GP Racing

ALEX CRIVILLÉ CHEZ LUI

- Par Michel Turco. Photos Jean-Aignan Museau et archives MR.

Le premier pilote espagnol titré en catégorie reine ( 1999) nous a ouvert ses portes en Catalogne.

Plus jeune champion du monde 125 (1989), Alex Crivillé fut aussi le premier pilote à offrir à l’Espagne un titre en catégorie reine. Un sacre conquis après des années de lutte avec Doohan qui fit du Catalan un héros sur ses terres. Et le pionnier d’une nation qui domine aujourd’hui le sport moto.

Sobre et discrète avec ses épaisses pierres grises et ses lourdes huisseries de bois sombre, la maison où vit aujourd’hui Alex Crivillé avec Ana, sa femme, et leurs trois enfants – Alex Jr ( 10 ans), Maria ( 8 ans), Juan ( 9 mois) – semble avoir été bâtie à l’image que s’est coltiné l’ancien pilote espagnol tout au long de ses treize saisons de Grands Prix, celle d’un gentil garçon timide et taciturne. « Elle était pourtant là bien avant moi, précise le bonhomme en nous ouvrant le portail de sa propriété. Je me suis contenté de la rénover lorsque je l’ai achetée en m’installant à Taradell. » Une pelouse, des chênes séculaires et au loin, la chaîne des Pyrénées sur laquelle, en cette fi n de décembre, la neige vient de déposer son premier manteau blanc. Flash- back, circuit de Jerez, 3 mai 2002. Les yeux remplis de larme et la voix chevrotant­e, Alex Crivillé offi cialise sa retraite sportive pour raison de santé. Sur ce même circuit où trois ans plus tôt l’accident de Mick Doohan lui avait ouvert la voie du titre de champion du monde 500, l’Espagnol s’éclipse, à reculons, par la petite porte. « Mes problèmes ont commencé dès les mois qui ont suivi mon titre, se souvient Alex. Je ne me sentais pas très bien, et pour fi nir, lors d’une séance de tests en Australie en février, je suis tombé dans les pommes. J’ai commencé à consulter tout un tas de docteurs, aucun ne trouvait ce que j’avais. Ils me disaient que c’était la pression du titre de champion du monde, que j’étais peut- être fatigué par tous ces voyages... Ils me disaient de ne pas m’inquiéter, que tout allait rentrer dans l’ordre. Je suis même allé jusqu’au Canada rencontrer un professeur renommé. Lui a évoqué les séquelles d’un accident que j’avais eu en 1990 avec Roth, lors de ma première saison en 250. J’avais fait un gros K.- O. et j’étais longtemps resté avec un oeil aveugle et l’autre qui voyait en noir et blanc... C’est le genre de truc qui peut ressurgir à un moment ou un autre. » Aujourd’hui, Alex Crivillé affi che une forme étincelant­e. Problèmes de santé oubliés, il se consacre à la salle de sport qu’il co- gère avec un associé, et surtout au cheval, son autre grande passion. « Je fais pas mal d’épreuves d’endurance, explique- t- il. Et comme je possède des chevaux, cela me prend beaucoup de temps. » La moto,

À 19 ANS, IL DEVIENT LE PLUS JEUNE CHAMPION DU MONDE DE L’HISTOIRE DES GP

il en fait encore dans les collines, avec ses machines d’enduro et de trial. « Je participe aussi à des opérations avec AMV, je donne des conseils à ceux qui viennent m’en demander, je regarde aussi les GP à la télé après les avoir longtemps commentés et je suis toujours d’un oeil ce qui se passe en Espagne. » Ami d’Emilio Alzamora et proche de Santi Hernandez qui fut un temps son technicien suspension­s, Crivillé est par ailleurs devenu un fan de Marc Marquez, et d’Alex Rins qu’il voit, lui aussi, comme un futur grand. Lorenzo et Pedrosa ? « Avant, on parlait ensemble quand on se croisait. Aujourd’hui, je n’ai plus trop de contact, on dirait qu’ils ont pris la grosse tête, ils se prennent pour des stars. » Premier champion du monde 500 espagnol de l’histoire, Crivillé, lui, n’a jamais eu le melon. Il fait pourtant à jamais fi gure de héros pour les siens.

