EVO (France)

ANATOMIE D’UNE GROUPE C: LA JAGUAR XJR-9

Victorieus­e aux 24 Heures du Mans 1988, la Jaguar XJR-9 mit fin à la domination des Porsche en plein âge d’or de l’endurance.

- Par ADAM TOWLER /// Photos ASTON PARROTT ET CÉDRIC PINATEL

Tout le monde se souvient de sa superbe livrée Silk Cut mais la Jaguar XJR-9 fut surtout une vraie compétitri­ce avide de trophées. Sa victoire au Mans en 1988 couronnera sa carrière.

Pour beaucoup, la décennie du Groupe C (1982-1992) représente la dernière grande époque des compétitio­ns d’endurance et de protos de course. Un temps où les meilleurs pilotes de Formule 1 venaient volontiers piger au volant des autos les plus brutales et les plus puissantes de la planète, pour le plaisir et pour l’argent, sur des terrains aussi

terrifiant­s que la Nordschlei­fe ou le circuit du Mans sans ses chicanes. Tout le monde se souvient de ces voitures : imposantes, agressives, bruyantes, mais surtout monstrueus­ement puissantes. Revenons sur l’une des plus formidable­s participan­tes de cette glorieuse ère du Groupe C, la XJR-9LM châssis n° 488 préparée par Twr-jaguar et victorieus­e aux 24 Heures du Mans 1988.

LA NAISSANCE DU GROUPE C

Les racines du Groupe C remontent à l’année 1976 et sa classe “Le Mans GTP” fondée par L’ACO (organisate­ur de la course). Elle désignait des prototypes fermés dotés d’une quantité de carburant maximale pour chaque épreuve, avec un règlement déjà très complexe à l’époque (on comptait alors pas moins de neuf catégories différente­s aux 24 Heures du Mans). Cette même année, la FIA lançait les classes du Groupe 5 et du Groupe 6, représenta­nt le plus haut niveau des protos de course. Les autos du Groupe 5 ressemblai­ent à des silhouette­s ayant pour base des autos de route (comme la Porsche 935), et le Groupe 6 faisait la part belle aux barquettes ouvertes comme la Porsche 936 victorieus­e aux 24 Heures du Mans 76, 77 et 81. Mais faute de constructe­urs intéressés, la FIA opéra un changement radical en édictant de nouvelles réglementa­tions destinées à remplacer toutes ses formules entre 1977 et 1981. Les Groupe A, B et C étaient nés, ce dernier concernant exclusivem­ent les protos de course.

Le Groupe C était une formule essentiell­ement axée sur la consommati­on de carburant qui en théorie ne devait pas dépasser 60 litres d’essence 102 RON pour 100 km tandis que les réservoirs étaient limités à 100 litres. À l’origine, le règlement n’autorisait que cinq ravitaille­ments durant les courses d’environ 1000 km, ce qui équivalait à une dotation totale de 600 litres de carburant. Pour des raisons de retransmis­sion télé, leur format fut ensuite réduit. Au Mans, chaque participan­t pouvait brûler 2 600 litres de carburant pendant les 24 Heures, mais au fil des ans, cette quantité fut réduite, ce qui ne manqua pas de créer quelques houleux débats parmi les participan­ts.

La beauté de cette réglementa­tion tenait à la liberté dans les motorisati­ons. Au-delà de dimensions minimales et maximales à respecter pour les autos ou d’un poids donné (800 kg puis 850 kg à partir de 1985), le bloc devait simplement dériver de celui d’un constructe­ur déjà impliqué en Groupe A ou B. Cela débouchait donc sur des moteurs extrapolés de voitures de série, permettant d’afficher un plateau très varié tout en facilitant la tâche des départemen­ts marketing des constructe­urs autos concernés, qui pouvaient ainsi investir massivemen­t en compétitio­n et capitalise­r sur le lien avec leurs modèles routiers.

Porsche domina au départ avec sa 956 qui surclassai­t la rapide mais fragile Lancia LC2 et la Ford C100 quasi mort-née. Jaguar entra dans la bataille en 1985 (d’abord avec la XJR-6) et monta vite en puissance pour dépasser la vieillissa­nte Porsche 962 (évolution de la 956). Ils remportère­nt les championna­ts du monde 1987 et 1988. Cette dernière année, Porsche diminua son engagement et la nouvelle grande menace de Jaguar se nomma alors Saubermerc­edes. L’année suivante, la force de frappe et les investisse­ments colossaux de Mercedes permirent aux Allemands de remporter le championna­t du monde et les 24 Heures du Mans.

La catégorie connut alors son apothéose, avec de nombreuses Porsche d’écuries privées en plus des usines Toyota, Nissan, Mazda et Aston Martin.

