«Beefy» chez lui en Belgique ...
Chef mécanicien de Cal Crutchlow et responsable technique de l’équipe Honda LCR, Christophe Bourguignon compte parmi les grandes figures du championnat MotoGP. Nous lui avons rendu visite, dans son antre belge.
Le responsable technique Honda nous a reçus.
« AVEC CE QU’EST DEVENU LE CALENDRIER MOTOGP, JE N’AI GUÈRE LE TEMPS DE SOUFFLER »
Quand on a grandi dans les Ardennes, la campagne de Jodoigne n’est pas forcément le coin le plus charmant de ce petit pays qu’est la Belgique. C’est pourtant là, à mi- chemin entre Bruxelles et Lièges, que la vie a conduit Christophe Bourguignon à s’installer pour vivre avec sa femme Sophie et ses deux fi lles, Marie et Jeanne. C’était il y a un peu plus de vingt ans. « Je suis tombé par hasard, en me promenant, sur cette ancienne ferme qui était à vendre, raconte le gaillard, né à Liège le 9 août 1968. J’ai fait une offre, elle a été acceptée. C’est vrai que le coin est un peu plat, mais bon, on est au calme, et pour Sophie, l’endroit était commode. » Et puis il y a de la place pour Jack le chat, Only le chien et Holala le cheval des fi lles. « Maintenant qu’elles sont à l’université, c’est moi qui m’en occupe quand je rentre à la maison. » Peut- être qu’un jour, Christophe et Sophie mettront le cap sur le sud de la France, du côté de Vacqueyras, là où le responsable technique de l’équipe Honda LCR s’est offert des vignes avec des copains. « Ça me permet de récupérer tous les ans quelques bouteilles » , assure en se marrant le chef mécanicien de Cal Crutchlow au moment de passer aux fourneaux. Adroit pour mettre au point la Honda RC213V du pilote britannique, Christophe l’est tout autant quand il s’agit de régaler ses convives. « J’aime bien faire la cuisine, confesse- t- il. Ça me relaxe. » Des moments de détente de plus en plus rares pour celui qui a vu ses tâches se multiplier au fi l des saisons. « Mon travail est devenu plus complexe, et puis l’équipe a grossi. » Quand il a débarqué dans le team LCR en 2008 avec Randy de Puniet, la structure de Lucio Cecchinello n’avait en effet rien à voir avec ce qu’elle est devenue aujourd’hui.
LE PREMIER À METTRE LES MAINS DANS LE CAMBOUIS
C’est comme ça qu’au fi l des ans, de chef mécanicien, Christophe est devenu responsable technique de l’équipe B du HRC. « Nous faisons courir deux pilotes mais nous n’avons pas les moyens d’un team offi ciel. On a un petit groupe, sans coordinateur, sans responsables des pièces détachées... C’est moi qui gère tout l’aspect technique, du contact avec les fournisseurs à la gestion des mécaniciens, en passant par l’organisation des séances d’essais, le suivi des relations avec nos partenaires techniques... Durant un week- end de Grand Prix, je suis l’ingénieur de piste de Cal, et puis quand je rentre à la maison, je m’occupe des commandes de pièces, j’envoie les carénages à la peinture, je supervise la gestion du prochain déplacement avec les vols, les réservations d’hôtel et de voiture. Et puis bien sûr, je rédige mon rapport pour le HRC. Ce travail d’analyse post- Grand Prix est très important car il nous permet de comprendre beaucoup de choses. On s’intéresse à des détails qu’on n’a pas le temps de décrypter pendant le week- end. Ensuite, je commence à préparer le Grand Prix d’après, j’essaie de revoir la course de l’année précédente, je ressors les chronos et je me replonge dans les diffi cultés qu’on a pu rencontrer... Avec ce qu’est devenu le calendrier MotoGP, je n’ai guère le temps de souffl er. » Quand il débarque sur un circuit le mercredi, Christophe est le premier à mettre les mains dans le cambouis pour décharger le camion et installer le garage. Le