COUP D’ESSAI, COUP DE MAÎTRE

Il est celui qui a montré la voie, celui qui, en 1992, sur le circuit d’Assen, offrit à l’Espagne sa première victoire en classe reine. « Les gamins d’aujourd’hui ne savent pas trop qui je suis, s’amuse Alex. C’est plutôt leurs parents qui veulent faire une photo avec moi quand ils me croisent. » Né le 4 mars 1970, le futur champion du monde 500 fait preuve, dès son plus jeune âge, de réelles aptitudes pour le pilotage moto. Pourtant, même si l’Espagne vibre de passion pour les deux- roues, son père n’est pas très chaud pour qu’il défi e les lois de l’équilibre. C’est d’ailleurs Josep, le frère aîné pilote à ses heures, qui contrefait la signature paternelle pour que le cadet puisse participer aux sélections du Critérium Solo Moto. À 16 ans, Alex remporte cette compétitio­n au guidon d’un 80 Honda. Nous sommes en 1986 et l’usine Derbi qui le repère lui permet dès l’année suivante de faire ses débuts dans le championna­t d’Europe des 80 cm3. Il s’y classe troisième, tout en marquant des points aux deux Grands Prix qu’il dispute. En 1988, le prodige catalan termine vice- champion du monde derrière l’indétrônab­le Aspar Martinez et décroche un billet pour la catégorie 125 avec une JJ Cobas. Coup d’essai, coup de maître. Vainqueur de cinq Grands Prix sur douze, il s’offre, à 19 ans, son premier titre mondial. Un succès historique qui fait de lui la nouvelle idole du sport moto espagnol, et le plus jeune champion du monde de l’histoire des Grands Prix. « Ça m’est tombé dessus, je ne m’y attendais pas, avoue Alex. Cobas avait fait sa partie- cycle et acheté un moteur chez Rotax. Je me suis senti tout de suite à l’aise sur cette moto. Au Japon, pour la première course, je m’étais pourtant cassé une clavicule. J’ai dû me faire opérer, mais

« CETTE VICTOIRE A ÉTÉ UN DÉCLIC. J’AI COMPRIS QUE JE POUVAIS LE FAIRE »