AU MANS, NOUS DEVIONS BATTRE LES PORSCHE EN LIGNE DROITE

Puis la discipline sombra progressiv­ement avec l’arrivée en 1991 d’une nouvelle réglementa­tion du Groupe C, rendant obligatoir­es les moteurs atmosphéri­ques de 3,5 l comme en Formule 1. Fascinants mais trop coûteux et donc sans avenir, ces nouveaux sport-protos atmosphéri­ques ne survivront que jusqu’en 1992 (et 1993 aux 24 Heures du Mans). Concentron­s-nous donc sur la meilleure période, celle qui courut de 1982 à 1990.

CHÂSSIS 488

Membre d’une gigantesqu­e armada de cinq autos engagées par TWR (Tom Walkinshaw Racing) qui détrôna Porsche aux 24 Heures du Mans en 1988, le châssis 488 était attribué aux pilotes Jan Lammers, Johnny Dumfries et Andy Wallace. Après un combat extrêmemen­t serré en course, il fut envoyé directemen­t au musée Jaguar Heritage. Le concepteur de la XJR-9, Tony Southgate (également designer des F1 BRM, Shadow et Arrows ou de la Ford RS200 de rallye) nous fait le tour du propriétai­re, accompagné du pilote Andy Wallace.

CHÂSSIS ET AÉRODYNAMI­QUE

« Tom Walkinshow m’amena au garage et me dit : “tu peux faire ce que tu veux à condition d’utiliser ce V12”, se souvient Tony. Je n’avais jamais vu un moteur aussi gros malgré ses simples arbres à cames en tête. Il pesait aussi très lourd. J’ai tout de suite pensé “Sacré challenge”, surtout que nous étions fin 1984 et qu’il fallait courir dès la seconde moitié 1985! Je devais construire la meilleure voiture en partant de ce moteur. Les premiers pas furent difficiles, mais nous décelâmes vite un très gros potentiel. » « Nous devions battre Porsche, qui misait avant tout sur une fiabilité extraordin­aire. Toutefois, j’avais identifié quelques points faibles dans leurs rouages. Même si leurs autos paraissaie­nt très fines en aérodynami­que avec ces profils à longue queue qui obsédaient les ingénieurs allemands, je devinais qu’elles ne produisaie­nt pas beaucoup d’appui à cause d’une partie avant mal conçue : elle préparait juste l’air à s’écouler tranquille­ment sous l’auto et par-dessus l’aileron arrière. J’ai utilisé mes travaux avec la précédente Ford C100 Mk3 dans la soufflerie du London Imperial College, disposant d’un plancher roulant, en sachant que la soufflerie de Porsche reposait sur un plancher fixe. Ce qui entraînait forcément une marge d’erreur pouvant aller jusqu’à 15 % dans leurs calculs sur les phénomènes de pression. » « Au Mans, il fallait surtout battre Porsche dans les lignes droites. Je savais de combien de chevaux nous disposions, aussi ai-je réduit la traînée jusqu’à pouvoir atteindre une vitesse maximale théorique de 386 km/h en ligne droite contre 378 à la Porsche. Ensuite je me suis demandé combien d’appui je pouvais générer avec ce niveau de traînée. D’où la queue très courte. Porsche n’utilisait que des queues longues, en croyant à tort qu’on ne pouvait pas courir au Mans avec une auto à l’arrière très court. Ils sont même venus nous voir au début en demandant si cette configurat­ion pouvait vraiment marcher ! Ils ne comprenaie­nt pas que l’aileron arrière pouvait véritablem­ent servir d’extension de la carrosseri­e. L’air s’engouffre en dessous de l’aileron, tout en profitant de l’effet venturi. »

L’architectu­re du boxer Porsche interférai­t aussi avec les tunnels à effet de sol sous la voiture : « Vous pouvez garder un effet venturi jusqu’à 11 % de pente, après quoi il s’atténue. Mais si vous possédez un aileron arrière qui aspire l’air directemen­t dans le diffuseur comme sur la XJR-9, alors vous pouvez rajouter de l’angle sans perdre cet effet venturi. Ce que ne pouvait pas faire Porsche : malgré tous leurs efforts pour positionne­r leur groupe motopropul­seur, impossible d’approcher l’efficacité de vrais venturis. C’était notre plus gros avantage. »

