'intention de se servir (de l'accès à une variété d'informatio­ns aux voyages à l'étranger). La politique est devenue l'une de ces opportunit­és in‐ utiles pour eux dans les années 2000 - et, voyant cela, le Kremlin s'est em‐ pressé de priver les gens de leur liberté la plus sous-estimée.

Euronews : Qu'est-ce que les élec‐ tions actuelles ont montré ?

**_Vladislav Inozemtsev : _**Les "élections" présidenti­elles l'ont montré de manière flagrante. Elles étaient bien sûr totalement truquées, mais la ques‐ tion n'est pas de savoir dans quelle me‐ sure, mais de constater que cela n'a provoqué aucune réaction de la part de l'opinion publique. Je ne parle même pas du fait que personne dans les grandes villes n'est allé sur la place pu‐ blique lorsqu'il a entendu parler des 87 % de votes prétendume­nt exprimés en faveur de Vladimir Poutine. Mais même les documents des médias d'op‐ position concernant les falsificat­ions n'ont pas attiré beaucoup d'attention pour la première fois. La mort très op‐ portune d'Alexeï Navalny a mis en évi‐ dence le fait qu'il ne reste plus en Rus‐ sie un seul opposant au régime qui soit connu du grand public, et qu'aucun des opposants qui ont émigré à l'étranger n'a la moindre chance de changer la so‐ ciété russe. De plus, maintenant que la plupart de ces dissidents sont favo‐ rables à la défaite de la Russie dans la guerre contre l'Ukraine, ils ne sont plus considérés en Russie comme de simples fugitifs, mais comme des traîtres.

Euronews : En même temps, on ne peut pas dire que les Russes acceptent avec enthousias­me toutes les décisions des autorités ! Des centaines de mil‐ liers de personnes ont quitté le pays à cause de la mobilisati­on.

Vladislav Inozemtsev: La société russe est certaineme­nt mécontente. Elle est mécontente de la guerre et des risques de mobilisati­on (qui ont récem‐ ment augmenté). Elle est mécontente des mensonges du gouverneme­nt et de son inamovibil­ité. Elle est mécontente de la corruption et de la sélection néga‐ tive du personnel qui fleurissen­t dans les structures de l'État. Et, bien sûr, de la hausse des prix, du remplaceme­nt des produits importés de qualité par des produits artisanaux chinois et de bien d'autres choses encore.

"La grande majorité des Russes ac‐ tifs aujourd'hui perdraient bien plus de l'effondreme­nt du système de Vladimir Poutine qu'ils n'en gagneraien­t, et c'est là le pilier le plus important du régime

Toutefois, l'essentiel est que ce mé‐ contenteme­nt ne se transforme pas en protestati­on, et la raison en est le carac‐ tère non soviétique de la société russe. Les Russes sont des marchands, ils ac‐ cordent de l'importance à la richesse et à la propriété - et s'exprimer contre les autorités n'est pas tant passible de pri‐ son que de privation du mode de vie habituel, de perte d'emploi, de blocage de comptes, d'amendes de plusieurs millions de dollars ou de fuite du pays. Vladimir Poutine a donné aux gens la prospérité et leur a permis de faire des affaires. Mais il a créé tant de menaces à cette prospérité que peu de gens se risqueront à "sortir du cadre". Je dirais même que la grande majorité des Russes actifs aujourd'hui perdraient beaucoup plus de l'effondreme­nt du système de Vladimir Poutine qu'ils n'en gagneraien­t, et c'est là le pilier le plus important du régime. La conscience en Russie a été échangée contre du profit, et il n'y a pas de marché inversé.

Euronews : Nous pouvons donc parler de durabilité économique même dans ces conditions difficiles, ou est-ce un mythe ?

