Félins pour l'autre

Une vie de petits riens

- STÉPHANIE TALTAVULL

"Parfois, j'imagine comment je pourrais traverser la rivière, sur quelle pierre je poserais le pied en premier, un pas, un deuxième, un troisième... le regard loin devant sur l’autre rive, mes bras servant de balancier pour ne pas tomber, comme une équilibris­te sur un fil".

7h12.

Un rayon de soleil passe par l'étroite fenêtre, je cligne des yeux pour m'habituer à la clarté du petit jour. Des particules de poussière s'animent dans la lumière, dansent, virevolten­t sans retenue. Elles se bousculent pour vivre ce fugace moment de plénitude, valant bien plus que toute une vie de morne langueur.

J'aime ces matins ensoleillé­s. Octobre est mon mois préféré. Sa lumière est si particuliè­re, réconforta­nte et tiède, mais déjà blanchie par le souffle de l'hiver arrivant au loin. Le soleil nous offre ses derniers instants de chaleur, les dernières fleurs s'épanouisse­nt, les feuilles s'accrochent aux branches. Toute la nature s'applique à nous donner un peu d'espoir, à nous faire croire que l'hiver ne viendra peut-être pas cette année... et l'illusion fait son effet, la douceur d'octobre parvient certains jours à réchauffer notre coeur, si triste de devoir renoncer à l'été.

Blottie sous ma couette, chaude et moelleuse, je m'éveille, profitant de l'atmosphère douillette de ma cabane. Ma cabane au fond des bois, mon refuge, mon havre de paix. Pourtant, elle n'a rien d'exceptionn­el cette cabane. Petite, elle ne comporte qu'une seule pièce et qu'une seule fenêtre. Les murs et le sol sont dépouillés, le mobilier simple est réduit à l'essentiel.

Un lit, une table, des étagères, une commode, une chaise et une table de nuit. Et une petite salle d'eau à gauche en entrant. Mais c'est mon univers, chaque petite chose est à sa place et me convient. La lampe de chevet offre une douce luminosité lorsque je lis pour m'endormir le soir.

Les draps et la couette sentent la fleur d'oranger, ils sont doux et propres, ils ont l'attrait d'un goûter d'antan, je m'y glisse toujours avec gourmandis­e.

Sur la première étagère, trônent fièrement mes livres. Il y en a de tous les âges, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Des écrivains incontourn­ables, des faiseurs de best-seller, des auteurs discrets et talentueux en ont noirci les pages. Et je les dévore un à un jusqu'au dernier. Une fois dévorés, ils seront remplacés par de nouveaux livres, certains laissant dans mon coeur et mon esprit un souvenir, une émotion indélébile­s, alors que d'autres, sans saveur, sont oubliés dès la dernière page tournée.

Sur l'autre étagère, il y a la bouilloire électrique, des boîtes de thé du monde entier, deux tasses décorées de fleurs mauves et des petits gâteaux croquants au sésame. Je mets l'eau à chauffer pendant que je me débarbouil­le au lavabo. L'eau qui coule ici est pure et fraîche. Je prends quelques minutes pour choisir mon thé, c'est un tel plaisir de sentir leur parfums, tous différents. Entêtants, sucrés, fleuris, suaves, épicés, j'ai tous les parfums du monde enfermés dans mes boîtes de métal. C'est une richesse incomparab­le.

Lorsque mon thé est prêt, je prends ma tasse entre mes mains et me laisse envahir par cette douce chaleur. Elle réchauffe d'abord mes paumes, puis la vague se propage à tout mon être. Mais c'est une vague lente, elle n'est pas pressée, elle se donne avec parcimonie. Je bois mon breuvage à petites gorgées pour en apprécier toute la saveur. Je trempe mes biscuits pour les ramollir car je déteste entendre les bruits de ma bouche quand je mange, troublant ainsi le silence de la pièce.

Puis je m'installe, tout près de la fenêtre, le nez collé sur la vitre. Un moment de contemplat­ion que je m'accorde chaque jour dans ma cabane. Il peut durer quelques instants ou plusieurs heures. S'il fait froid, je pose sur mes épaules mon plaid en cachemire ; il est d'un gris sobre et chic, mon seul objet précieux dans cette mansarde. La nature offre chaque jour un spectacle différent, une multitude de couleurs, de petits êtres et de mouvements, dont je ne peux me lasser.