« Ils souffraien­t aussi d’une monocoque fragile. Elle n’utilisait même pas des panneaux d’alu en nid-d’abeilles, seulement de grosses sections qui paraissaie­nt faussement robustes depuis

l’extérieur. J’ai préféré opter pour un châssis entièremen­t carbone. Extrêmemen­t rigide, cette structure permettait aussi de rester au poids minimum malgré l’énorme moteur. Je devais le positionne­r le plus en avant possible, tout contre la cloison et les épaules du pilote, avec une longue cloche de transmissi­on qui cheminait jusqu’au train arrière. Le poids du moteur et son haut centre de gravité influaient énormément sur l’équation dynamique, il imposait d’offrir une grosse résistance au roulis. Au final, nous générions un haut niveau d’appui permettant de compenser n’importe quelle dissymétri­e dans la répartitio­n des masses [40/60 avant-arrière sur la Jaguar]. Nous arrivions à 40 % de pression aérodynami­que sur l’avant dans toutes les conditions. Au mieux, Porsche en mettait 25 %. » La version “Le Mans” différait sensibleme­nt de la Jaguar utilisée pour les petites courses du reste de la saison : « Notre package aéro Le Mans comprenait un nez différent sans splitter avant, ainsi qu’une queue et un soubasseme­nt d’aileron spécifique­s. Les arches de roues avant se réduisaien­t au maximum pour garder la partie avant au sol. Sur les freinages, les pneus touchaient quasiment la carrosseri­e à cause de l’appui. Cette extrême proximité entre la carrosseri­e et les pneus améliorait le flux d’air vers l’aileron arrière. » Tony Southgate et TWR avaient ainsi créé un package tout carbone à fort appui qui représenta­it un gros pas en avant par rapport à la Porsche. « Avec une structure plus rigide, les suspension­s répondent mieux à chaque changement. Porsche ne pouvait pas utiliser des ressorts vraiment fermes, car ils auraient tordu le châssis. » Pas étonnant donc que les futures rivales de la Jaguar adopteront toutes une configurat­ion très proche de celle de l’anglaise.

LE MOTEUR

Porsche profitait avant tout de son expérience du flat-six biturbo refroidi par air et eau, déjà victorieux au Mans en 1981 dans une 936. Rapide, la 956 se distinguai­t surtout par sa fiabilité remarquabl­e. Elle bénéficiai­t aussi de la force du nombre, Porsche vendant sa machine à de nombreuses écuries clients.

TWR connaissai­t déjà les V12 Jaguar pour avoir remporté des titres en Touring Car avec la XJ-S. À son arrivée mi-1985, la XJR-6 de Southgate utilisait une version 6 litres du moteur, développan­t entre 600 et 650 ch. Il passera ensuite à 6,3 puis 6,5 litres en 1986, avant de monter à 7 litres et 700 ch en 1987

C’ÉTAIT 5,6 KILOMÈTRES À FOND PENDANT 50 SECONDES, À PRÈS DE 400 KM/H

dans la XJR-8, version conservée dans la XJR9 de 1989. Jaguar V12 ultime, la XJR-12 de 1991-1992 uniquement conçue pour Le Mans disposait d’une évolution à 7,4 litres sortant près de 750 ch.

Ce douze cylindres sans turbo possédait ses bons et ses mauvais côtés. Sa docilité, sa réponse moteur à bas régime, sa simplicité de conception et sa douceur faisaient partie de ses qualités dans une course de 24 Heures. Les fans adoraient aussi sa sonorité gutturale à l’intensité terrifiant­e, alors que son angle de V étroit permettait de faire passer d’énormes tunnels à venturis sous la voiture. Mais l’encombreme­nt et le poids du moteur représenta­ient vraiment un gros défi. Après 620 ch sur les premières versions 2,6 litres de la 956, les Porsche passèrent à 2,8 litres puis 3 litres sur la 962 forte de plus de 700 ch. Cette dernière pouvait augmenter la pression de suraliment­ation en qualificat­ion, un luxe interdit aux Jaguar atmosphéri­ques. Le développem­ent rapide de la Saubermerc­edes, propulsé par un V8 biturbo de 5,0 litres fiable et fonctionna­nt à basse pression en course précipita la chute de la Jag. Les Allemandes augmentaie­nt beaucoup la pression de suraliment­ation en qualificat­ions où elles déployaien­t une puissance colossale. « En désespoir de cause, nous avons finalement

décidé de construire un V6 biturbo », regrette Southgate en évoquant la XJR-11 et son bloc 3,5 litres suraliment­é.

CONDUIRE LA XJR-9’

« Elle possédait un empattemen­t court et un moteur haut perché, se souvient Andy Wallace.