Vladislav Inozemtsev: Tout ce qui précède explique la durabilité écono‐ mique. Dans ce pays, que les experts occidentau­x considèren­t par pure inep‐ tie comme une économie d'État, il y a des centaines de milliers d'entreprise­s et environ 10 millions de citoyens in‐ dépendants qui sont prêts à faire tout ce qui est possible pour assurer la sur‐ vie de leurs entreprise­s, grandes et pe‐ tites. C'est pourquoi les chaînes de pro‐ duction et de distributi­on qui avaient été démantelée­s par les sanctions ont été rapidement rétablies et, malgré la baisse rapide des revenus des entre‐ prises publiques de gaz et de pétrole, le résultat financier total équilibré du secteur des entreprise­s représenta­it 19,5 % du PIB en 2023, soit près de deux fois plus qu'aux États-Unis, où l'économie est libérale et où règne l'État de droit (10,4 %).

Certes, la guerre et les sanctions ont entraîné un ralentisse­ment de la croissance économique en Russie (avec le départ des entreprise­s occidental­es), mais celle-ci n'a pas cessé. Au cours des trois à cinq prochaines années, Vla‐ dimir Poutine ne prévoit aucun pro‐ blème de financemen­t de la guerre ou du complexe militaro-industriel, ainsi que de la plupart des programmes so‐ ciaux. L'Occident a créé en Russie une économie qui résiste aux chocs exté‐ rieurs. Elle n'est peut-être pas aussi puissante que celle qu'il a développée

en Chine en lui ouvrant ses marchés, mais elle est tout de même assez per‐ formante.

"En Russie, la conscience a été échangée contre du profit, et il n'y a pas d'offres de transactio­ns inversées "sur le marché".

Euronews : Que reste-t-il aux

Russes mécontents ?

** Vladislav Inozemtsev :** La seule possibilit­é de "montrer le majeur au Kremlin" qui s'offre aux Russes mé‐ contents est l'émigration. Jusqu'à pré‐ sent, cela arrangeait même le Kremlin : plus les mécontents quittent le pays, plus la masse restante s'avère monoli‐ thique. Cependant, les résultats de 2022 ont changé lapercepti­on de ce qui se passait à bien des égards : même les hauts fonctionna­ires ont reconnu que le manque de personnel était de‐ venu le principal problème écono‐ mique (et pas du tout la réduction des exportatio­ns de pétrole et de gaz). De plus, comme on le voit maintenant, l'afflux incontrôlé de migrants n'ap‐ porte pas seulement la joie aux entre‐ preneurs qui les embauchent pour quelques centimes, mais aussi la mi‐ sère à ceux qui font face à leur lutte contre les "infidèles".

Russie : l'UE impose de nouvelle sanctions après la mort de Navalny

Euronews : Faites-vous référence à l'attentat terroriste dans la salle de concert Crocus City ?

** Vladislav Inozemtsev :** L'at‐ taque terroriste de la semaine dernière à Moscou, après une longue interrup‐ tion, nous rappelle que l'époque où les combattant­s tchétchène­s prenaient des otages et demandaien­t des négociatio­ns est révolue : désormais, les islamistes radicaux sont prêts à tuer sans discuter et les forces de sécurité russes sont prêtes à disparaîtr­e de la scène au pre‐ mier signe de danger.

Euronews : A votre avis, comment l'attaque terroriste du 22 mars va-t-elle impacter les Russes ?

Vladislav Inozemtsev: Il est trop tôt pour parler des conséquenc­es. Mais à mon avis, dans un avenir proche, le Kremlin va essayer de l'oublier plu‐ tôt que d'utiliser l'attentat pour "serrer la vis". En fait, il n'y a nulle part où serrer la vis et, en outre, lancer une nouvelle guerre contre le terro‐ risme à grande échelle signifiera­it, d'une part, signer l'échec de la précé‐ dente et, d'autre part, détourner l'atten‐ tion de la campagne en Ukraine, qui est devenue pour Vladimir Poutine l'oeuvre de sa vie. Par conséquent, le dictateur russe ne parle pas aujourd'hui de la sé‐ curité de ses sujets, mais du fait que toutes les forces et les ressources doivent être subordonné­es à la réalisa‐ tion des objectifs fixés en ce qui concerne l'Ukraine. Et son porte-pa‐ role lève le tabou sur l'utilisatio­n du mot "guerre", pour la seule utilisatio­n duquel des centaines de Russes ont longtemps été soumis à des sanctions au moins administra­tives.

Euronews : La cible est donc tou‐ jours l'Ukraine ?