deux semaines plus tard, je gagnais en Australie. C’est comme ça que je me suis retrouvé en route pour le titre. » En 1990, Crivillé passe en 250 avec le team Yamaha Agostini aux côtés de Luca Cadalora. « Je n’arrivais pas à piloter la moto et j’étais tout le temps par terre » , résume l’Espagnol. Onzième du championna­t, il revient l’année suivante auprès de Cobas qui a fabriqué un nouveau cadre autour d’un moteur de 250 Honda RS Kit. La machine est perfectibl­e et Alex se fait régulièrem­ent voler la vedette par des garçons comme Loris Capirossi ou Doriano Romboni, eux aussi issus de la catégorie 125. « Le châssis était super, même si j’avais du mal à cerner ses limites. En revanche, le moteur manquait vraiment de chevaux pour jouer avec les meilleurs. » Devant la diffi culté d’obtenir une 250 Honda NSR offi cielle pour la saison suivante, Sito Pons, qui est passé du statut de pilote à celui de team manager, décide de lancer son jeune poulain dans la catégorie 500. À 22 ans, Crivillé fait ses débuts dans la classe reine sans l’ombre d’un complexe. Alors que personne ne croit réellement en ses chances, il monte sur son premier podium dès sa troisième course en Malaisie. Plus fort encore, il remporte son premier Grand Prix 500 aux Pays- Bas, sur le circuit d’Assen. Même s’il profi te ce jour- là du forfait de Mick Doohan, grièvement blessé aux essais, ainsi que de l’accrochage entre Eddie Lawson et Kevin Schwantz, Alex Crivillé rentre alors dans le cercle très fermé des pilotes vainqueurs d’un Grand Prix 500, et s’impose aux yeux de tous comme un futur candidat au titre mondial. « Je sais que j’ai eu de la chance ce jour- là, reconnaît l’ex- pilote Honda. Mais cette victoire a été pour moi un déclic. J’ai compris que je pouvais le faire, que les pilotes européens n’avaient pas à rougir face aux Américains et aux Australien­s. J’ai alors commencé à travailler comme eux en allant régulièrem­ent rouler sur la piste en terre de Kenny Roberts à Barcelone. J’avais une moto de cross avec un slick à l’arrière pour apprendre à contrôler la dérive avec la poignée de gaz et petit à petit, j’ai réduit la seconde qui me séparait des meilleurs. » Huitième du championna­t, il ne fait toutefois pas mieux en 1993. Ses relations avec son team manager se détérioren­t, et le très renfermé pilote espagnol semble perdre confi ance en lui. Aussi, l’offre du HRC de l’incorporer au sein du team offi ciel tombe- t- elle à point nommé. En 1994, Alex Crivillé devient le coéquipier de Mick Doohan. Durant cinq ans, jusqu’à la retraite de l’un et le titre de l’autre, les deux hommes vont partager le même box. Une cohabitati­on qui apportera beaucoup à l’Espagnol mais qui sera aussi une énorme source de frustratio­n, tant l’Australien n’aura de cesse de maintenir

« AU DÉBUT, J’AVAIS DE BONNES RELATIONS AVEC DOOHAN »

sur son jeune coéquipier un ascendant psychologi­que dévastateu­r. Redoutable sur la piste, Mick Doohan l’est tout autant dans les stands et dans le paddock par la pression qu’il exerce en permanence sur son entourage. Si l’un est un requin féroce, l’autre est un gentil garçon qui ne sait jamais dire non à personne, pas plus aux journalist­es espagnols en manque de confession qu’aux afi cionados en quête d’autographe­s. « Au début, j’avais de bonnes relations avec Mick, on s’entraînait ensemble et j’ai beaucoup appris de lui. Il était très exigeant envers lui- même, sa préparatio­n physique était incroyable. Mais plus j’ai réduit l’écart en termes de chrono, plus il s’est éloigné de moi. À la fi n, nous étions deux adversaire­s dans le même garage. Question pilotage, je l’ai vu faire des trucs hallucinan­ts. À Phillip Island, il était capable de passer dans le virage numéro 5 gaz en grand en dérive des deux roues. C’était juste époustoufl ant. » En 1994, Alex Crivillé monte sur le podium à trois reprises en se classant troisième en Autriche, aux Pays- Bas et en France. Il termine sixième d’un championna­t à l’issue duquel Mick Doohan décroche son premier titre de champion du monde. La saison 1995 commence plutôt bien pour l’offi ciel Honda qui monte sur le podium des deux premiers Grands Prix en Australie et en Malaisie. À chaque fois, Alex termine derrière Mick Doohan et Darryl Beattie. Il chute à Suzuka mais retrouve le podium à Jerez deux semaines plus tard. Deuxième aux Pays- Bas, troisième à Donington, Crivillé commet peu d’erreurs et parvient à se hisser à la quatrième place du championna­t du monde. La progressio­n continue en 1996, mais Mick Doohan demeure intouchabl­e. Le champion du monde remporte huit GP, alors qu’Alex ne s’impose qu’à deux reprises, en Autriche et en République tchèque. Vice- champion du monde en fi n de saison, on se dit que 1997 sera l’année du Catalan. Hélas, une chute aux Pays- Bas, sur le circuit où il s’était offert son premier succès en 500, va ruiner tous ses espoirs. Main détruite ( voir p. 94), il doit observer deux mois d’arrêt. Aux problèmes physiques s’ajoute le décès de son père qui l’affecte cruellemen­t...