soir, il est souvent 23 heures quand il termine de bosser. Et quand il rentre à l’hôtel, il est de coutume qu’il ressorte son ordinateur ou les feuilles de temps de la journée. « J’aime bien analyser ce qu’ont fait les autres quand je me retrouve au calme, précise- t- il. Souvent, je mets le réveil un peu plus tôt le matin pour m’y replonger avec les idées claires. » Le virus de la course, le responsable technique du team Honda LCR l’a contracté tout gamin. « Mon père courait en voiture, en courses de côte. Il a été champion de Belgique, c’est lui qui m’a transmis la passion des sports mécaniques. À 5 ans, je roulais avec un petit Italjet. Chaque village avait son pilote de motocross. J’ai donc couru en amateur, en Junior et aussi en inter. » À 17 ans, Christophe passe du guidon à la clef de dix. Côté études, il bricole, se cherche sur la voie de la kinésithérapie avant de s’orienter vers l’électromécanique. Mais c’est le terrain qui l’intéresse avant tout. « À cette époque, quand tu courais en cross, tu faisais toi- même ta mécanique. Quand j’ai arrêté de piloter, je me suis mis à préparer les motos des autres. » Il commence avec Eddy Seel, puis enchaîne avec Axel Holvoet. En 1991 et 1992, il écume les circuits de GP aux côtés
de Marnicq Bervoerts. C’est quand le pilote belge signe chez Kawasaki Angleterre que Christophe donne un tournant à sa carrière professionnelle. « Sylvain Geboers était alors le patron de Kayaba Europe. Il cherchait un technicien suspensions sur les Grands Prix de vitesse, et il m’a proposé du boulot. Je n’y connaissais rien, mais travailler pour une marque japonaise comme Kayaba était pour moi une belle opportunité professionnelle. C’est comme ça que je me suis retrouvé, en février 93, aux tests IRTA de Jerez, dans le garage du team Suzuki Lucky Strike, avec Kevin Schwantz et Alex Barros. » Arpette d’un technicien japonais, Christophe découvre alors son nouveau
métier. « Mon expérience du motocross m’a été utile, et puis je 1 suis aussi parti un mois au Japon, en schooling. On s’occupait du team Suzuki 500, mais aussi des 250 du team Tech3, de la 125 Honda de Raudies, des Gilera... » L’année suivante, Christophe devient responsable des suspensions Kayaba sur les Grands Prix de vitesse. Son pilote vedette s’appelle Kevin Schwantz. C’est le Texan qui va l’affubler du surnom qu’il porte encore aujourd’hui. « On est vite passé du boeuf bourguignon à Beefy » , se souvient le Belge. Kevin, comme d’ailleurs Daryl Beattie qui débarquera chez Suzuki en 1995, conserve une place à part dans son coeur : « On a vécu des choses fortes, et on s’est aussi bien marrés.
« CE QUI SE PASSAIT AUX GP RESTAIT AUX GP »
À cette époque, la vie sur les Grands Prix n’avait rien à voir avec ce qu’elle est devenue. On vit désormais dans un monde beaucoup plus discipliné, avec moins de fantaisie. Il y a plus d’argent, les pilotes sont plus exposés... Ils ne peuvent plus se permettre le moindre excès. Dans les années quatre- vingt- dix, lorsque les Américains et les Australiens faisaient encore la loi, nous vivions tous comme de grands ados. On s’éclatait dans notre boulot, on faisait de la moto, on faisait la fête... Quand on partait trois semaines en Australie pour faire des tests, on vivait entre nous, on ne se quittait pas. Et puis ce qui se passait aux Grands Prix restait aux Grands Prix (!). » Avec Kayaba et Suzuki, Christophe se frotte à une ribambelle de pilotes : Russell, Kagayama, Gobert, Fujiwara, Aoki... Au sein de Tech3, il se lie avec Olivier Jacque. « On a un peu fait nos armes ensemble, dit Beefy. On partageait la même chambre d’hôtel. » Il n’aura cependant pas le plaisir d’accompagner Olivier au titre