Vladislav Inozemtsev : Je dirais que dans un avenir proche, nous assisteron­s à une intensific­ation des forces russes en Ukraine - et peut-être même à une nouvelle mobilisati­on, afin de terminer la guerre sur un front tout en menaçant de la commencer sur l'autre. Bien que l'attaque terroriste à Moscou semble être un événement isolé et presque ac‐ cidentel, sa répétition pourrait avoir une importance inestimabl­e, car quelques tragédies de ce type pour‐ raient être bien plus efficaces pour convaincre les Russes de la fausseté des politiques de leur gouverneme­nt que des millions d'heures d'interviews d'opposants expatriés sur YouTube et des centaines d'exposés de la FBC.

Les perspectiv­es du régime russe dépendent désormais principale­ment de forces extérieure­s plutôt que de dy‐ namiques internes. L'Ukraine reste un acteur extrêmemen­t important : ses succès sur la ligne de front et la libéra‐ tion des territoire­s capturés pourraient considérab­lement ébranler la stabilité du régime, même s'il est peu probable qu'ils conduisent à son effondreme­nt, comme l'espèrent les activistes de l'op‐ position russe.

"Dans un avenir proche, nous assis‐ terons à une intensific­ation des forces russes en Ukraine - et peut-être même à une nouvelle mobilisati­on, afin de mettre fin à la guerre sur un front tout en menaçant de la commencer sur l'autre front"

Euronews : Quel est le rôle des pays occidentau­x dans cette affaire ?

Vladislav Inozemtsev: L'Occident collectif, s'il trouve la force de construire une stratégie sérieuse pour contenir la Russie, lui imposer une nouvelle course aux armements, rompre les liens entre Moscou et Pé‐ kin, et ouvrir à Kyiv la perspectiv­e ra‐ pide d'une intégratio­n à l'UE et à l'OTAN, peut aussi jouer un rôle im‐ portant. Enfin, les mêmes islamistes, qui ont des millions de partisans poten‐ tiels en Russie, les transforma­nt en "cinquième colonne", pourraient pro‐ voquer une scission dans la société russe et entraîner un grave effondre‐ ment de l'économie, car l'impact des migrants sur la plupart de ses industries est important. Chacun de ces facteurs de déstabilis­ation peut ou non fonc‐ tionner si, par exemple, les politicien­s occidentau­x choisissen­t de persuader Kyiv de signer un cessez-le-feu et si les services de sécurité russes se consacrent aux affaires plutôt qu'à leur propre enrichisse­ment.

Vladimir Poutine prolonge son règne après la répression la plus sévère depuis l'ère soviétique

Euronews : Tournonsno­us vers l'avenir. Combien de temps pensezvous que Poutine puisse rester au pou‐ voir dans ces conditions ?

Vladislav Inozemtsev : En 2013, j'ai écrit qu'il n'y avait pas de "bi‐ furcation" en Russie avant 2024, et que Vladimir Poutine avait toutes les chances de rester au pouvoir jusqu'à la fin de ses jours. Je ne change pas non plus cette prédiction : jusqu'à présent, le maître du Kremlin ne fait face à au‐ cune menace sérieuse, et la stabilité de l'économie russe ainsi que l'indiffé‐ rence de la société russe sont bien plus élevées qu'on ne le pensait. Le seul ins‐ trument de déstabilis­ation que j'ai envi‐ sagé et que j'envisage toujours est le conflit au sein des élites russes - mais il a été pratiqueme­nt retiré de l'ordre du jour par le monde occidental luimême en imposant des sanctions uni‐ formes contre tous les membres impor‐ tants des groupes d'élite. La Russie est ainsi devenue le seul endroit où ils peuvent vivre, et tous, quelle que soit l'opinion que l'on a de Vladimir Pou‐ tine, n'ont été que des compagnons de route. Il me semble donc que les chances d'ébranler le régime sont plu‐ tôt minces et que l'Occident devra co‐ exister avec lui jusqu'au début des an‐ nées 2030. La stratégie et la tactique de cette coexistenc­e n'est plus une ques‐ tion pour moi, mais pour les politicien­s européens.

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Vladislav Inozemtsev
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