À 29 ANS, CRIVILLÉ DEVIENT LE ROI DE LA 500

Malgré toutes ces diffi cultés, Alex attaque la saison 1998 avec une déterminat­ion toujours plus forte. Mais, alors qu’il dispute le titre avec Mick Doohan et Max Biaggi, l’Espagnol se fait percuter au premier virage du Grand Prix de Catalogne. À trois courses de la fi n du championna­t, cet incident lui ôte toute chance de coiffer la couronne mondiale qui échoie une fois de plus à son coéquipier. Les deux premiers Grands Prix de la saison 1999 tombent dans l’escarcelle de la Suzuki de Kenny Roberts. Puis c’est le GP d’Espagne et son terrible coup de théâtre. Mick Doohan se blesse grièvement aux essais libres et laisse ses adversaire­s seuls en piste. Débarrassé de son encombrant coéquipier, Alex Crivillé enchaîne quatre victoires de rang à Jerez, au Ricard, au Mugello et à Barcelone. Malgré un poignet cassé en Australie, il décroche le

titre mondial à Rio. « On a dit que je l’ai obtenu parce que Mick n’était plus là, mais on oublie de préciser que j’avais fi ni devant lui en Malaisie et que c’était moi le plus rapide quand il s’est blessé. Durant les essais hivernaux, j’avais réalisé les mêmes chronos que lui. Cette année- là, j’étais prêt pour le titre. » Qu’importe la manière, à 29 ans, Alex Crivillé offre à l’Espagne son premier titre de champion du monde en classe reine. Élevé au rang de héros national, reçu par le roi, le pilote Honda doit alors faire face à une médiatisat­ion qui le dépasse littéralem­ent et dont il ne ressortira pas indemne. Durant l’hiver qui suit, il est victime de mystérieux malaises que son entourage essaie de minimiser. Lors des tests Irta en Australie, le nouveau champion du monde doit rentrer précipitam­ment à Barcelone pour passer une batterie d’examens médicaux. Pression psychologi­que trop forte ou dépression post- titre ? Une chose est sûre, la saison 2000 n’annonce rien de bon. Après avoir atteint l’objectif qui, depuis dix ans, monopolisa­it toute son énergie, Alex Crivillé n’est plus que l’ombre de lui- même. L’Espagnol ne remporte qu’un seul Grand Prix, au Mans, et termine péniblemen­t à la neuvième place du championna­t. Le ressort est bel et bien cassé. En 2001, Alex s’enfonce encore un peu plus. Il ne monte qu’à deux reprises sur le podium. « Honda m’a alors demandé de mettre un terme à ma carrière. Je n’avais pas envie de fi nir comme ça, et puis D’Antin et Yamaha m’ont proposé un guidon. J’ai signé un pré- contrat, mais après des premiers tests prometteur­s à Valence, j’ai fait un nouveau malaise à Almeria. J’ai alors compris que je devais passer à autre chose. Finalement, ce fut plutôt une bonne décision car sinon je n’aurais jamais récupéré la moto de mon titre. » Dans le petit musée attenant à sa maison, la 500 NSR trône fi èrement au milieu d’une poignée de machines avec lesquelles le Catalan a écrit les plus belles pages de son histoire. La MBX du Critérium Solo Moto, la Derbi 80, la 125 JJ Cobas... « Je viens régulièrem­ent les voir, mais je n’éprouve aucune nostalgie. Je sais qu’une partie de mon existence est là, entre ces murs. C’est celle qui me permet de vivre aujourd’hui heureux avec ma femme et mes enfants. »

APRÈS AVOIR ATTEINT SON OBJECTIF, ALEX N’EST PLUS QUE L’OMBRE DE LUI-MÊME

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