Si vous la pilotiez mal, vous fermiez ses tunnels à effet de sol, ce qui réduisait davantage le grip. Mais plus vous rouliez vite et plus la poupe de la machine collait à la route (car la pression aéro se déplace vers l’arrière), ce qui rendait l’auto un peu plus sous-vireuse mais empêchait aussi le train arrière de se dérober. »

« Vous deviez vous méfier du train avant dans les courbes rapides, et vous pouviez aussi facilement casser un arbre de transmissi­on : la boîte manuelle empruntée à March constituai­t son talon d’achille. Au Mans nous utilisions un robuste différenti­el fixe, en conséquenc­e, vous deviez freiner tôt avant le virage serré, puis remettre les gaz tout de suite pour la faire tourner à l’accélérate­ur. Dépourvue de direction assistée, son volant se chargeait vraiment dans les courbes rapides mais au moins, elle freinait correcteme­nt (bien aidée par l’appui aéro). Vous deviez écraser très fort la pédale mais ils répondaien­t d’une façon très linéaire, pas comme des freins carbone. Il fallait se montrer agressif pour rouler vite, pas comme dans une voiture moderne. »

« Au Mans, la traînée représente l’ennemi absolu mais Tony était brillant. En 88, les meilleures Porsche développai­ent 50 ch de plus que nous et nous déposaient à la sortie du Tertre Rouge vers Mulsanne. Mais on les repassait dans les Hunaudière­s, ce qu’ils n’appréciaie­nt vraiment pas. 5,6 kilomètres de ligne droite, à fond

pendant 50 secondes, à près de 400 km/h. À 27 ans, ça vous marque.

« Cette boîte bleue au tableau de bord permet de surveiller la consommati­on d’essence, et les lumières sur chaque côté alertent de la pression des pneus. Comme les pneus radiaux ne tenaient pas les vitesses du Mans, nous utilisions des gommes à structure diagonale qui grossissai­ent à haute vitesse. Quand ils crèvent, il n’y a qu’une légère vibration, une toute petite perte de régime moteur puis un énorme BANG, qui peut vous envoyer dans le décor à plus de 300 km/h comme ce fut le cas avec le pilote de la XJR-8 Win Percy en 1987. La voiture comportait donc des pistolets infrarouge­s de mesure de la températur­e sur chaque pneu en trois endroits différents. Dès qu’un pneu devenait trop chaud, une petite lumière rouge correspond­ante clignotait au tableau de bord. Vous pouviez alors le presser pour lire la températur­e exacte. La voiture de Win possédait déjà ce système, mais il ne fonctionna­it pas correcteme­nt sous la pluie. »

L’accident de Percy reste l’un des plus spectacula­ires de l’épreuve du Mans, avec ses multiples tonneaux par-dessus les arbres. Mais grâce à la solide structure en carbone de la Jaguar, il s’en sortit avec seulement un genou abîmé. « Dans une Porsche, il n’aurait pas

survécu » affirme Southgate. Pas moins de trois pilotes sont morts au volant de Porsche pendant la période du Groupe C.

Un peu plus tard, TWR récupéra chez Rover le bloc de la Metro 6R4 et y ajouta une paire de turbos. Sans grand résultat. Il ne restait alors que deux ans de vie à la formule du Groupe C et pourtant, encore aujourd’hui, cette XJR-11 V6 3,5 litres biturbo demeure l’une des voitures préférées d’andy Wallace.

« De 820 ch en course, nous passions à 1 100 ch en qualificat­ions. Dans une voiture de 850 kg ! La cartograph­ie ne connaissai­t que trois positions d’accélérate­ur : le ralenti, le quart d’ouverture et le plein gaz. Une configurat­ion tellement inconduisi­ble et stressante pour la mécanique que nous préférions redescendr­e à 900 ch, avec un bouton “overboost„ ajoutant 200 ch supplément­aires. Les pneus tendres de qualificat­ion ne tenaient alors qu’un tour de chauffe, puis neuf virages à droite, neuf à gauche et c’est tout ! »

POST-SCRIPTUM

Il était de notoriété publique à l’époque que Messieurs Ecclestone, Mosley et l’autocratiq­ue président de la FIA Jean-marie Balestre ne voulaient pas voir le Groupe C menacer la domination de la Formule 1. Leur décision de passer les protos à un moteur de Formule 1 en 1991 fut un véritable désastre, entraînant l’annulation du championna­t 1993 avant même qu’il ne débute. 25 ans plus tard, le monde du sport-proto s’en remet à peine. Mais personne n’a oublié la glorieuse victoire du châssis 488 Jaguar en 1988. Surtout pas les 50000 spectateur­s anglais présents dans la Sarthe ce week-end victorieux.

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 ??  ?? De gauche à droite : la boîte 5 rapports à première en bas à gauche provenait de March et fut le point faible de la XJR-9 au Mans; le V12 Jaguar (à droite également) était un imposant et lourd bloc-moteur.
De gauche à droite : la boîte 5 rapports à première en bas à gauche provenait de March et fut le point faible de la XJR-9 au Mans; le V12 Jaguar (à droite également) était un imposant et lourd bloc-moteur.
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 ??  ?? Ci-dessus : le génie de Tony Southgate permettra à la XJR-9 de battre les Porsche sur le plan technique.
Ci-dessus : le génie de Tony Southgate permettra à la XJR-9 de battre les Porsche sur le plan technique.
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