de champion du monde. En 2000, il quitte Kayaba pour rejoindre Öhlins. « Je me suis alors retrouvé rattaché au team Yamaha Red Bull de Peter Clifford. À la fi n de la saison 2001, Hamish Jamieson quittait son job de chef mécanicien auprès de Garry McCoy. Le samedi soir du Grand Prix de Valence, Peter m’a proposé de le remplacer. J’avais jusqu’au warm up pour donner ma réponse. Je n’ai pas hésité très longtemps. » Un an et quelques victoires plus tard, Christophe plonge avec Clifford dans l’aventure WCM et la construction de cette fameuse machine équipée d’un cadre Harris et d’un moteur dérivé de celui de la Yamaha M1. « Ce fut une formidable expérience, estime Beefy. Je me suis chargé d’organiser la base du team en Belgique. Les locaux, les camions, la construction de la moto avec Harris... Cette année- là, j’ai bossé 355 jours sur 365, dont une centaine en Angleterre. On n’a pas eu de résultat, mais techniquement et humainement, c’était un super projet. » Fin 2003, Christophe Bourguignon rebondit chez Kawasaki avec Harald Eckl. « Il m’a proposé de m’occuper d’Alex Hofmann, j’ai dit oui à condition d’emmener mes gars avec moi, Manu, Stewart, Tim et Daniel. » Ce qui n’a pas posé de problème. Après Hofmann, ce sera de Puniet, pilote qu’il suivra un peu plus tard chez Lucio Cecchinello. « Fin 2007, l’ambiance s’était pas mal détériorée chez Kawasaki. Il y avait des discussions pour remplacer Randy par West... Quand Lucio m’a proposé de venir avec lui dans son équipe, je me suis dit que ça valait le coup de tenter l’aventure, même si sur le papier, quitter un team offi ciel pouvait paraître hasardeux.
« C’EST AVEC CETTE MOTO QUE TU VAS FAIRE UN PODIUM »
Quand je vois ce qui s’est passé ensuite chez Kawa, je ne l’ai bien évidemment pas regretté. Je reste persuadé que si certains n’avaient pas fait n’importe quoi là- bas, en oubliant qu’ils travaillaient pour une usine, Kawasaki serait toujours en MotoGP et jouerait devant avec Honda, Ducati et Yamaha. Il y avait tout dans cette équipe pour faire de super résultats. » Cette année, Christophe Bourguignon attaque sa douzième saison aux côtés de Lucio Cecchinello, un patron dont il est devenu l’homme de confi ance. Il faut dire que plus d’une fois, le technicien belge aurait pu s’en aller rejoindre une équipe offi cielle. « J’ai été sollicité à plusieurs reprises par Honda comme par Yamaha, confi e Beefy. J’ai eu de belles opportunités mais j’ai toujours privilégié la partie humaine, l’argent n’a jamais été ma priorité. C’est sûr qu’en travaillant dans une équipe offi cielle, j’aurais eu la vie plus facile et une charge de travail moins importante. Mais Lucio m’a toujours fait confi ance et ce, depuis qu’Éric ( Mahé) m’a demandé d’aller le voir à l’été 2007, à Brno. On se connaissait un peu car je travaillais à ce moment- là pour Öhlins, je m’étais occupé de ses suspensions. Je me souviens avoir tout de suite aimé sa vision de la course. Et puis, n’oublions pas que nous avons quand même le soutien de Honda. Même si nous sommes une équipe indépendante, j’ai l’assurance de disposer d’un matériel performant tout au long de la saison. » À cinquante balais, Christophe fait aujourd’hui partie des anciens. Ceux de la vieille école, ceux qui ont appris sur le tas. « J’ai la chance d’avoir travaillé avec de super techniciens qui m’ont énormément appris. Je pense à Guy Coulon, Stuart Shenton, Hamish Jamieson... Un responsable suspensions est la personne la plus proche du chef mécanicien. En dix ans, j’ai côtoyé les meilleurs et je les ai vu travailler. Je sais quand on a un petit ou un gros problème, je sais quand il faut faire ou pas de gros changements sur la moto.