Devant moi, la forêt s'étend à perte de vue. Je peux porter mon regard très loin car ma cabane est en haut d'une colline et domine les alentours. En contrebas passe une rivière, elle est trop loin pour que je puisse écouter sa joyeuse mélodie. J'ai tenté au début de tendre de l'oreille, de me concentrer jusqu'à en avoir mal à la tête mais la rivière est restée muette. Elle ne m'offre que ses reflets changeant au rythme des saisons, ses branchages pris dans le tourbillon du courant et qui tentent d'arrêter leur course folle, ses cailloux qui chaque jour changent de place pour créer un nouveau chemin de traverse. Parfois, j'imagine comment je pourrais traverser la rivière, sur quelle pierre je poserais le pied en premier, un pas, un deuxième, un troisième... le regard loin devant sur l’autre rive, mes bras servant de balancier pour ne pas tomber, comme une équilibris­te sur un fil. J'essaie de distinguer les pierres les plus larges et les plus solides sur lesquelles je pourrais me reposer et les pierres glissantes qui précipiter­aient ma chute ! Une fois la rivière traversée, je pourrais me promener à loisir dans cette forêt majestueus­e, explorant tous les chemins qui passent sous les hauts pins, découvrant les trésors qui s'épanouisse­nt à l'ombre de ces arbres éternellem­ent verts.

J'aime leur puissance et leur résistance à toutes les lois de la nature. Combien de fois ne les ai-je vus ployer sous le poids de la neige fraîche et compacte des matins d'hiver ? Combien de fois le vent n'a-t-il tenté de les faire céder sous ses rafales ? Et si quelques épines se laissent brûler par la chaleur implacable du soleil, c'est pour renaître, encore plus vertes, dès la fraîcheur revenue. Ils sont là, imperturba­bles, pour continuer de m'offrir, chaque jour, un horizon pur et rassurant. Comme ces petits cadres accrochés au mur de la cabane. Quatre clichés qui ont la couleur du bonheur.

Mes parents, ma soeur et moi, souriants et bronzés sur la plage de mon enfance. Mes meilleures amies m'entourant le jour de mes vingt ans, le verre levé et le regard volontaire de celles qui ont toute leur vie à vivre. Ma grand-mère, au jardin, entourée de ses roses merveilleu­ses. Et la maison dans laquelle j'ai grandi, blanche et parfaite, avec le brave chien endormi sur le perron.

Mais il n'y a pas de photo de Paul. Je n'ai qu'à prononcer son prénom pour sentir mon coeur se serrer, se serrer si fort qu'il pourrait sortir de ma poitrine et tomber là, inerte, sur le sol de ma cabane.

Paul, c'est mon amour, ma vie, l'homme qui a été fabriqué pour tenir ma main et embrasser mes lèvres, comme j'ai été fabriquée pour me blottir contre son torse et caresser ses cheveux.

Paul m'a effacée de sa vie pour toujours. J'ai tué Kate. C'était son amie d'enfance, sa complice depuis ses premiers pas. Elle avait une place particuliè­re dans sa vie, une place si grande que ça m'empêchait de trouver la mienne.

Paul et moi, c'est l'histoire d'un coup de foudre, d'une évidence au premier regard, d'un bonheur sans nuage.

C'est par un après-midi d'été, lourd et douceâtre, que j'ai rencontré Kate. Il avait tellement hâte de me la présenter. Je l'ai trouvée si belle et douce, je voyais cette complicité entre eux et toute cette belle harmonie s'est brisée. Je l'ai haïe au premier regard.

Paul avait beau me rassurer, me prouver chaque jour à quel point il m'aimait, le poison de la rivalité s'insinuait dans mes veines. Insidieux. Il se nourrissai­t de toutes les rancoeurs, les fragilités enfouies au fond de mon être. Je me sentais comme la petite fille que son père ne regarde pas, pas assez jolie, pas assez intéressan­te. C'était elle, cette enfant, que je voyais dans le miroir le matin et tous les compliment­s, tous les mots d'amour échouaient à faire revenir le reflet de la jolie femme, séduisante et charmeuse que j'avais su devenir.

J'ai essayé de vivre avec cette intruse dans notre couple, tentant de ressentir ne serait-ce qu'un soupçon d'affection pour elle. J'usais de mes sourires et de mon ton badin lorsqu'elle était là, alors que la froideur de la colère parcourait mon corps devant leurs fous rires et leurs gestes tendres. Nous avions pourtant, à cette période, des moments de bonheur intense avec Paul, et je m'y raccrochai­s, désespérém­ent.

Un jour, je les ai surpris dans le salon.

Elle pleurait et Paul la serrait contre sa poitrine. À la vue de ces corps serrés l'un contre l'autre, d'où émanaient affection et chaleur, je crus devenir folle. Ce fut la première crise de jalousie, violente et destructri­ce. Je pus lire la peur dans leurs yeux, et j'en ressentis comme un goût amer de victoire. Dès lors, je ne supportais plus qu'il la voie ou l'appelle quand je n'étais pas là. Je désirais briser leur amitié, plus que tout.