« JE SUIS UN CHEF D’ORCHESTRE QUI DOIT AVOIR LES BONS MUSICIENS POUR QUE LA MUSIQUE SOIT BELLE »
J’ai appris à évaluer les diffi cultés quand elles se présentent. Je sais fi ltrer les commentaires de mon pilote, je sais lui dire : “Non, là on ne touche plus à rien, c’est avec cette moto que tu vas faire un podium.” Mais je suis néanmoins conscient que sans l’expérience que j’ai acquise, il me serait aujourd’hui impossible de trouver un boulot comme le mien. Les gars qui arrivent à présent dans ce paddock ont pratiquement tous fait des études d’ingénieur. Je suis pourtant convaincu que ce n’est pas le plus important pour occuper les fonctions qui sont les miennes. Un chef mécanicien a besoin d’être assisté de personnes compétentes, de spécialistes pour chaque poste : moteur, suspensions, cadre, électronique... Mais pour gérer un week- end de Grand Prix, diriger les hommes et s’occuper du planning, il ne faut pas être ingénieur. Il faut avoir de l’expérience et être capable d’imaginer ce dont ton pilote a besoin. Je suis un chef d’orchestre qui doit avoir les bons musiciens pour que la musique soit belle. » Même si Takeo Yokoyama et Alberto Puig viennent régulièrement puiser parmi les techniciens du team LCR pour renforcer l’équipe Honda Repsol, Christophe Bourguignon s’efforce d’année en année de conserver un groupe cohérent et performant. Les résultats sont là. Malgré la sale blessure à la cheville que lui a valu sa chute aux essais du Grand Prix d’Australie en octobre dernier et l’a contraint à de longs mois d’inactivité, Cal Crutchlow est parvenu à se hisser sur le podium dès la première course de la saison au Qatar.
AVEC L’ARRIVÉE DE MARQUEZ, LA HONDA S’EST RADICALISÉE
Il faut dire qu’avec le pilote britannique, Beefy s’est trouvé un sacré soliste. « Cal, c’est un pilote à l’ancienne. Il me rappelle Kevin et Daryl, ou encore Garry McCoy, il a du charisme et partage beaucoup de choses avec l’équipe au- delà de la moto. Il est toujours reconnaissant envers notre travail. Il m’envoie régulièrement des textos pour me le dire... On attaque notre cinquième saison ensemble, on se connaît et on se comprend bien. Et puis bien évidemment, c’est plus motivant et plus facile de générer de l’énergie quand tu travailles avec un pilote performant et motivé. » Si tout n’est pas toujours simple avec Honda, Christophe se félicite aussi de ses bonnes relations avec les ingénieurs japonais. « Ils nous écoutent, ils sont attentifs à nos problèmes et prennent en compte nos idées. Il y a une bonne synergie entre nous. » Cette année, le départ à la retraite de Dani Pedrosa et le recrutement de Jorge Lorenzo ont toutefois changé la donne du côté du HRC. « Les Japonais font de gros efforts pour que Lorenzo parvienne à gagner avec la RCV, explique Beefy. Pour l’instant, ça leur coûte de l’argent et de l’énergie, mais je suis certain que ça va payer. La moto évolue énormément, et quoi qu’il en soit, quand tu essaies de nouvelles choses, que ce soit positif ou négatif, tu engranges de l’expérience qui te profi tera à un moment ou un autre. » Depuis 2008, Christophe a suivi de près l’évolution de la RC213V. Pour lui, c’est quand Stoner était là, en 2011 et 2012, que cette moto était la plus polyvalente. Bradl en avait d’ailleurs bien profi té. Avec l’arrivée de Marquez, la Honda s’est radicalisée. « On le sait, Marc est un pilote qui fait la différence en entrée de virage. Il freine fort et tard sur l’angle. À une époque, il était impossible qu’un autre pilote puisse utiliser ses réglages. Il a fi ni par en trouver les limites et il est, depuis, revenu à quelque chose de moins extrême. Cal a dû s’adapter aux spécifi cités de la Honda, mais il a aussi permis aux ingénieurs de recentrer un peu la moto. Il faut dire que Dani était aussi un pilote très atypique à cause de son poids. » Avec Marquez, Lorenzo et Crutchlow, les ingénieurs du HRC ont désormais un trio complémentaire en termes de pilotage et de réglages. « Je pense qu’on devrait pouvoir faire une belle saison » , conclut Beefy. De quoi entretenir le feu et la passion pour quelques années encore.