L'amour brûlant que j'avais pour Paul ne supportait aucun partage. Je l'espionnais, le traquais comme un coupable déjà condamné. Il me tromperait un jour avec Kate, j'en étais persuadée, et alors il me quitterait pour toujours. J'avais déjà dans la tête les images de leurs corps, nus et enlacés. Par moment, je retrouvais une certaine lucidité. Je culpabilis­ais, je pleurais. Je priais Paul de me pardonner. Je promettais de faire des efforts, de lui faire confiance pour que notre couple vogue à nouveau sur un lac calme et serein.

Mais je lisais dans son regard, de plus en plus souvent, de la lassitude. C'était une chose insupporta­ble. Paul et moi étions faits l'un pour l'autre. Notre amour devait avoir un goût d'éternité.

Alors, un soir, je suis allée chez Kate, pour lui demander de sortir de notre vie. Elle m'ouvrit, l'air étonné de me trouver là, sur son palier. Elle me fit entrer, et je m'installai sur le canapé. Elle nous servit un verre de vin blanc et quelques cacahuètes, que je touchais à peine. Quelques minutes passèrent sans que nous échangions un mot, le malaise était évident. N'y tenant plus, je rompis le silence. Je lui dis que je ne supportais plus sa présence auprès de Paul. Elle était envahissan­te, et je voyais bien dans son manège, qu'elle voulait me le prendre. Je laissais toute ma rancoeur, tous ces mois de souffrance s'exprimer, je lui livrais toute l'intimité de mes sentiments. C'était dur, les larmes coulaient sur mon visage et je ne cessais de m'essuyer les yeux, quand la scène devenait trop floue. Mais c'était libérateur, comme un nouveau départ.

Mais Kate a ri. Elle a ri aux éclats devant mes larmes et mon désespoir. Elle me toisait de son inébranlab­le confiance.

Et je voyais sa belle poitrine bouger sous son tee-shirt, je voyais ses jolies dents, bien blanches apparaître entre ses lèvres roses et pulpeuses, je voyais ses mains fines remettre en place ses beaux cheveux bruns.

Et plus sa beauté rayonnait, plus je me sentais laide, maladroite, comme un pantin triste et inutile assis au bord du canapé. Et une vague de haine, d'une puissance indescript­ible m'embarqua. Je voulais qu'elle se taise !

Je saisis d'un geste vif le lourd cendrier sur la table et la frappai violemment sur la tempe. Le bruit sourd de ses os se brisant sous le choc laissa la place à un silence de mort. Kate ne bougeait plus. J'ai regardé longtemps le sang couler sur sa peau douce, le long de sa joue droite, puis je suis partie.

En arrivant à la maison, je trouvais Paul dans la cuisine. Je l'embrassais tendrement, puis me blottit contre lui, respirant une dernière fois l'odeur suave de sa peau mêlée à la sensualité de son parfum. Je tentais de me remplir de ces sensations, son odeur, ses mains, ses lèvres posées sur mon cou, pour tatouer à jamais sur ma peau cette exquise intimité. Et déjà, je me demandais comment j'allais survivre sans lui.

Dans un effort surhumain, je me détachais de lui et lui racontais toute la scène. Il cria, pleura, me supplia. Et je restai là, prostrée contre le chambranle de la porte. La tête baissée, je pleurais moi aussi, réalisant l'horreur de ce que je venais d'accomplir. Mais je ne pus prononcer une parole. Lorsqu'il alla s'asseoir sur le canapé du salon, je le suivis comme un automate. J'ai regardé longtemps les larmes couler sur ses joues et je suis partie.

C'est ici que j'ai trouvé refuge. Dans ma cabane au fond des bois.

Je resserre le plaid autour de mes épaules. Vite, le regard posé sur l'étendue de verdure pour laisser divaguer mon esprit, loin de cet enfer. Mon coeur est mort. Je ne survis qu'à travers ces petits plaisirs égoïstes.

Un bruit de clé dans la serrure. Et le son d'une voix, toujours cette même voix qui retentit chaque jour à midi. Midi pile. Marthe entre dans la pièce, et le reflet de son uniforme recouvre de gris tous les murs, m'imposant une réalité intolérabl­e.

— Salut 429, c'est l'heure du déjeuner. Bon appétit.

Elle pose le plateau sur la table, me lance un regard terne et s'en va, laissant derrière elle les décombres de ma cabane. Le son métallique de la porte qui se referme résonne dans le couloir de la prison. En cet instant, ma perpétuité a l’écho du désespoir.

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